Présentation

Dès la sortie de Psychose en 1960, la scène de la douche s’est imposée à l’imaginaire collectif par la virtuosité de son montage et de sa construction. Elle a aussitôt suscité une multitude de reprises. De la simple allusion à la transposition parodique en passant par la réécriture personnelle, de nombreux réalisateurs ont cité ou détourné ce film de référence du cinéma moderne.

Activité
Dans les deux séquences de Le Grand Frisson et Pulsions proposées :
– Identifier les motifs visuels et sonores repris de Psychose.
– Analyser les transpositions par rapport à la scène origignale.











Le Grand Frisson de Mel Brooks (1977)

Dans cette séquence du film de Mel Brooks, Le Grand Frisson (High Anxiety, 1977), le protagoniste, psychiatre renommé, interprété par le réalisateur lui-même, prend une douche dans une chambre d’hôtel après avoir réclamé plusieurs fois un quotidien à la réception. Un employé va finir par livrer le fameux journal en s’introduisant dans la salle de bains de manière assez inattendue.

Un carton du générique avait prévenu le spectateur : « Ce film est dédié au Maître du suspense Alfred Hitchcock ». L’œuvre tout entière est ainsi l’occasion pour Brooks de rendre hommage à Hitchcock en se livrant à une reprise systématique des thèmes et des caractéristiques les plus visibles de son cinéma en multipliant les effets de décalage parodiques.

Ici, Brooks réutilise l’essentiel des plans, des mouvements de caméra et des motifs de son modèle pour provoquer le gag.

La reprise des motifs de Psychose
Les motifs visuels de la scène de la douche de Psychose sont très nombreux ici.
– le personnage, de dos, enlève d’abord son peignoir qui glisse au sol et un plan cut s’attarde brièvement sur ses mollets ;
– la caméra cadre à nouveau ses pieds quand il ferme le rideau et monte dans la baignoire ;
– le pommeau de la douche est ensuite filmé en contre-plongée, puis de profil, et on s’attarde sur le visage du personnage cadré sous le jet d’eau en gros plan, pour signifier le plaisir qu’il prend à sa toilette ;
– une série de gros plans sur les parties de son corps nu (torse, cuisse, mollet, pieds, aisselle) est suivie d’un plan plus large pour représenter à la fois le personnage et le rideau derrière lequel l’ombre va surgir ;
– la musique stridente qui intervient au moment où surgit l’agresseur peut évoquer celle de Bernard Herrmann, tandis que commence une série de plans brefs sur le visage de la victime et son attaquant en champ/contre-champ. Le corps chute et s’immobilise ;
– derrière l’agresseur, on distingue aussi deux tableaux qui renvoient aux deux tableaux représentant des oiseaux dans la chambre de Marion ;
– ensuite, la main du personnage agrippe le rideau de douche et un plan d’insert nous montre les attaches qui cèdent une à une ;
– puis la caméra filme en travelling latéral l’encre du journal qui se mêle à l’eau qui coule vers la bonde de la douche avant de la cadrer en travelling avant ;
– la séquence s’achève sur un gros plan de l’œil du personnage en travelling arrière.

Décalages comiques
– À la jeune et belle victime féminine, Brooks oppose un homme plus âgé, au système pileux abondant, ce que viennent souligner à plusieurs reprises les plans sur les mollets ou sur le torse. Au corps qui déclenche le plaisir voyeuriste du spectateur chez Hitchcock se substitue un corps qui fait sourire par sa laideur ;
– l’agresseur est un employé d’hôtel (et non plus le gérant d’un motel). Aucun doute n’est permis sur son identité : il apparaît déjà totalement hystérique dans la scène précédente à la réception de l’hôtel et le spectateur peut le reconnaître avant qu’il ne soulève le rideau. La caméra ne laisse alors pas son visage dans l’ombre. Il s’agit d’un gag ponctuel du film et l’identité de l’agresseur n’est évidemment pas un enjeu narratif. L’employé accompagne en outre ses gestes de violence de répliques prononcées d’une voix suraiguë. Il devient ainsi la caricature de Norman possédé par sa mère dans le film d’Hitchcock. À ces répliques hystériques fera d’ailleurs écho à la fin de la séquence la remarque du psychiatre tout aussi décalée par son caractère presque détaché : « Il n’aura pas de pourboire. »
– la musique de Bernard Herrmann venait redoubler dans Psychose la violence terrible des coups de couteau. Chez Brooks elle est réduite à quelques effets de mickeymousing et cartoonesques qui annoncent le surgissement de l’agresseur ou viennent souligner sa sortie.

