Présentation

L’enjeu central de la séquence d’affrontement entre Dax et Mireau concerne la planification d’un massacre. Le jeune colonel, ex-avocat défendant d’abord des valeurs humanistes, est mis dans l’obligation d’accepter l’assaut de l’imprenable « Fourmilière » au terme d’une confrontation avec le général.

Proposition d’activité
– Relever les répliques qui témoignent de l’opposition entre le cynique de Mireau et les revendications humanistes de Dax.
– Analyser le placement des acteurs comme l’expression de ce dialogue impossible.


Un nu qui n’en démord

Pour son entrée en scène, le colonel Dax est montré dans une situation presque incongrue dans le contexte d’un film de guerre, fût-il résolument antimilitariste. En effet, on le découvre en train de faire sa toilette, torse-nu dans son abri de fortune à l’intérieur de la tranchée. Une circonstance pour le moins étonnante, qui permet cependant à Kubrick de camper immédiatement son protagoniste et de le particulariser de manière directe : Dax n’est pas un colonel comme les autres ; il dépend d’une institution (l’armée française) mais il en sera également l’impétueux contempteur, comme la suite de l’intrigue viendra le confirmer. Symptomatiquement, il apparait ainsi pour la première fois dans le film sans son uniforme (il n’a même pas terminé de le boutonner lorsqu’entre Mireau), sans donc ce vêtement réglementaire définissant une identité collective tout autant que l’appartenance à un groupe. Ce « manque de tenue » et cette « mise à nu » expriment déjà implicitement l’attitude critique et contestataire de Dax, homme droit et épris de justice, prêt à s’élever haut et fort contre l’hypocrisie et le pharisaïsme du milieu auquel il appartient pourtant.


Changement de décor

Cette séquence progresse comme un écho parfaitement symétrique à celle de l’entretien entre les deux généraux, qui ouvre le film. Ici, Mireau amorce la conversation en formulant lui aussi une remarque sur le logis de Dax : « En voilà un agréable petit abri », dit-il (exactement comme Broulard donc, qui avait vanté la décoration du luxueux intérieur de son hôte). Mais cette fois, on passe littéralement de la « tour d’ivoire » au « trou à rat ». D’ailleurs, l’échange entre les deux hommes se poursuit par une comparaison avec un rongeur d’espèce voisine, lorsque Mireau affirme « qu’il ne comprend pas ces officiers de salon qui comptent remporter la guerre depuis leur bureau et qui tremblent à l’idée de tomber sur une souris ». Ce à quoi Dax répond par une première impertinence, marquant une nette rupture avec le protocole hiérarchique : « Entre une souris et un fusil Mauser, j’opte sans hésiter pour la souris ! » En anglais (« Mouse and Mauser »), la répartie est encore beaucoup plus cinglante, puisqu’elle repose sur un effet d’assonance très prononcé, qui marque la supériorité de Dax sur le terrain du langage. Les mots de l’insolent colonel fonctionnent comme des pistolets chargés : dès lors qu’il parle, ils tirent ou envoient des pics qui font mouche, plaçant son interlocuteur dans une situation pour le moins inconfortable.


L’humain en première ligne

Lorsque les personnages reviennent dans l’abri de Dax, le commandant qui accompagne Mireau se fend d’une nouvelle comparaison animale quand il évoque les soldats de la relève qui se sont faits repérés la veille : « On aurait dit un essaim de mouches attendant d’être écrasées », affirme-t-il avant de poursuivre sur le même registre : « Ils n’apprennent pas. Ils se retrouvent toujours entassés, à essuyer les tirs. L’instinct grégaire, bassement animal », conclut-il avant d’être immédiatement corrigé par Dax : « Humain, je crois. Ne faites-vous pas la différence, Commandant ? » Comme en témoigne cette réplique adressée à un personnage très secondaire, la fonction dramaturgique de Dax, constamment réaffirmée, consiste à incarner la résistance intérieure face à l’appareil militaire réificateur.


L’armée des nombres

Le départ du commandant ouvre alors la voie à la poursuite du parallélisme avec la séquence liminaire de négociation entre Mireau et Broulard. Comme ce dernier qui avait manipulé son confrère en lui faisant miroiter une promotion qui serait revenue à un autre gradé en cas de refus, Mireau force la décision de Dax en le menaçant d’une permission forcée, « jusqu’à nouvel ordre », précise-t-il. Quand Mireau expose ensuite sa stratégie pour prendre la « Fourmilière », les pertes humaines sont ramenées à de froides données statistiques, à de vulgaires pourcentages : « 5% de tués par nos tirs de barrage. 10% de plus dans le no man’s land et 20% entre les barbelés. Ce qui laisse 65% de l’effectif une fois le plus dur passé. Rajoutons 25% parmi ceux qui prendront la colline ». Cet exposé purement comptable, qui rabaisse l’humanité à de simples quantités, dans le but d’euphémiser la boucherie qu’implique cette attaque, retrouve une formulation bien plus à même de traduire la terrible réalité via les mots de Dax, dont le calcul beaucoup plus simple replace l’individu au cœur de l’équation : « Plus de la moitié de mes hommes mourront », conclue-t-il avec peine.


Guerre de positions

Pas de champ/contrechamp ici, comme dans la séquence avec Broulard ; Kubrick opte pour un parti-pris symétriquement inverse : il filme en plans très longs, où l’on remarque que Dax et Mireau ne se font presque jamais face. Au contraire, Dax se repositionne constamment pour littéralement tourner le dos à son supérieur. Cette attitude de « dos tourné » évolue en un affrontement à distance, où Dax va une nouvelle fois faire usage de son arme privilégiée (la parole), visant cette fois directement le terrain des valeurs censément partagées, en citant l’écrivain britannique Samuel Johnson qui a déclaré que « le patriotisme est le dernier refuge du vaurien ». Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, où l’amour de la patrie n’aurait su être remis en cause, la fameuse réplique de Dax résume tout l’engagement du film de Kubrick.