Présentation

Fasciné par les mécanismes d’oppression, Kubrick a fait de la guerre un sujet majeur de son œuvre. Les séquences proposées manifestent la cohérence de sa vision de l’armée comme un dispositif de déshumanisation.

Proposition d’activité
Relever les compositions géométriques exprimant la soumission de l’individu à l’ordre militaire.





Docteur Folamour (1964) ou le fantasme eugéniste

Pris de folie, un général américain lance une offensive nucléaire sur l’URSS et la Guerre Froide se réchauffe, à force de virtualisation des opérations militaires. C’est « enfin » l’heure de l’Apocalypse nucléaire et littéralement, le Docteur Folamour sort de l’ombre de la salle de guerre du Pentagone en actionnant les roues de son fauteuil roulant pour révéler sa véritable nature, drolatique autant que maléfique (satire oblige). Avec son costume noir, ses lunettes de soleil opaques et ses gants de cuir, son aspect physique répond à l’habituelle représentation expressionniste du thaumaturge infernal, mû par une inextinguible volonté de puissance. À l’arrière-plan, derrière lui, la carte du monde, rétroéclairée comme une sorte de projection fantasmatique, trahit le désir de conquête de tous ceux qui sont rassemblés ici. Les trois officiels qui écoutent sa prophétie eugéniste, baignent dans une lumière qui évoque irrésistiblement le dispositif d’une salle de cinéma : spectateurs attentifs assis au premier rang devant un faisceau lumineux perçant une salle plongée dans l’obscurité, le général Turgidson, le Présidend Muffley et son conseiller assistent effectivement à un spectacle qui les captive. L’alternance entre ces deux plans (champ sur Folamour / contrechamp sur son auditoire), rythme toute la séquence, afin de montrer comment le discours démentiel du savant fou agit sur eux au point de les convaincre définitivement.

Tout à son idéal de « table rase », le bon Docteur maîtrise de moins en moins sa diction : l’accent germanique est de plus en plus prononcé et culmine en un lapsus révélateur (« Mein Führer » au lieu de « Monsieur le Président »), qui renseigne évidemment sur son passé, évoquant les transferts de scientifiques en direction des pays victorieux après la chute du Troisième Reich. De même que sa parole, son corps se libère progressivement et traduit les manifestations autodestructrices du personnage, dont le bras mécanique s’autonomise de manière burlesque et semble agir indépendamment de sa pensée (tentative d’auto-étranglement, morsure comme défense), en autant de symptômes qui annoncent la destruction finale, suite au déraillement du protocole guerrier qui se retourne contre ses concepteurs et ses leviers humains.

Alors les champignons nucléaires s’enchaînent à l’écran sur une musique douce, comme dans une comédie musicale, où les images d’explosions prennent un aspect féérique, irréel et fortement sexué. Extase de la solution finale et dualité de l’homme selon Kubrick ; « fol amour » du genre humain, qui ne peut entretenir de relation avec le monde sans éprouver le désir de l’anéantir.




Barry Lyndon (1975) et la Guerre de Sept Ans

Dans la longue et picaresque trajectoire de l’intrigant Barry, la Guerre de Sept Ans (1756-1763) fait l’objet d’une scène aussi courte que remarquable.

La séquence s’ouvre sur un lent et cérémonieux mouvement de traveling latéral combiné à un effet de zoom arrière, qui dévoile la progression de soldats britanniques sur le champ de bataille, face à leurs ennemis français. Tout en componction et en ironie, le commentaire en voix off précise que cette rencontre « bien qu’omise par l’Histoire, fut mémorable pour les participants ». Cependant, le spectateur assiste à un fait d’armes pour le moins curieux, voire saugrenu. En effet, ce que l’on nous montre alors, ce ne sont pas des hommes qui s’affrontent, mais de véritables petits soldats de plombs bien alignés et presque tous identiques, qui avancent au pas, comme synchronisés par le son des fifres et des tambours. Lorsque crépitent les mousquets, certains tombent avec l’impassibilité d’un domino, sans entamer la bonne marche de l’exécution – celle du protocole militaire. La mécanique de ce qui s’apparente à un limonaire guerrier, commandé par une voix invisible et mû par les engrenages du devoir intégré (qu’amplifient les travelings récurrents), ne saurait s’enrayer pour quelques pièces en moins, inanimées par essence. En effet, la composition des plans (qui privilégie la ligne mouvante sur la singularité de ceux qui la composent) ne cesse de réaffirmer la même idée : le soldat n’est autre qu’un automate programmé pour la mort, laquelle est strictement codifiée par la société et ses institutions.

Dans Barry Lyndon, le champ de bataille n’est même pas le théâtre de la boucherie attendue : la guerre est vue comme une activité ritualisée, et esthétisée par le dressage machinique des corps. Presque une danse de salon, un carrousel virtuellement létal.



Full Metal Jacket (1987) : la bombe humaine

Le premier segment de Full Metal Jacket est entièrement consacré à la formation des jeunes recrues du corps d’élite des « Marines ». L’objectif de l’entraînement, tel qu’il est formulé par le sergent instructeur, consiste à transformer chaque homme en une machine de guerre. Il s’agit de « tuer l’individu » pour ne pas qu’il serve de cible à l’adversaire, et de faire en sorte que chaque soldat n’existe qu’en tant que partie d’un tout, qu’en tant que membre du bataillon.

Cette idée, Kubrick la décline visuellement dans toute la séquence de « la prière des Marines ». Chaque plan est en effet composé sur une ligne de fuite qui démultiplie des unités formelles et factuelles identiques : maniement synchronisé des armes, intensification de la symétrie spartiate de l’ameublement du dortoir, placement des hommes en quinconce sur les lits superposés, duplication du haut et du bas, etc. Si bien que le spectateur semble assister à la mise en abyme d’un seul et même personnage, qui serait comme reproduit à l’identique jusqu’au fond de l’image.

Ainsi, la mise en scène elle-même énonce plastiquement la teneur de cette prière particulière : l’homme et l’arme ne font plus qu’un, horizon idéal de l’instruction militaire et stade ultime de la réification, qui prend ici la forme d’une véritable eucharistie profane (« Ceci est mon corps, ceci est mon arme »).