Présentation

La représentation du monstre au cinéma pose en creux la question du regard porté sur la différence, comme l’illustre Elephant Man.

Freaks (Tod Browning, 1932), Frankenstein (James Whale,1931) et Edward aux mains d’argent (Tim Burton, 1990) mettent en scène ce théme du regard d’une manière singulière et poétique.



Le monstre ou l’épreuve de l’altérité

Devant un monstre présenté comme radicalement différent, un animal extraordinaire, un extra-terrestre, le spectateur se sent certes menacé — ou attendri — mais, dans le même temps, il observe depuis sa position d’humain. À l’inverse, un personnage humain, quelle que soit la malformation dont il est atteint, présente toujours des possibilités d’ancrage pour la projection du spectateur. D’où la distinction : on se sent ému devant King Kong, attendri devant E.T., mais on est troublé devant John Merrick, comme devant les hommes de Freaks.
En effet, c’est bien l’écart avec la normale qui perturbe le spectateur : le sentiment d’horreur devant un dérèglement de la nature s’y mêle à celui de mise en danger du spectateur, ému par ce à quoi il échappe ou, le cas échéant, qu’il connaît dans son entourage. Plus fondamentalement, c’est la perception même de l’être humain, tel que l’habitude en a forgé la représentation, qui est ébranlée en suscitant un sentiment d’inquiétante étrangeté
S’agissant de représentation artistique, cette fascination pour l’altérité offre l’occasion de développer une vision humaniste du monde. À présenter des monstres et des humains, il arrive que les cinéastes inversent les données : les monstres ne sont pas ceux que l’on croit, et dans les films présentés, comme dans celui de Lynch, ce sont bien les hommes dits  » normaux  » qui relèvent d’une monstruosité d’ordre moral. C’est ce que cherche Lynch en retardant le moment de révéler la monstruosité physique de l’homme-éléphant :  » Si l’enveloppe monstrueuse de John Merrick dissimule un coeur magnifique de noblesse et de pureté, l’aspect le plus avenant de ceux qui l’entourent — et de nous tous — ne cache-t-il pas souvent beaucoup de noirceur et de bassesse ? Il y a une fascination du monstre qui est en elle-même une monstruosité  » (David Lynch).



Freaks : les enfants de Mme Tetrallini

Le film de Tod Browning a fait scandale parce que son casting réunit d’authentiques « phénomènes de foire », recrutés un peu partout dans le milieu circassien de la côte Est des États-Unis : un couple de nains (Harry et Daisy Earles), un cul-de-jatte (Johnny Eckardt), des sœurs siamoises (Daisy et Violet Hilton), un homme-squelette (Pete Robinson), un «torse vivant» (Prince Randian, qui ne possède ni bras ni jambes), une femme à barbe (Olga Roderick), une « femme-oiseau de Mars » (Koo Koo, en vérité atteinte de progéria, une maladie accélérant le vieillissement), une hermaphrodite (Joséphine Joseph ; on dirait aujourd’hui qu’elle était une « intersexuée ») et un groupe de « têtes d’épingle » (personnes souffrant de microcéphalie).
En termes de mise en scène, le monde des « normaux » et celui des « différents » ne communiquent quasiment que par le dialogue et par le raccord-regard. Lorsque la coprésence au sein d’un même plan devient enfin effective, elle est non seulement très brève mais elle est de surcroît relativisée par l’ombre des deux hommes projetés sur le sol, laquelle inscrit une nouvelle frontière immatérielle à l’intérieur de l’image. Par ailleurs, quand Mme Tetrallini prend la défense de ses « enfants », le découpage adopte la figure du champ/contrechamp, qui thématise la distance et formalise l’écart (comme si l’espace ne pouvait décemment être partagé) tout en détaillant les particularités physiques des freaks effrayés. Comme dans Elephant Man (qui fait d’ailleurs explicitement référence au film de Browning lors de la séquence à Ostende), ce sont les soi-disant « monstres » qui ont peur, au lieu de la provoquer. Le chatelain s’en émeut et autorise Mme Tetrallini à séjourner sur ses terres, malgré la réaction désapprobatrice du gardien.
À une époque où le cinéma fantastique est rompu à l’artifice (voir les trucages et maquillages des Dracula, Frankenstein, King Kong et autre Momie), Tod Browning mise lui sur le réalisme tératologique, ce qui a valu au film une réception très controversée, voire une interdiction dans certains pays (comme l’Angleterre). Qui plus est, dans le contexte du début des années trente, marqué par la Grande Dépression, cette humanité diminuée apparaît très nettement comme l’allégorie d’un corps social malade, ce qui n’a fait que renforcer le rejet du public (alors friand de divertissements favorisant l’évasion), à un tel point que Freaks fut rapidement retiré du circuit d’exploitation aux États-Unis.
À tous égards, cette Monstrueuse parade est un ovni et restera d’ailleurs un titre maudit pendant très longtemps. Redécouvert dans les années soixante (soit à un moment où la jeunesse s’emploie à battre en brèche les diktats du conformisme), il est alors considéré comme un vibrant plaidoyer en faveur de la différence. Depuis, Freaks continue de poser la question du formatage des corps, de la frontière entre l’homme et le monstre, entre la norme et la marge.


