Le Café en revue Entretien avec Noah Hawley
Entretien

Entretien avec Noah Hawley

par Emmanuel Burdeau

Fargo.

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Au printemps 2014, la chaîne FX a créé Fargo, d’après le film réalisé en 1996 par les frères Coen. Bien vite, la série est venue prendre place aux côtés et à la suite de Breaking Bad pour définir un nouvel état du genre : ironique, « délinéarisé », d’un même élan sophistiqué et trivial, portant autant d’attention aux libres bifurcations du récit qu’à l’invention de procédés formels purement télévisuels. 

Le créateur de Fargo s’appelle Noah Hawley. Né en 1967, Hawley est aussi et même d’abord écrivain — Before the Fall paraît en anglais dans une semaine, avant une prochaine traduction française, mais seul Le Bon Père est disponible pour l’instant, dans la Série Noire de Gallimard. De fin novembre 2015 à début février 2016, Emmanuel Burdeau a eu la chance d’entretenir avec lui, par intermittence, une correspondance électronique. Nous la publions aujourd’hui en deux versions, anglaise et française ; peut-être est-elle appelée à se poursuivre prochainement ; nous l’espérons.

Sur Fargo, nous renvoyons le lecteur à l’essai en deux volets que Emmanuel Burdeau a consacré à la première saison dans la revue Vacarme : premier volet ici, second ici.


30 novembre 2015

Emmanuel Burdeau : A quoi occupez-vous votre temps en ce moment, tandis que la saison 2 de Fargo est en cours de diffusion ? Travaillez-vous déjà sur la saison 3 ? Vous tenez-vous au courant des critiques, des avis, etc. ? Faites-vous beaucoup de promotion ? Êtes-vous déjà en train d’écrire un nouveau livre ? 

La question n’est peut-être pas aussi simple qu’elle en a l’air : comment un auteur comme vous, qui semble obnubilé par les questions de météo et de temps, gère t-il la (les) temporalité(s), les rythmes, les cycles et les saisons d’une série télé ? 

Noah Hawley : D’accord – 

Je vous écris depuis l’aéroport. Je passe beaucoup de temps dans les aéroports et les avions ces jours-ci. Les séries que je crée peuvent faire le tour du monde en un dixième de seconde, mais moi je suis toujours à la traîne, en train de mettre mes chaussures et de faire des étirements. Je voyage tellement que j’ai mis au point une méthode précise pour faire mes valises, une routine. Je sais ce qui rentre dans un grand sac et dans quel ordre. On peut aussi appeler ça « le temps de l’écriture ». Quand je suis à Los Angeles, je passe la plupart de mon temps à répondre à des questions, aller à des réunions et superviser le travail en salles d’écriture. 

Nous avons sept heures de Fargo à diffuser cette année. Je n’emploie pas le terme de « saison », car c’est une formule propre à la télévision, qu’on utilise pour parler de la livraison annuelle des séries qui s’étendent sur une longue durée. Je préfère dire que ce sont des films de dix heures, dont chacun forme une histoire complète et indépendante, avec un début, un milieu et une fin. Le fait que chacun de ces films se réfère à l’autre ne les définit pas. C’est un bonus, qui crée un espace mental dans lequel les spectateurs peuvent s’installer lorsqu’ils réfléchissent aux histoires qu’on leur raconte. Disons un « univers », à défaut d’un terme moins galvaudé, avec sa géographie, sa sensibilité, ses règles propres. 

J’aime regarder la diffusion en direct avec un public, pour essayer de voir l’histoire, chaque moment, avec un regard neuf, comme un spectateur découvrant la série pour la première fois. Quand je construis une histoire, une grande partie de mon travail consiste à pister à chaque instant ce que le spectateur s’attend à voir et ce qu’il a envie de voir. Je dois gérer les attentes du public : le plus gros de mon travail consiste à ne pas lui plaire, tout en racontant une histoire captivante et imprévisible qui, en fin de compte, semble inéluctable. En même temps, si l’on ne satisfait pas le désir du public de voir les choses se passer de telle ou telle façon, mieux vaut avoir une très bonne raison, et une alternative particulièrement satisfaisante. 

