À bout de course de Sidney Lumet (1988)
Le jeune Danny Pope (River Phoenix) mène une existence de cavale perpétuelle à travers les États-Unis parce que ses parents sont d’anciens activistes recherchés par le FBI. En effet, au début des années soixante-dix, Arthur et Annie Pope ont fait exploser un laboratoire où l’on fabriquait du napalm, pour protester contre la guerre du Vietnam. Cette action militante a malheureusement causé la cécité et la paralysie du gardien de l’endroit, qui n’aurait pas dû se trouver sur les lieux au moment de l’explosion. Depuis lors, la famille de Danny vit dans la clandestinité et se voit contrainte de changer de ville dès que les autorités retrouvent leur trace.
Loin de s’être remis en cause à la suite de l’accident dans le laboratoire, les parents de Danny se sont au contraire barricadés derrière leurs convictions politiques, imposant à leurs deux fils un mode de vie en rupture totale avec celui des adolescents de leur génération. Au-delà des déménagements continuels qu’ils leur imposent, au-delà même de la clandestinité et de l’absence de vie sociale qu’induit leur situation, le décalage le plus violent qu’Arthur et Annie Pope font subir à leurs enfants consiste à les maintenir de force dans une époque qui n’est pas la leur. À la maison, Danny n’entend parler que de résistance au système et d’action politique, de refus de la société de consommation et de combat contre l’oppresseur capitaliste. Ultra-engagé pour ne pas dire intégriste, son père va jusqu’à prohiber le consumérisme lors des fêtes d’anniversaires, où les cadeaux ne doivent pas être achetés mais trouvés ou fabriqués avec les moyens du bord. La culture de masse fait l’objet d’un rejet tout aussi violent, à tel point que la mère de Danny, moins doctrinaire ou simplement plus humaine, doit presque se cacher pour offrir un walkman à son fils aîné, passionné de musique.
Par excès d’obstination et d’adhésion à leurs idées, les époux Pope constituent donc un anachronisme vivant en cette fin de décennie quatre-vingt, où les dogmes soixante-huitards auxquels se cramponne le père n’ont évidemment plus cours : au cœur de l’ère reaganienne, années fric et individualistes, les mouvements contestataires semblent même n’avoir jamais existé. La problématique de Danny sera donc la suivante : il s’agit pour lui de réintégrer l’époque contemporaine, sans toutefois renier sa famille. Et il va y parvenir par le truchement de la musique. Grâce à ses talents de pianiste, il se fait rapidement remarquer par le professeur d’éducation musicale de son nouveau lycée.
Madonna et Beethoven
Que fait l’enseignant lors de ce cours ? Il explique la notion de rythme, de tempo, en diffusant deux morceaux très différents et très éloignés dans le temps : un titre de variété contemporaine (Lucky Star de Madonna, 1983) et un extrait de musique classique (une sonate de Beethoven). Bien évidemment, l’extrait de musique pop emporte l’adhésion immédiate des lycéens, qui frappent dans leurs mains tandis que deux d’entre eux improvisent quelques pas de danse. Pour faire bonne figure, Danny se sent obligé de se joindre à ce moment de liesse collective. Mais pour lui, le morceau contemporain réfère à la culture de son père (qui plus tard, chante Pretty Woman de Roy Orbison et écoute Fire And Rain de James Taylor), tandis que l’extrait de musique classique (qu’il est le seul de la classe à connaître) renvoie à la formation artistique de sa mère, laquelle se destinait à être pianiste si elle n’avait fait le choix de l’activisme politique.
Le professeur n’oppose pas qualitativement les deux titres. Au contraire, il invite les lycéens à s’interroger sur ce qui distingue les deux extraits dans leur composition. De la même façon, Danny n’oppose pas l’attitude de son père et celle de sa mère ; soit donc une manière de considérer objectivement, rationnellement, deux types de musique ou deux points de vue différents (maternel et paternel) pour constater leur possible cohabitation et donc leur conciliation dans un même espace (ici, la salle de classe), en comparant les époques et les styles sans les hiérarchiser, dans le but de comprendre un phénomène.