Déplacements
– La scène est constamment filmée en plans qui sont l’exact symétrique de ceux d’Hitchcock, comme pour souligner que la scène de Brooks est une scène miroir offrant le contrepoint comique de la première ;
– l’employé utilise un journal, il est donc logique (contrairement au couteau dans Psychose) qu’il ne pénètre pas le corps de sa victime. C’est l’encre noire du papier et non le sang qui s’écoule sur le fond blanc de la baignoire en évoquant le noir et blanc du film original. Ce journal fait aussi écho au quotidien dans lequel Marion avait dissimulé l’argent volé et qui réapparaît brièvement, posé sur la table de nuit, à la fin de la séquence de la douche dans le mouvement de caméra partant de l’œil de Marion pour s’achever sur la maison des Bates ;
– chez Brooks, les plans sur le torse, la cuisse, le dos et les pieds du personnage sont présents avant l’agression et sont presque vidés de toute signification dramatique (ils montrent ostensiblement un homme à sa toilette). Hitchcock ne filmait d’abord que le buste de Marion, pour mieux souligner ensuite le point de vue de l’agresseur car ces parties anatomiques du corps féminin sont d’abord dans Psychose liées au désir pulsionnel et meurtrier de Norman.
– le cadrage neutre au moment de l’attaque (tandis que Marion était filmée, en plongée, et presque totalement en dehors du cadre) achève de dédramatiser la scène.

Suppressions
Certains plans ne sont plus présents chez Brooks : la main de Marion crispée sur le carrelage puis tendue désespérément vers le spectateur par exemple. Il n’y a plus d’appel à l’aide (car il n’y a plus meurtre) et la main du personnage tire de manière très soudaine et fortement sur le rideau de douche dans un mouvement qui semble uniquement là pour parachever la référence à Psychose, sans besoin dramatique réel.

Par le savant mélange entre reprises littérales et les subtiles variations qu’il opère, Brooks produit donc un modèle de pastiche qui tout en offrant un hommage respectueux à son modèle s’en démarque suffisamment pour le parodier efficacement.




















Pulsions de Brian De Palma (1980)

Brian De Palma s’impose à l’esprit comme un réalisateur très travaillé par le cinéma d’Alfred Hitchcock : entre 1973 et 1984, il signe pas moins de six films*, qui sont autant de prolongements et de variations sur trois des chefs-d’œuvre du maître : Fenêtre sur cour, Sueurs Froides et, bien sûr, Psychose.Il s’agit, dans l’ordre, de Sœurs de sang (1973), Obsession (1976), Carrie (1976), Pulsions (1980), Blow Out (1981) et Body Double (1984). La musique des deux premiers films est composée par Bernard Herrmann, compositeur attitré d’Hitchcock, tandis que Pino Donaggio signe des scores très marqués par Herrmann dans les autres films.

