Présentation

Après une longue scène de négociation sous les lambris d’un château luxueux où l’ambition personnelle de Mireau décide finalement de l’assaut de la Foumilière, Kubrick plonge sans ménagement dans l’univers des tranchées par un enchaînement « cut »qui suscite un fort effet de contraste entre tractations politiques de la hiérarchie militaire et le terrible réalité des tranchées.

Proposition d’activité
Quels sont les procédés utilisés pour dénoncer l’inhumanité du général Mireau sur le mode satirique ?



Domination spatiale

La scène s’ouvre par un plan subjectif sur les lignes ennemies, saisies à travers une meurtrière souterraine gardée par un soldat en faction, dont l’horizon, bouché de toutes parts comme le souligne le recul de la caméra, se limite à l’attente de l’assaut et au sinistre ballet des brancardiers évacuant des corps mutilés. Dès le premier raccord-regard, le ton est donné de manière solennelle : la tranchée est une tombe en puissance, avec vue sur la mort à venir (l’impossible assaut de la « Fourmilière » imprenable en point de fuite) ou sur l’infirmité.

Comme pour mettre immédiatement à distance cette réalité peu glorieuse et gênante, Mireau n’a qu’un regard furtif pour le blessé sur le brancard qui passe à sa hauteur. Il n’interrompt nullement sa marche et poursuit au contraire son inspection d’un pas décidé – une micro action en arrière-plan que l’on ne manque pas de remarquer cependant, et qui contribue à la peinture du personnage. En effet, l’officier affecte l’assurance de son rang, soulignée par un mouvement de traveling arrière continu, qui ne s’arrête que lorsqu’il s’adresse à un soldat. Pour le spectateur comme pour les autres personnages présents, la domination du général est donc d’abord spatiale avant d’être statutaire : sa dérisoire progression « en majesté » dans les étroits boyaux de terre fangeuse, semble intimer à la caméra de « se pousser pour le laisser passer », avant que la mise en scène ne le désigne rapidement comme l’objet d’un regard accusateur.



Partition mécanique…

Le passage en revue des troupes s’effectue d’une manière uniformément mécanique. À chaque halte, Mireau pose systématiquement la même question (« Bonjour soldat. Prêt à tuer d’autres Allemands ? ») n’impliquant aucune réponse réelle pour affirmer la fonction guerrière du soldat, unité fonctionnelle au sein du corps militaire. Cette parade fantoche se voit par ailleurs ironiquement commentée par la bande sonore : des roulements de tambour accompagnent en effet la marche du général dans la tranchée, puis s’interrompent brusquement à chacun de ses arrêts. Un procédé proche de la technique du « mickeymousing » utilisée dans les dessins animés (comme son nom l’indique, en référence à la célèbre souris de Walt Disney), qui consiste à accompagner très étroitement les actions survenant dans les images par des figures musicales exactement synchrones, provoquant dès lors un effet de redondance comique. On éprouve ici le sentiment que le personnage est mis en mouvement par les roulements de tambour, qu’il semble réenclencher automatiquement dès qu’il reprend son trajet ! Le ponte est montré comme un pantin ; il tire les ficelles autant qu’il est lui-même actionné par les prérogatives de sa fonction et la promesse d’une promotion.

À ceci s’ajoute une autre ponctuation sonore, dirigée dans le même sens : quand Mireau profère que le fusil est le meilleur ami du soldat (« Choyez-le et il vous le rendra toujours », affirme-t-il avec paternalisme), un obus ennemi explose au-dessus de leurs têtes, obligeant l’officier à se courber pour se protéger. Le bruitage sur-amplifié de l’explosion met ainsi en exergue le caractère dérisoire de ses recommandations (on se demande bien ce que peut une modeste arme d’épaule face à de tels tirs d’artillerie lourde).



… pour officier désaccordé

La mécanique protocolaire s’enraye encore plus nettement lorsque Mireau s’adresse au soldat en état de choc, qui ne répond pas à la question rituelle du gradé, lequel est aussitôt amené à nier l’évidence (« L’état de choc, ça n’existe pas »), quand le découpage, au contraire, la confirme par un champ/contrechamp où les directions de regard ne raccordent pas : Mireau regarde vers la droite, tandis que dans le plan suivant, le soldat regarde vers la droite également. Un faux raccord accentuant ainsi la confusion mentale de l’homme, qui semble absent à lui-même et étranger à son environnement, comme s’il s’était soustrait à la réalité. Par l’intermédiaire de cet écart stylistique et de cette rupture avec le cérémonial militaire, Kubrick réassigne l’individu au centre des enjeux, et témoigne également d’un trouble psychique observé pour la première fois pendant la Grande Guerre : « l’obusite » (« Shell Shock » en anglais), un syndrome désormais répertorié comme l’une des formes de stress post-traumatique, résultant d’un excès d’angoisse causé par les bombardements incessants, la peur d’être enseveli, déchiqueté ou violemment tué, et témoignant d’un instinct de conservation se rebellant naturellement contre la guerre. Ce qu’évidemment le gradé ne peut et ne veut entendre, si bien que la scène se solde par une agression physique de la part de Mireau. Le masque de la représentation institutionnelle se fissure subitement, et révèle toute l’indifférence hiérarchique.


Morale du travelling

Comme en guise de désapprobation ultime, l’angle de prise de vue se renverse ensuite diamétralement. Le travelling reprend, mais il montre désormais l’officier de dos, oblitérant son visage avant que sa silhouette ne soit totalement occultée par le décor et par le passage d’un groupe de poilus affairés se dirigeant vers l’avant-plan. Ce brusque changement d’angle traduit de manière particulièrement explicite la position éthique du cinéaste.