Comme il a été dit dans la presse, je travaille en ce moment sur plusieurs autres projets, dont une adaptation du chef-d’œuvre de Kurt Vonnegut, Le Berceau du Chat (Cat’s Cradle), une incursion subversive et surréaliste au cœur d’un personnage Marvel qui a des pouvoirs mutants ou qui est fou (ou les deux), etc. Mon cinquième roman sortira aux Etats-Unis en mai 2016. Je suis en train d’y mettre la touche finale. Il sera disponible en France peu de temps après. J’ai aussi un garçon de trois ans et une fille de huit ans, qui méritent toute mon attention et ma réflexion.

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1er décembre 2015

Quelle distinction faites-vous entre l’écriture d’un roman et celle d’une série ? Écrire un roman est une expérience solitaire alors qu’écrire une série est, au moins en partie, une entreprise collective. En dehors de cela, quelles sont les différences en termes d’écriture, d’objectifs qu’on se donne en tant qu’auteur, dans la relation avec les lecteurs / spectateurs que vous avez évoquée, la complexité, etc ? 

N.H. : Je me rends compte en relisant ma première réponse que certains passages sont confus. C’est parce que j’ai répondu avec mon téléphone, appareil que les grands romanciers n’ont jamais considéré comme l’outil d’écriture du futur. Tyrannie de l’autocorrection.

J’ai pris mon petit-déjeuner, puis j’ai conduit vingt minutes en direction de mon bureau, avant de me rendre compte que je n’avais pas éteint la bouilloire. Après un repas civilisé, je vais donc rebrousser chemin et braver le fameux trafic de Los Angeles pour éviter que ma maison ne prenne feu. 

Je commence à me dire qu’écrire un roman, c’est comme conduire sur une route de campagne. On roule lentement, on regarde le paysage. Parfois on s’arrête sur le bord, on se détend les jambes, on pique-nique. Hollywood est une autoroute. On n’a pas le temps pour la réflexion oisive. Ce que j’ai fait de plus important sur Fargo pour rectifier cela, c’est de séparer l’écriture du tournage. De cette façon, je peux explorer à fond chaque personnage et chaque idée sans avoir le flingue de la production constamment braqué sur ma tempe.

Hollywood est une autoroute. On n’a pas le temps pour la réflexion oisive.

Mais le téléphone n’arrête pas de sonner, et dans tous les projets que j’ai acceptés par hubris, il y a toujours des repas, des réunions, des discussions logistiques. Au final, on a moins de temps pour créer, tout simplement, ce qui est une honte.

Mon dernier livre a été acheté sur la base de la moitié du manuscrit, les jours qui ont suivi la diffusion de la première année de la série. Je devais donc le terminer en même temps que de m’occuper de la deuxième année. En d’autres termes, j’ai dû réduire mon temps passé sur l’autoroute pour rouler quelques heures sur une route de campagne. Je ne recommande pas cette approche, même si je crois m’en être bien sorti. Le gros problème, c’est le temps de lecture. Pour lisser le manuscrit, il faut le lire, le relire, encore et encore, ce qui prend des jours. Et pendant ce temps le téléphone sonne, etc., etc.

En ce qui concerne mes différentes approches de l’écriture, j’essaie de suivre les mêmes philosophies quant à la structure, qui doit refléter le contenu de l’histoire. J’aime jouer avec la façon dont une histoire est racontée pour créer de l’inattendu. S’il est vrai qu’il n’y a au fond que sept histoires à raconter, alors le seul élément que l’on puisse maîtriser pour les rendre nouvelles, c’est la façon de les raconter.

La dimension collective du travail d’écriture à la télévision présente divers avantages (une multitude de voix et de points de vue différents), le premier d’entre eux étant de mettre toutes ces intelligences au service d’une énigme qu’il s’agit de résoudre.

