Le Café en revue Finir Juste la fin du monde
Critique

Finir Juste la fin du monde

par Jean-Marie Samocki

Juste la fin du monde (Xavier Dolan, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Juste la fin du monde, le nouveau long-métrage de Xavier Dolan, est à l’affiche du Café.

De la pièce de Jean-Luc Lagarce, Xavier Dolan a conservé beaucoup de repères : la façon de parler des personnages, faite de reprises et de modifications incessantes ; certains passages essentiels, parfois raccourcis, rendus plus efficaces sur le plan dramatique. Le mouvement d’ensemble reste identique : le film naît avec le retour de Louis dans sa famille pour faire l’annonce de sa mort prochaine et s’achève par son départ précipité sans qu’il ait eu la force, ou la possibilité, de délivrer son aveu. Dolan a fait le choix de supprimer l’épilogue. Il n’y a pas de rêve symbolique pour clôturer l’ensemble ; seulement un oiseau agonisant.

L’équilibre entre les cinq personnages est pourtant très différent. Chez Lagarce, les trois personnages féminins souffrent du départ de Louis, et elles s’efforcent de sublimer leur douleur dans une admiration éperdue pour celui qu’elles ont appris à aimer à distance. Ce n’est même pas Louis qu’elles aiment, ce Louis réel qui les a pourtant abandonnées. Elles aiment le fantôme d’un roi, la trace d’une majesté. Ce n’est pas qu’elles ne le comprennent pas ; c’est qu’elles ne l’ont jamais connu. Elles sont présentées à trois âges de la vie (23 ans pour la sœur, Suzanne ; 32 ans pour la belle-sœur, Catherine – même les âges les situent comme des doubles, des reflets inversés ; 61 ans, enfin, pour la mère), mais toutes, avec leurs espoirs et leurs blessures, ont transformé Louis en un héros magnifique et invincible.

Dolan arrive à composer un quintette où chaque acteur existe pleinement par sa voix, son intensité et la force du jeu.

La pièce se disloque alors peu à peu, plaçant ces figures de femmes à l’arrière-plan. Restent deux frères : celui qui est parti et a gagné, Louis ; celui qui est resté, son cadet de deux ans, et a pris en charge la destinée familiale et les répétitions mornes de la vie quotidienne : Antoine. La pièce les oppose clairement, sans forcer le trait sur ce personnage d’Antoine, sans tracer non plus le chemin d’une réconciliation ou d’un pardon. Face à Louis, l’intellectuel, l’écrivain, Antoine n’est rien : il n’a ni l’exil, ni le royaume chimérique qui va avec. Lagarce confronte le fils prodigue au frère endurant, anonyme, qui parle pour dire et ne se noie pas dans les ornières du langage.

Dolan recherche une plus grande unité : il réserve des monologues pour chaque personnage ; chacun d’entre eux possède son moment d’intimité et de confession ; il sait les réunir pour mieux les séparer, et s’efforce de faire entendre la voix de chacun. Ce travail d’harmonie est essentiellement musical et le cinéaste canadien arrive à composer un quintette où chaque acteur existe pleinement par sa voix, son intensité et la force du jeu. Il recompose ainsi les relations entre les personnages et brise cette admiration unitaire – ou univoque – qui écrase un peu chez Lagarce la singularité des voix. Lagarce cherchait plutôt à faire jaillir la voix d’un manque indicible : chaque personnage est dévoré par un amour inconditionnel envers Louis qui leur sert à ne pas voir l’étendue de ce qu’ils n’ont plus et n’auront jamais. Les enjeux, chez Dolan, dépassent la dimension de rivalité et de reconnaissance. L’âge des acteurs en est un signe. Si Léa Seydoux doit incarner une jeune adulte qui se cherche, l’actrice a cependant 31 ans et on sent constamment que son jeu, tendre comme agressif, s’efforce de compenser l’écart creusé avec ce que Dolan lui donne à incarner. Quant à Vincent Cassel, il ne peut pas incarner un cadet jaloux de l’égard inconsidéré et injustifié qu’on voue à son aîné. Il va avoir cinquante ans cette année, et il y a vingt ans qui le sépare de Gaspard Ulliel, âgé de 31 ans, et qui est le seul à avoir l’âge du personnage.

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Cet âge renverse les rapports entre Louis et Antoine. Il n’y a plus le préféré et le répudié ; seuls se font face le Petit prince et le Presque-Père. Dans le film de Dolan, Antoine n’a à s’excuser de rien. De fait, Antoine ne doit rien à Louis. Son retour menace l’ordre qu’il a construit, sans doute tant bien que mal, par la brutalité et une peur sourde, au risque de la défiance ou de la désaffection. Il n’est pas un monstre ; juste un connard dominateur. Mais il constitue dans l’univers de Dolan bien davantage qu’un frère : c’est le personnage le plus proche de ce qu’un père pourrait incarner. Il en a d’ailleurs la place symbolique, et le statut (puisqu’il a eu deux enfants avec Catherine). Sans doute est-il effrayant, mais il occupe le centre de gravité de cette famille, au cœur même de la communauté des vivants : Louis est trop fuyant, filmé constamment aux lisières de la disparition, englouti régulièrement par le flou, c’est une esquisse de silhouette et Ulliel l’interprète de cette manière-là, comme dans un murmure, flottant et mal assuré, dans un retrait de soi perpétuel. Quant à la mère, si elle a le privilège de comprendre les caractères, de parler juste, de ne pas fuir la confession, étrangement, elle ne pèse pas, sans réelle autorité, extérieure à ce qui se passe.