La double culture de Danny lui permet de répondre avec justesse à la question du prof, tout en dévoilant malgré lui sa connaissance du compositeur viennois : ce qui distingue les deux morceaux musicaux diffusés, c’est « qu’on ne peut pas danser sur Beethoven », déclare-t-il timidement, ce qui permet à l’enseignant de poursuivre sa démonstration. Si effectivement on ne peut pas danser sur Beethoven, c’est parce que le rythme d’une pièce classique n’est pas constant, à la différence du rythme d’un morceau de pop/rock qui est toujours le même.
Indépendamment de sa culture musicale, Danny est par ailleurs le mieux placé pour évaluer cette différence rythmique. Car le rythme de sa vie personnelle est constant et contraint, il se répète à l’identique, seule la mélodie change : dès que sa famille est repérée par le FBI, il doit changer de ville, réintégrer un nouveau lycée, apprendre un nouveau rôle, devenir un autre constamment.
Dans la scène suivante, le professeur de musique invite Danny à venir chez lui pour jouer sur son piano Steinway, bien meilleur que celui du lycée. L’invitation est riche de sens dans la mesure où l’on sait que Danny ne dispose quotidiennement que d’un clavier d’étude portable et muet. Belle idée que celle qui consiste à passer du « muet au sonore » pour signifier la mue adolescente, l’affirmation de soi, non pas contre les adultes mais avec eux, en toute intelligence.
Pump Up The Volume d’Allan Moyle (1990)
Fraîchement débarqué dans une petite ville d’Arizona où ses parents ont été mutés, le jeune Mark Hunter (Christian Slater) est un adolescent timide et introverti, qui se cache derrière ses lunettes et préfère la lecture en solitaire plutôt que la compagnie des autres élèves de son nouveau lycée. Mais le soir venu, il s’enferme dans le sous-sol de la maison familiale qu’il a transformé en station de radio pirate, et il devient « Harry-la-Trique », un DJ gouailleur au langage cru, qui déverse illégalement sur les ondes son mal-être et le dégoût que lui inspire son époque. Très vite, tout le lycée ne parle que de lui et s’interroge sur l’identité de ce mystérieux animateur fantôme, qui trafique sa voix pour ne pas être reconnu.
En guise d’indicatif de son émission, Mark/Harry a choisi un titre de Leonard Cohen, Everybody Knows (composé en 1988 pour l’album I’m Your Man), où le chanteur canadien énumère de sa voix grave et sur un ton presque monocorde ce que « tout le monde sait » et feint d’ignorer (« Tout le monde sait que les dés sont pipés / Tout le monde les jettent avec les doigts croisés / Tout le monde sait que la guerre est terminée / Tout le monde sait que les gentils ont perdu / Tout le monde sait que le combat était truqué / Les pauvres restent pauvres, les riches s’enrichissent / C’est comme ça que ça marche / Tout le monde le sait »). La mélancolie de ce titre n’a d’égale que la désillusion du jeune animateur, représentant typique de la « Génération X » (les enfants nés dans les années 70 et 80), déconnectés des baby-boomers ayant vécu le plein emploi des Trente Glorieuses. À l’inverse de leurs parents, les « X » sont le produit de ce que certains historiens nomment « les Trente Piteuses » : ils ont connu deux chocs pétroliers, la crise, le chômage, l’arrêt de la croissance, la chute du mur de Berlin et le sida ; soit donc la fin de toutes les utopies et la permanence des lendemains qui déchantent.