Frankenstein : la fillette et la créature

C’est un autre film de Tod Browning qui ouvre l’âge d’or du cinéma d’épouvante américain des années 30. Sa version de Dracula (1931) rencontre un immense succès, que réitère le Frankenstein (1932) réalisé par James Whale, deux titres emblématiques du studio Universal, qui se spécialise dans le domaine fantastique.
Longtemps censurée, la séquence de la noyade de la fillette ne sera réintégrée au métrage qu’en 1985. C’est l’une des rares scènes diurnes et bucoliques du film. C’est aussi l’une des meilleures, dans la mesure où elle développe et densifie le personnage de la Créature, qui ne possède pas de nom (« Frankenstein » est le patronyme de son créateur) et ne peut s’exprimer que par gestes et grognements.
D’abord étonnée par l’aspect peu commun de celui qui vient à sa rencontre, la petite Maria n’est cependant pas effrayée par le monstre, qu’elle invite à venir jouer avec elle. Dépourvue de préjugés, l’enfant pratique naturellement et littéralement la « politique de la main tendue » et emmène ce curieux échalas cabossé sur le bord du lac. Elle lui offre une fleur que la Créature porte à son nez avant d’esquisser un sourire et d’émettre un bruit de contentement – premiers signes d’humanité qui traversent la carapace de zombie mal dégrossi. La caméra s’avance en travelling pour recueillir ce moment de jeu innocent, où les deux nouveaux amis s’amusent à lancer des pâquerettes dans l’eau. Le comportement de la Créature est celui d’un être « neuf », à la maladresse touchante, qui s’éveille à la vie et s’enthousiasme de gestes ludiques exécutés pour la première fois.
Quand le stock de projectiles floraux en vient à être épuisé, le compagnon de jeu inexpérimenté prolonge l’activité comme par mimétisme-réflexe et jette la petite fille dans le lac. Mais à la différence des pâquerettes, l’enfant ne flotte pas. Elle ne sait pas nager et elle se noie. Désemparée, la Créature réalise son acte et s’enfuit en agitant les bras sous l’effet de la détresse. L’humanité du monstre s’exprime une nouvelle fois par le son, lorsque les grommellements se transforment en cris.




Edward aux mains d’argent : garden party et bête curieuse

Profondément marqué par le Frankenstein de James Whale (il en signe d’ailleurs une « variation canine » en cinéma d’animation, Frankenweenie, d’abord dans un format court en 1984, transformé ensuite en long métrage en 2012), Tim Burton accède à la pleine reconnaissance artistique avec Edward aux mains d’argent (1990), qui demeure aujourd’hui encore l’un de ses titres les plus prisés.
Edward est un adolescent pas tout à fait comme les autres : conçu par un inventeur qui l’a laissé inachevé avant de mourir, le jeune homme ne dispose que de lames de métal en guise de mains. Depuis le décès de son créateur, Edward vit seul dans un vieux château gothique délabré. Un jour, il est découvert puis recueilli par Peg Boggs, une représentante en cosmétiques, qui lui offre une vraie place dans sa famille. La présence d’Edward suscite rapidement la curiosité des commères du voisinage, qui pressent Peg d’organiser un barbecue en l’honneur du nouveau venu.
La séquence s’ouvre sur un mouvement d’appareil en panoramique, qui part du ciel bleu pour ensuite s’attarder sur le lotissement pastellisé de cette banlieue californienne, où toutes les maisons se ressemblent et où les pelouses sont toujours bien tondues. Sur fond de musique hawaïenne, la garden party bat son plein chez les Boggs. La sculpture végétale en forme de dinosaure réalisée par Edward trône dans le jardin parmi les convives, comme une sorte de totem apportant une touche d’originalité inespérée dans cet environnement totalement uniformisé.
Raccord cut : gros plan sur une boîte de bière qu’Edward ouvre sans effort en utilisant l’un de ses « doigts métalliques ». Premier accroc visuel dans le tableau aseptisé d’une banlieue aisée (on passe abruptement d’une vue d’ensemble à un insert) et premier signe de la réification d’Edward, qui fait office de « décapsuleur humain », remercié pour sa dextérité. Alors qu’elle est censée entériner l’intégration sociale, la réunion entre voisins dissimule mal la motivation profonde des différents participants, tous venus pour voir de près la bête curieuse. De maladresses involontaires en condescendance plus ou moins délibérée, de jovialité forcée en familiarité factice, chacun y va de sa remarque renvoyant finalement Edward à sa différence, tout en feignant de ne pas la considérer ou en la minimisant, voire en la tournant en dérision. Joyce, la nymphomane de la ville, en vient même à spéculer sur des potentialités érotiques inédites.
Avec sa tignasse noire de jais, son teint blafard et son harnachement de cuir (que ne cachent pas totalement la chemise blanche et le pantalon gris qu’il porte pour l’occasion), Edward fait évidemment tache parmi tous ces Wasps goguenards, dont les vêtements colorés semblent assortis à la peinture des façades. C’est un peu comme si un personnage du cinéma expressionniste allemand des années 1910/20 se retrouvait transporté par erreur dans un épisode de sitcom des années 1980 ! Tous défilent donc un à un devant le drôle de corbeau, auquel Joyce et ses amies viennent littéralement donner la becquée, afin de s’assurer la primeur de ses services futurs. Indirecte, implicite et délicatement ironique, la satire de l’American Way of Life n’en est que plus savoureuse.