Plusieurs éléments révèlent à quel point Pulsions entretient d’étroits rapports avec Psychose :
– la frustration et le désir sexuel sont au centre de l’intrigue et transposent les frustrations liées à l’impossibilité de se marier pour Marion et Sam ;
– le film s’ouvre et se ferme sur deux scènes rêvées de douche en contrepoint l’une de l’autre : la première est de l’ordre du fantasme et très érotisée ; la seconde est traitée comme un cauchemar horrifique. Toutes deux offrent des motifs visuels et sonores repris de Psychose ;
– le meurtre a lieu dans une cabine d’ascenseur qui remplace la cabine de douche ;
– l’intrigue sacrifie sa star au bout de 30 mn. La blonde Angie Dickinson est célèbre à l’époque pour ses rôles dans des films cultes et est aussi l’héroïne d’une série télé ;
– le tueur souffre d’une pathologie liée à des troubles de son identité sexuelle ;
– après sa capture, un médecin se livre à un discours psychanalytique censé donner des explications satisfaisantes au spectateur.
Le dispositif mis en place par De Palma s’appuie sur un jeu discret de références à son modèle tout en affirmant pleinement sa réappropriation.

Suspense contre surprise
La caméra accompagne d’abord Kate Miller jusqu’à l’ascenseur en travelling arrière avant de pivoter sur son axe, cadrant ainsi le fond du couloir à l’arrière-plan.

À la différence d’Hitchcock, qui ne désignait pas Norman comme le tueur, De Palma avertit clairement son public, et réactive la question du regard, en filmant explicitement la source de danger par le travelling avant qui dépasse Angie Dickinson et s’arrête sur le tueur dissimulé derrière la porte de l’escalier de secours (ironiquement, il n’y a donc plus d’issue possible pour elle). Celui-ci espionne sa future victime à travers le hublot, comme Norman épiait Marion chez Hitchcock, à travers le trou pratiqué dans le salon derrière son bureau. Le suspense s’installe (procédé très Hitchcockien, mais pourtant quasi absent de la scène de la douche qui préférait jouer sur la surprise), le spectateur en sait plus que la victime et s’inquiète pour elle.

Le travelling avant est suivi d’un plan cut en contrechamp et caméra subjective qui fait adopter momentanément au spectateur le point de vue du tueur. L’agresseur ouvre la porte avec précaution avant de se diriger vers sa victime.

La tension dramatique demeure suspendue puisque la porte de l’ascenseur se ferme à cet instant devant le tueur qui reste sur le palier. Le spectateur est soulagé, puisque rien ne justifie à cet instant que Kate veuille revenir au 7e étage dans la chambre de son amant. Aucune musique angoissante n’est par ailleurs venue se greffer à la scène.

Transposition
Dès l’entrée dans l’ascenseur, des plans et des motifs transposent la scène de la douche de Psychose :
– les boutons d’ascenseur font écho au robinet ;
– les plans en contre-plongée sur les boutons carrés des numéros d’étage qui défilent, et sur lesquels giclera le sang, renvoient au carrelage de la douche ;
– les gros plans sur le visage du personnage en alternance avec ses mains peuvent rappeler les gestes liés à la toilette de Marion ;
– l’alliance oubliée (symbole de culpabilité par excellence pour un adultère) peut renvoyer aux 40 000 dollars volés par Marion.

Étirement et dramatisation
Ce faisant, il dramatise des éléments liés au cadre même de l’action :
– l’alliance oubliée par Kate, donne lieu à un split screen qui, en associant le visage de l’actrice avec l’appartement, justifie son retour vers son futur agresseur. Son angoisse permet aussi de réactiver la tension du spectateur qui va désormais pleinement redouter l’issue fatale ;
– la scène se passe dans un lieu public, ce qui permet d’étirer et dilater cette tension en introduisant des personnages nouveaux (la petite fille et sa mère, et plus loin Liz Blake, qui prendra le relais de l’intrigue après la mort de Kate). Ainsi le remords et la culpabilité qui pèsent sur Kate vont être soulignés par le regard insistant de la petite fille, dans lequel elle croit lire une accusation. Le spectateur ressent le malaise à cause d’une longue série de champs contre-champs et l’apparition au même moment de la musique lancinante de Pino Donaggio.