Mais c’est aussi une source de stress. Ce cerveau doit être entraîné et dirigé à chaque instant. Il est difficile de transmettre une vision, de faire voir à un autre les choses comme on les voit vraiment. Le plus souvent je donne donc quelques directives générales que je me contente de coucher sur le papier.

L’objectif est toujours de produire quelque chose d’intemporel. Ce qui s’avère de plus en plus difficile à notre époque de gadgets et de modes éphémères.

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28 décembre 2015

Vous êtes heureux de la façon dont les choses se passent ? Cette seconde saison semble encore plus acclamée que la première, ce qui est énorme !

N.H. : Je suis très heureux de la façon dont elle a été reçue. Le terme « sidéré » conviendrait mieux, car même si on l’espère, on ne s’attend jamais à se surpasser – cela dit, l’idée qu’une histoire pourrait être meilleure qu’une autre me semble déplacée. Pendant la préparation de la deuxième année, les journalistes me demandaient si je ressentais beaucoup de pression, étant donné le succès critique et les nombreux prix remportés par la première. Je leur disais qu’heureusement, la seule pression que je ressentais était de produire la meilleure version de la nouvelle histoire. C’était une pression créative, détachée de celle d’atteindre un résultat tangible dans le monde réel. De fait, je n’ai aucune prise sur la façon dont mon travail sera reçu. Tout ce que je peux maîtriser, c’est le travail en soi. 

je n’ai aucune prise sur la façon dont mon travail sera reçu. Tout ce que je peux maîtriser, c’est le travail en soi.

Le final de cette deuxième année est beaucoup plus calme que celui de la première, où il y avait de l’action jusqu’à la toute dernière scène. Cette fois nous nous sommes débarrassés assez tôt des sursauts de l’intrigue pour offrir un vrai dénouement au public, laisser au destin le temps de rattraper tout le monde, permettre aux personnages d’essayer de donner du sens à ce qui leur est arrivé, de faire la paix avec leur réalité. C’est l’autre versant d’une « histoire vraie » : les choses ne peuvent pas se développer de façon nette et satisfaisante de la même manière que dans une fiction. Parfois le méchant s’en va. Parfois il rencontre un  destin pire que la mort – enfermé à vie dans un bureau –, parfois il s’échappe impunément et lance son propre empire – pour mieux trouver sa fin violente quelques dizaines d’années plus tard, à cause d’un tout petit mouvement, dont il ne s’attendait pas aux conséquences.

D’un point de vue thématique, j’ai laissé beaucoup de fins ouvertes cette année. La plupart du temps, j’ai fait confiance aux spectateurs. Je me suis dit qu’ils trouveraient leur propre sens, qu’ils choisiraient les personnages auxquels ils voulaient s’identifier ou qu’ils voulaient soutenir, qu’ils sauraient quitter chaque heure en pensant à la façon dont elle résonnait en eux, ressentir un ensemble d’émotions complexe, rire à certaines choses qui les mettraient ensuite mal à l’aise, ou comprendre que, comme le disait Camus, la vie (et notre histoire) ne sont pas absurdes : elles ont le sens qu’on décide de leur donner.

Au final, je suis étonné de la façon très personnelle dont les spectateurs ont reçu la série. Les gens éprouvent le besoin de revenir à une décence de base, mais pas dans le sens simpliste « le gentil gagne toujours à la fin » : ils veulent que leurs efforts quotidiens soient reconnus. Nous faisons tous de notre mieux. Personne n’est un super héros. Nous n’avons pas toujours raison. Nous faisons de notre mieux et nous échouons souvent, mais au final, s’il y a une justice dans ce monde, nous irons border chaque soir nos enfants avant d’éteindre la lumière à côté de la personne que nous aimons le plus au monde.

15 janvier

Comment décririez-vous les liens entre les deux années ? Dans quelle mesure diriez vous que c’est à la fois à la même série et une autre ? Cette question est aussi une façon de vous demander comment vous envisagez les défis et les possibilités d’une troisième année.