Antoine est évidemment antipathique, et le jeu de Cassel, par ses éruptions, la violence du regard, ne cherche pas à l’adoucir ou à l’humaniser. Il refuse de passer par les mots et de se construire une mise en scène ouatée dans laquelle il pourrait ne pas avoir à exister – contrairement à ce que fait Louis. Mais son seul but, ce qui le rend impardonnable aux yeux du spectateur, est de dominer en humiliant, quand bien même il serait détenteur d’une vérité ou posséderait une constance morale, ce qui est quand même le cas ici.

Le film met beaucoup de temps à arriver vers Antoine, comme il met plus globalement beaucoup de temps à arriver là où il souhaite. La mise en scène est très réglée, et suit une progression, une logique, qui ne se calent pas sur les articulations de l’histoire. Immédiatement, elle dépouille l’image, s’abstrait de la reconstitution théâtrale, congédie le décor pour faire du visage le lieu de l’expressivité. Dolan le fait lentement, précisément, il offre d’abord des têtes à contempler, monstrueuses, hyper-expressives, bidimensionnelles, puis la forme-tête, bien que filmée de côté, de biais, dans un clair-obscur permanent, se complexifie au bénéficie de la profondeur humaine du visage. Nous commençons par voir les personnages sans arriver à les écouter et peu à peu nous entendons leurs souffles, leurs non-dits, leurs émois, mais nous ne les voyons plus très bien, nous ne voyons pas le temps déposé sur leurs peaux, les ombres les protègent encore. Cette hésitation est magnifique dans la scène de voiture entre Antoine et Louis, où les corps sont cachés comme les visages et où la colère et la rage tournent à vide, alors même qu’elles parviennent pour une fois à s’exprimer.

Nous commençons par voir les personnages sans arriver à les écouter et peu à peu nous entendons leurs souffles, leurs émois, mais nous ne les voyons plus très bien.

Dans un troisième temps, Dolan, dans la grande scène finale, arrive à filmer ensemble ces cinq personnages. Il n’est pas trop tard. C’est le seul moment où l’espace scénique est plus large, où Dolan arrête de les figer dans ses plans pour montrer véritablement les gestes comme des déchirures et des élans inachevés. C’est le seul moment où il existe un espace autour des corps et des intervalles mesurables que les corps peuvent remplir. Dans cette séquence, Louis est définitivement à l’écart et sa disparition programmée permet de montrer les sentiments furieux d’Antoine. Heureusement, il ne devient pas plus aimable de se révéler à lui-même et aux autres. Tout autour d’eux, une lumière ocre les irradie. Ce n’est pas celle du crépuscule, bien qu’on puisse la qualifier de crépusculaire. Elle est artificielle comme celle des soucoupes volantes dans les films de science-fiction et Dolan a peut-être pensé aux Rencontres du troisième type de Spielberg. Elle impose un lent embrasement, qui ne commente pas l’écheveau des passions. Elle brûle à sa façon l’image, venant du dehors, comme un engloutissement progressif qui condamne tous les personnages, une fois que Louis aura disparu définitivement. Seul un geste résiste à la violence de la lumière, pour lui imposer une autre violence encore : ce sont les mains d’Antoine qui agrippent Louis pour le projeter hors de la scène mais qui en même temps se collent à lui, pour le retenir ou plutôt le sentir encore plus proche. La pièce de Lagarce s’achève sur une impuissance à dire ; Dolan ne fait pas le même choix, car, à sa façon, Antoine a certainement compris ce que Louis voulait dire et qui s’est greffé comme un lapsus sur un autre mot. C’est le comble de la fraternité.

Lorsque Louis parle de son départ, il voulait sans doute viser sa mort prochaine ; et Antoine s’accroche à ce mot pour qu’il parte définitivement, mais aussi pour qu’il ne prononce pas le mot fatal. Une compréhension entre les frères a eu lieu pour la première fois, mais elle s’offre de manière incertaine, indirecte, instinctive. Après ces mouvements de prise et de déprise, de combat et d’étreinte, le film peut s’achever mais il aura réussi, in extremis, à arriver à ce point d’image et de parole où, sous le regard d’une lumière absolue, des sentiments contradictoires et intenables sont représentés. C’est que l’amour pour un autre nous élève tout autant qu’il nous rend l’existence impossible.

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