Hippies et génération X
Avant de soliloquer sur le délabrement du monde et la perversion du système, Mark nourrit son iguane vert, un animal avec lequel il partage plusieurs points communs : comme le petit saurien généralement calme et se fondant dans son environnement grâce à sa couleur, Mark longe les murs de son lycée et fait tout pour ne pas se faire remarquer. Mais dès que la nuit tombe et qu’il allume son émetteur, l’ado « Jekyll » cède l’antenne à son double « Hyde », qui exhorte ses auditeurs au dessillement et cherche humblement la lumière, tout en faisant montre d’une prolixité communicative. La prise de conscience et le développement de la confiance en soi constituent en outre les principales vertus symboliques universellement associées à l’iguane – reptile on ne peut plus symptomatique donc, sur lequel la caméra s’attarde d’ailleurs pendant plusieurs secondes et en gros plan.
La diatribe d’Harry s’exerce d’abord à l’encontre de la génération de ses parents, jadis jeunes rebelles des années soixante que le temps a transformé en notables au service de l’ultra-libéralisme. Il ironise sur un couplet de la chanson Get Together de Chet Powers (« Come on people now / Smile on your brother / Everybody get together / Try to love one another right now »), célèbre hymne hippie interprété notamment par Jefferson Airplane et The Youngbloods, auquel il oppose un titre aussi concis que rageur de The Descendents, Weinerschnitzel (1985, sur l’album Bonus Fat), qui tourne en dérision la stratégie commerciale de l’opulente enseigne de hot-dog, consistant à pousser le client à la surconsommation.
Le passage du temps révèle que la démonstration musicale de Harry a fait des émules dans la réalité, et non des moindres. En effet, un an après la sortie de Pump Up the Volume sur les écrans (le 22 juillet 1990 aux États-Unis), le groupe Nirvana fait paraître son deuxième album studio, Nevermind (le 24 septembre 1991), dont le septième titre, Territorial Pissings, reprend une configuration identique : le même couplet de Get Together sert d’introduction sarcastique au morceau le plus punk et le plus court du disque, qui rappelle le titre de The Descendents. On se plaît dès lors à croire que Kurt Cobain a vu ce film et qu’il y a pensé en composant sa chanson. D’autant que Nevermind allait devenir l’étendard de la Génération X, tout comme le titre écrit par Chet Powers fut celui de la génération du Flower Power.
La verve satirique de Harry-la-Trique ne se contente pas d’impertinence ou d’irrévérence, elle se prolonge également dans l’action. Comme son père occupe un poste important dans le lycée qu’il fréquente, Mark peut avoir accès à certains documents administratifs qui lui permettent de dénoncer publiquement les pratiques condamnables qui ont cours au sein de l’établissement scolaire. C’est ce qu’il fait une première fois ici, en téléphonant au conseiller d’orientation, lequel est invité à s’expliquer à l’antenne au sujet du renvoi d’une élève, au seul motif de sa grossesse. Le malaise s’installe et les faits accablants ont tôt fait de déstabiliser le fonctionnaire, qui finit par raccrocher le téléphone sans demander son reste. Le montage alterné entre l’animateur et son interlocuteur adopte progressivement des angles de prise de vue qui construisent un champ/contrechamp « à distance », générant l’impression que les deux personnages s’affrontent dans un même espace continu. Cet effet souligne la supériorité du DJ pirate, qui utilise le média radiophonique comme vecteur de révélation, pour lever le masque sur une organisation sociale régie par l’hypocrisie, la langue de bois et les faux-semblants.
La vérité étant toujours révolutionnaire, Mark/Harry devient peu à peu le porte-parole de tous les élèves du lycée, si bien que le jeune homme réservé s’accomplira comme instigateur d’une sédition générale par ondes radiophoniques interposées.
Haute Fidélité de Stephen Frears (2000)
Quasi trentenaire, Rob Gordon (John Cusack) n’a qu’une seule passion dans la vie, qu’il cultive avec assiduité depuis l’adolescence : la musique pop/rock. Il en a même fait son métier et tient une boutique de disques à Chicago, « Championship Vinyl », réservée aux amateurs éclairés et autres collectionneurs d’éditions rares. Ses deux collègues sont tout aussi pointus que lui mais présentent des personnalités opposées : Dick (Todd Louiso) est malingre, pâle et maladivement timide ; tandis que Barry (Jack Black) est plutôt replet et arrogant, voire particulièrement enclin à étaler sa culture encyclopédique ou à éconduire un client jugé trop ignorant, donc indigne de fréquenter leur magasin.
