Passage en revue
Alignées en rang d’oignons, les sœurs font l’objet d’une inspection minutieuse. Coiffures, mises, maintien : aucun détail n’est laissé au hasard. L’intérieur de la maison est traversé par une lumière chaude, créant des clairs obscurs d’une grande picturalité. Entre ombre et clarté, la lumière marque un entre-deux, une zone d’indécision qui est aussi celle de l’état d’esprit des filles. Pourquoi ne les punit-on pas ? Qu’est-ce qui les attend à l’extérieur de cette maison où on les retient prisonnières ? L’étroitesse de ce vestibule obscur seulement éclairé par cette lumière unidirectionnel évoque le couloir d’une arène dans lequel les captifs inquiets attendent leur sort funeste. Elles portent toutes les robes traditionnelles marrons, véritables gangues destinées à étouffer une féminité jugée trop provocante, dont témoigne le soigneux reprisage de la robe de Sonay, qu’elle avait précédemment déchirée dans un geste de rébellion.
Le minaret
Le cheminement des sœurs et de leurs chaperonnes au village épouse le point de vue des jeunes filles par un travelling avant en contre-plongée sur le minaret. Sa position dominante dans la composition exprime, à l’évidence, le poids de la religion qui oppresse les sœurs. Il évoque un mirador dans cette prison à ciel ouvert qu’est le village désert. La religion est vécue par les filles comme le symbole et la caution de leur asservissement à un patriarcat totalitaire.
Western
Cette entrée dans le village inscrit clairement la séquence dans le registre du western qui résonne avec le titre du film, Mustang. La lente avancée du petit groupe dans la rue principale est en effet scandée par deux champs contrechamps montrant successivement un jeune homme se cachant derrière ses rideaux et une femme épiant depuis sa terrasse, au rythme d’une ballade mélancolique.
Cette référence est pleinement revendiquée par Deniz Gamze Erguven au cours d’un entretien :
« À l’origine, j’avais pensé à des compositeurs turcs mais au moment de la maquette, ces musiques plus traditionnelles me semblaient grimer le film. Ça a commencé avec la scène où les filles paradent sur la place du village dans leurs robes couleur de merde. Ça relevait tellement du western, avec cette torpeur écrasante, cette lumière rase, les gens qui regardaient derrière leurs rideaux ! Il ne manquait plus que les boules de paille en arrière-plan ! En tournant la scène, ça m’a sauté aux yeux. Et donc j’ai mis dessus une musique de Warren Ellis et de Nick Cave, composée pour L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford et ça marchait très bien. Et puis, ça s’est enchaîné. J’ai posé sa musique partout et ça devenait évident. En plus, cette idée de pont entre l’Australie et les côtes de la Mer Noire en Turquie me plaisait parce qu’elle donnait au film sa propre géographie, sa propre culture, celle d’un espace imaginaire et universel. »
Exposition
Arrivées au café, la grand-mère demande aux filles de s’exposer aux regards des habitants. En file indienne, elles se dirigent vers une fontaine. Un arrière-plan flou laisse deviner des silhouettes masculines dont émane des propos indéfinis. Le choix de mettre en scène le récit du strict point de vue des filles est ici manifeste : la présence des hommes constitue dans la séquence une menace sourde et inassignable.
Les sœurs, livrées en pâture au village entier , ironisent sur les limonades qu’on leur a promises, comprenant que la sortie n’était qu’un prétexte pour contracter de futures unions. Comme un troupeau de jeunes chevaux, elles sont envoyées à l’abreuvoir tandis qu’à distance s’organise le maquignonnage manigancé par la grand-mère. On notera à cet égard que Selma et Sonay portent des robes dépourvues de liserés blancs au col et à la taille, indiquant aux yeux du monde qu’elles sont pubères.
Le plan final de la séquence aligne les filles sur un pan de mur vert, dans une belle composition frontale dessinant le portrait de groupe de ces sœurs confrontées à un même destin. Leurs maintiens respectifs témoigne de leur caractère et annonce leur comportement ultérieur respectif : de la soumission à la rébellion.