Analyse comparative de Virgin Suicides et Mustang
Mustang entretient, avec Virgin Suicides, une multitude de correspondances. Réalisé en 1999 par Sofia Coppola, cette chronique adolescente, aérienne et éthérée, mettait déjà en scène une fratrie composée de cinq sœurs. Elles étaient confinées dans la maison familiale par une mère bigote et puritaine. Retirées de l’école, suite aux frasques sexuelles d’une des sœurs, les filles trouvaient dans la mort une échappatoire à leur enfermement.
L’oppression familiale, le poids de la religion, la représentation d’un gynécée soudé qui se décompose et s’étiole, les chevelures comme traits distinctifs, les fugues et autres actes de résistance désespérés, l’asphyxie progressive du groupe unissent les deux œuvres. Mustang est une variation évidente du film de Sofia Coppola. Loin de l’Amérique, Deniz Gamze Erguven déplace et enracine son récit dans une Turquie conservatrice. Dans ce nouveau décor, le désir d’émancipation de jeunes filles recluses, lie les deux œuvres. De nombreux épisodes communs les rapprochent. Comme celui de la confiscation des objets pouvant pervertir les jeunes filles. Chez Deniz Gamze Ergüven, cela se joue dans une scène qui ressemble à une fouille de police. Les placards sont vidés des accessoires de modes et tous les moyens de communications confisqués. Cet acte de censure est effectué à la dérobée. Dans Virgin Suicides, elle donne lui, au contraire, à une scène de confrontation entre la mère et Lux Lisbon. Elle lui intime l’ordre de brûler ses disques de rock dans la cheminée, ce qui provoque un épais nuage de fumée âcre, métaphore de l’atmosphère asphyxiante qui règne dans la maison.
Dans les deux films, on retrouve la même importance accordée à des décors similaires, comme la chambre à coucher. Le lieu alimente les rêveries et les représentations de la jeunesse au cinéma. Empli de mystère, il cristallise les fantasmes des garçons, comme on peut le voir dans les deux histoires. Un imaginaire chevaleresque se déploie même autour de cette tour de Babel imprenable où sont enfermées de séduisantes princesses. L’intimité, qui se dérobe et se cache, à l’intérieur de ces alcôves exacerbe le désir. Mais la chambre à coucher peut aussi devenir le lieu d’une claustration intolérable, comme c’est le cas dans les deux films. Les filles, qui ont été retirées de l’école, vivent dorénavant à l’étage, en chemises de nuit. Elles ne forment plus qu’un seul corps entravé, asphyxié par le puritanisme ambiant et la folie maternelle. L’air se raréfie à l’intérieur et à l’extérieur de cette prison. Dans Virgin Suicides, les plantes se fanent, les arbres meurent d’une étrange maladie et finissent coupés par les services de la voirie. Seul échappatoire, le toit où Lux fait l’amour à la nuit tombée, par défi contre son éducation rigoriste. Dans Mustang, Ece brave aussi l’interdit, de manière provocante, en se donnant à un inconnu dans une voiture, garée sur la place du village et à la vue de tous. Lale, quant à elle, ira aussi sur le toit de la maison mais pour y trouver un peu d’air. À l’extérieur, elle se roule dans la terre et s’en recouvre les cheveux. Question de survie.
Plantes graciles ou chevaux sauvages, la privation de nature entraîne le dépérissement physique. Il commence dans cette chambre où les jeunes filles ne rêvent plus. Plusieurs moments nous révèlent les filles dans l’intimité de leurs chambres à coucher. Dans Virgin Suicides, les sœurs Lisbon commencent par faire corps autour d’un événement tragique : le suicide de la cadette, Cecilia. Un prêtre vient voir la famille dans la journée et trouve les filles, à l’étage, en tenues de nuit. Elles sont allongées négligemment sur le sol, collées les unes contre les autres. Cette posture fusionnelle traduit un désir inconscient, sans doute, de restaurer une unité perdue. Même tableau dans Mustang, à cette différence que le suicide de la sœur n’intervient pas au début du film, mais vers la fin. Ce confinement fait suite, dans les deux récits, à une escapade. Chez Sofia Coppola, Lux Lisbon découche après le bal de fin d’année et perd sa virginité sur la pelouse d’un stade de foot. Chez Gamze Erguven, il est question aussi de football et de stade. C’est un match que va voir la fratrie, sans l’autorisation de la famille traditionnelle. Ces fugues sont vécues comme un défi à l’autorité et sanctionnées de manière drastique. Les conséquences démesurées à ces actes de rébellion sont relatées, dans les deux histoires, au moyen d’une voix off. La narration est d’ailleurs polyphonique dans les deux bandes. Deniz Gamze Erguven multiplie les points de vue subjectifs sur les actions, quand Sofia Coppola opte pour une fausse enquête, dans l’objectif de donner un surcroît d’authenticité à son histoire. Elle agrège à sa fiction des témoignages de protagonistes qui ont côtoyé les sœurs Lisbon. Ce faux travail d’investigation rejoint celui de la réalisatrice turque qui convoite le même réalisme (ce fameux « œil du témoin » sur les situations qu’elle met en scène), à l’intérieur d’un film aux allures de conte moderne.
Les réalisatrices, dans les deux cas, œuvrent dans le sens d’une dénonciation de la religion qui subordonne les jeunes filles et briment leur sexualité. Mariages forcés ou délire sécuritaire dans le but de protéger les filles des dangers du monde extérieur, le résultat est le même. Au centre des prospections, des corps juvéniles qui entrent en résistance mais se désagrègent, à mesure qu’on les prive des ressources externes. Le propos des deux réalisatrices, à travers ces manifestes justes et douloureux, est féministe. Mais surtout, il est puissamment universel.