Depuis plusieurs années, Rob vit avec Laura (Iben Hjejle), une séduisante jeune avocate. Lorsqu’elle lui annonce qu’elle le quitte, c’est un véritable séisme émotionnel pour le disquaire, qui obscurcit également l’indolente et ludique complicité qu’il entretient avec ses deux vendeurs geeks.
Une vie en vyniles
Dans cette scène, Dick rend visite à son employeur pour lui proposer une sortie dans un club afin qu’il se change les idées. Le couloir qui mène à la porte d’entrée suffit déjà à se faire une idée assez précise du profil existentiel de l’occupant des lieux. En effet, l’espace est quasiment réduit de moitié par d’imposantes étagères qui débordent d’albums vinyles méticuleusement rangés, tandis que les murs sont ornés de différentes affiches de concerts soigneusement encadrées. D’emblée, un constat s’impose avec évidence : l’appartement que Rob partageait jusqu’alors avec Laura n’a rien d’un lieu voué à la vie conjugale, mais possède au contraire tous les atours d’un véritable studiolo de la Renaissance italienne ; c’est-à-dire un genre de cabinet privé entièrement dédié à la réflexion ou à la contemplation artistique, dans lequel les princes du seizième siècle aimaient à s’isoler et dont l’aménagement reflétait la personnalité du concepteur de l’endroit. À sa façon, Rob prolonge en quelque sorte la pratique de ces illustres prédécesseurs, dans la mesure où son intérieur n’est autre que la projection de son intériorité. Quand vient l’heure du bilan et de l’examen de conscience, ce dernier prend alors naturellement la forme d’une réorganisation en profondeur d’une incroyable collection de disques, véritable livre ouvert sur le passé et la progression personnelle de son propriétaire.
Le grand chantier introspectif qu’entreprend Rob va même jusqu’à provoquer la stupeur de son collègue, lequel partage pourtant la même monomanie. La stupéfaction de Dick est marquée par un raccord dans l’axe, qui nous fait abruptement passer du couloir à l’étendue du salon, dont le sol est constellé de différentes piles d’albums que Rob s’emploie à classer non par ordre alphabétique ou chronologique, mais par ordre « autobiographique » explique-t-il, afin de percer le mystère de « l’incompréhensible » échec sentimental qu’il vient de subir…
Ce « discours de la méthode » selon Rob est interrompu par la sonnerie du téléphone, qui oblige Dick à prendre congé. À l’autre bout du fil, la mère du disquaire érudit se rassure du statut professionnel sérieux de Laura, ce qui lui épargne d’avoir à se faire du souci pour l’équilibre financier du jeune ménage. Quand la conversation prend une tournure plus embarrassante pour Rob, il s’installe alors dans le fauteuil d’écoute de son studiolo, où figure une onéreuse installation audiophile, probablement financée par le salaire de sa compagne. En d’autres termes, pour contrer les reproches et remontrances de sa mère, Rob se réfugie une nouvelle fois dans sa passion pour la musique, laquelle fonde son individualité mais occupe littéralement toute la place dans sa vie, excluant de fait une relation amoureuse durable.
Sur un mode drolatique et léger, cette séquence expose en creux la tragédie personnelle du protagoniste : la musique est ce qui le fait vibrer et avancer tout autant qu’elle contribue à le faire stagner, voire régresser. Comme le dit le fameux tube de John Miles (sur l’album Rebel, 1976, produit par Alan Parsons), « Music was my first love / And it will be my last » (« La musique fut mon premier amour / Et ce sera mon dernier »). Rob connait la chanson, mais compte bien malgré tout faire de sa relation avec Laura le plus grand « hit » de ce 33T qu’est sa vie.