Variations
Comme dans Psychose, la musique surgit au moment où l’agresseur donne son premier coup de rasoir (qui s’est substitué au couteau de cuisine), dans quelques plans brefs, mais très vite, le traitement diffère :
– l’arme pénètre très clairement la chair du personnage féminin et la scène rejoint l’esthétique gore du giallo italien. Cet effet va s’amplifier dans la suite de la séquence, où le sang gicle sur les parois de l’ascenseur ;
– le rasoir apparaît plusieurs fois en plan de coupe et est brandi explicitement. Cette insistance sur l’instrument du meurtre met en valeur la menace et la peur de la victime, signe d’un maniérisme revendiqué, contrairement à Hitchcock qui jouait pleinement la surprise et la brutalité ;
– De Palma réintroduit le motif du pommeau de la douche via le miroir convexe de l’ascenseur. C’est à travers lui que le spectateur est témoin des coups de rasoirs répétés ensuite. Un plan demi-ensemble vient cadrer l’ascenseur à partir du couloir au moment où la porte se referme, inscrivant momentanément l’agression dans le hors-champ. Mais très vite De Palma nous rend à la fois témoins impuissants et voyeurs du meurtre ;
– La chute du corps évoque globalement celle de Psychose, mais toujours filmée du point de vue subjectif du miroir, métaphore de l’œil voyeur qui prend plaisir au spectacle de la mort, qui fonctionne comme un instrument de distanciation tout en proposant une source d’effet esthétique d’ordre maniériste. L’effet est ensuite accentuée par la plongée totale sur le corps qui s’effondre, dans une référence revendiquée à la plongée verticale du meurtre d’Arbogast.

Reflets et relais
Dans Psychose, Marion meurt désespérément seule sans obtenir le moindre secours. Ici, la présence du témoin impuissant renforce la cruauté de la scène initiale. Mais dans Pulsions, De Palma profite de la mort de Kate pour introduire un nouveau personnage féminin à qui Kate passe le relais de l’intrigue.

Cela donne l’occasion à De Palma de réutiliser deux éléments réactivés à tour de rôle par les trois protagonistes de l’action :
– le motif de l’œil en gros plan en travelling arrière qui clôturait la scène de la douche passe maintenant par un travelling avant sur le visage de Liz horrifiée devant le meurtre, suivi en contrechamp d’un deuxième travelling avant sur le visage meurtri de Kate ; enfin à la fin de la séquence c’est vers le visage du tueur reflété dans le miroir que s’opérera le travelling ;
– de même, avec le motif de la main tendue : la caméra cadre d’abord l’assassin demeuré caché qui s’apprête à agresser le témoin avec son rasoir et lève la main ; la caméra cadre ensuite la main tendue de Kate et demandant du secours ; mais Liz retient alors d’une main la porte de l’ascenseur qui se ferme avant de saisir l’arme du crime de l’autre main. L’ensemble est renvoyé par la caméra au centre de l’œil / miroir de l’ascenseur qui réunit ainsi les trois mains.

La répétition de ces motifs, les effets de reflet, la ressemblance des personnages (trois femmes blondes ; la victime habillée de blanc, le tueur en noir, le témoin vêtu d’un tailleur gris), témoignent de la virtuosité formelle de De Palma qui compose une variation maniériste, une anamorphose par grossissement et étirement, des éléments de la scène initiale.

Liz devient l’espace d’un instant la fausse coupable de l’assassinat. La femme de ménage qui se réfugie dans les toilettes en criant et vers laquelle se précipite Liz en plein désarroi l’arme à la main propose alors une ultime variation de la scène de la douche de Psychose.

La séquence s’achève sur un dernier plan de la main ensanglantée du corps étendu et vers laquelle vient buter la porte de l’ascenseur d’une manière obscène qui contredit la fixité de l’œil de Marion Crane relayée par la bonde de la baignoire dans Psychose.