N.H. : Si un élément unit les deux années, c’est le ton. Je crois que ma ligne directrice pour Fargo, c’est d’écrire une tragédie qui se finit bien. Il y a une certaine morale : la plupart des personnages récoltent ce qu’ils ont semé. Cela étant, nous ne voulons jamais être prévisibles. Parfois, la fin heureuse ou triste de tel ou tel personnage n’est pas ce que à quoi on s’attendait. 

Mon sentiment personnel, c’est que la sensibilité de la série n’a pas changé d’une année à l’autre. C’est l’échelle de l’histoire qui s’est élargie, d’un point de vue dramatique – en termes d’intrigue, de personnages, de thèmes. Pour le dire avec une métaphore : nous avons dû enseigner une nouvelle langue aux spectateurs avant de pouvoir leur écrire un roman. Mais la plupart des éléments novateurs sont déjà dans la première année. Les deux faux films avec Ronald Reagan ne sont qu’une extrapolation de la séquence de la parabole racontée par le Rabbin dans l’épisode 5 de la première année. Les dispositifs narratifs post-modernes ont joué un rôle plus important la seconde année, mais ils apparaissaient déjà dans la première. Le truc, c’est de toujours ancrer l’histoire émotionnellement. L’attraction et la menace que représente l’intrigue criminelle créent une énergie narrative qui nous guide. Ensuite, nos élans créatifs et structurels réguliers suscitent une sorte de tension espiègle, qui oblige les spectateurs à s’investir émotionnellement et par l’imagination, à des moments où la plupart des histoires se soumettent à l’action et à l’intrigue. On leur demande de se pencher en avant et de réfléchir, pas de rester assis au fond de leur fauteuil en regardant passivement. 

Oh, et c’est une série drôle. C’est une façon de susciter un plus grand investissement (on inquiète le spectateur en mettant en danger un personnage qui fait rire) et de désarmer certains clichés de violence. Pour le dire autrement : on essaie de créer de l’inattendu, mais sans être fantaisistes ou grossiers. 

Je ne suis pas certain que tout cela puisse vous aider ou expliquer quoi que ce soit. On en reparle.

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2 février

Vous avez évoqué le montage. Je ne vous ai pas posé une question pourtant évidente et fondamentale. Pour la faire courte : en quoi consiste précisément votre travail sur Fargo ? Vous êtes le showrunner, vous donnez les grandes lignes. Vous avez réalisé au moins un épisode. Mais à quel point êtes-vous engagé ? Par exemple, quel est votre rôle exact dans l’écriture et le montage de chaque épisode ? Vous vous assurez que tout est sous contrôle ? 

N.H. : Je prends toutes les décisions créatives. Je commence avec l’idée de base, puis je travaille avec les auteurs pour développer et écrire chaque heure. Je choisis les acteurs, je travaille avec les décorateurs, les costumiers, les accessoiristes, etc. L’aspect visuel de chaque épisode est conçu avec le directeur de la photo. Je prends du temps pour expliquer à chaque réalisateur comment tourner son épisode, pour donner l’impression n’y a qu’un seul réalisateur au final. Puis je travaille avec les monteurs, les ingénieurs du son, le compositeur et le chef du département musique pour finaliser l’ensemble. 

En même temps, je dirige le tournage, je supervise les plannings et le budget, et je suis la personne référente auprès du studio et des chaînes de télé. Mais je dois dire après cela que je ne pourrais rien faire sans les génies qui travaillent avec moi dans chaque domaine : les réalisateurs, les décorateurs, les acteurs, les artistes, les producteurs, etc. 

7 février

Vous faites beaucoup référence à la politique et aux Présidents américains dans Fargo 2 (sans parler bien sûr du Bon Père, dont toute l’intrigue traite de l’assassinat d’un candidat à la Présidence). 

J’aimerais discuter de nombreux points avec vous, mais ma première question est la suivante : quel regard portez-vous sur la campagne présidentielle pour 2016 ? 

N.H. : Là, vous voulez me faire avoir des ennuis.

Traduit de l’américain par Pauline Soulat.

Fargo