Le Café en revue Génie de l'environnementalisme
Carnets

Génie de l’environnementalisme

par Camille Brunel

The Revenant (Alejandro Iñárritu, 2016)

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Cet article fait partie d’un cycle

The Fountain, de Darren Aronofsky (2006) – 1h36

The Revenant, d’Alejandro Iñárritu (2016) – 2h36

En août 2014, quelques mois après la sortie de Noé, Darren Aronofsky invite Leonardo DiCaprio à l’accompagner dans un voyage jusqu’aux sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, l’une des régions les plus dévastées au monde par l’extraction du pétrole. Il rédige un journal de leur périple, disponible sur le site du Daily Mail, dans lequel un DiCaprio sur le point de tourner The Revenant échange notamment avec le représentant d’une communauté d’Américain natifs, les Chipeywan.

Devant The Revenant, d’Alejandro Inarritu, on peut être du coup impressionné par l’influence qu’a dû exercer DiCaprio sur le film, et consacrer sans risque un double-programme qui l’associerait à The Fountain, réalisé en 2006 par Darren Aronofsky. Dans les deux cas, l’homme blanc (le conquistador de The Fountain, le trappeur de The Revenant) se trouve aux prises avec des indigènes présentés comme les tenants d’une nature assiégée. Aucun des deux films n’aborde certes la question de l’animal frontalement mais, comme on l’a dit au sujet des Saisons de Jacques Perrin, la place accordée à l’animal dans le cadre peut parfois suffire à faire basculer le cinéma de son immémorial point de vue anthropocentriste à un point de vue biocentriste, c’est-à-dire où la vie dans son ensemble est envisagée – et The Fountain et The Revenant ne parlent que de cela, chacun des deux méditant sur la dimension mortelle de l’être humain et l’humilité face au vivant, quelle que soit sa forme, qui en découle.

The Fountain se déroule en trois lieux et trois époques : le Guatemala du XVIe siècle, où Hugh Jackman incarne un conquistador en quête de l’Arbre de Vie qui lui permettra de sauver la reine d’Espagne incarnée par Rachel Weisz ; puis les Etats-Unis de nos jours, où un neuro-chirurgien (Jackman), cherche un remède, à base de sève d’arbre guatémaltèque, pour guérir le cancer de sa femme (Weisz) ; enfin un lieu indéterminé, sorte de bulle perdue dans l’espace, où un personnage qui médite (Jackman) vit seul avec un arbre au milieu d’une nébuleuse en train de mourir (Weisz ?). Mis en perspective avec les siècles et les galaxies, humains et autres créatures terrestres participent d’un même phénomène animal fugace : aussi n’est-il pas surprenant de constater qu’Aronofsky les traite de façon non-spéciste ; quant à Iñárritu, il fait de la carcasse d’un cheval le nouveau berceau de son protagoniste revenu, et aligne la respiration du héros sur celle du cheval, dont la cage thoracique morte se soulève imperceptiblement au rythme de l’homme qu’elle recèle.

The Revenant se déroule au Canada, au début du XIXe siècle. Des trappeurs, guidés par le personnage de DiCaprio, nommé Glass, sont pris en chasse par des Indiens sur le chemin du retour : puis, attaqué par une ourse qui défend ses petits, Glass est abandonné, et le film raconte sa survie dans une nature à la fois hostile et protectrice, ainsi que sa réconciliation avec les peuples indigènes, représentants humains de cette nature ambivalente. The Fountain relativise l’existence d’un point de vue historique, alignant deux histoires similaires à deux époques différentes ; The Revenant ne se déroule que sur quelques jours mais relativise l’existence humaine d’un point de vue géographique, la caméra, passant des arbres aux rivières et aux nuages, confrontant régulièrement les péripéties des hommes, aussi tragiques soient-elles, à l’impartialité géologique des éléments.

Comme l’expliqua DiCaprio en venant chercher l’Oscar que lui aura valu le rôle de Glass : « Making The Revenant was about man’s relationship to the natural world » (« Le tournage de The Revenant était centré sur la relation de l’homme à la nature »). The Fountain et The Revenant (tout comme Océans et Les Saisons à leur manière) cherchent à mettre à mal l’idée de l’Homme mesure de toute chose, chérie par les humanistes vieillissants – l’on retrouve d’ailleurs dans The Revenant, comme dans Les Saisons, ce plan que Wajdi Mouawad décrivait dans son roman Anima : un oiseau noir, haut perché dans un arbre, observe ce qui se passe au sol, symbole de la supériorité et de l’impassibilité avec laquelle la nature observe les atermoiements des créatures clouées au sol.

Iñárritu s’en amuse beaucoup, ne serait-ce qu’en filmant le paysage pendant que les humains parlent, comme si la caméra insolente avait choisi, après plus de 100 ans passés à filmer les acteurs, de regarder les arbres : le biocentrisme, c’est ainsi ce lent panoramique entre deux visages pendant que Tom Hardy parle, lors de son retour au camp; ou encore cette scène où la caméra part d’une cascade, regarde les hommes, puis rejoint la cascade, comme désintéressée; c’est enfin ce coup d’oeil jeté aux oiseaux qui tournent au-dessus de la forêt en pleine bataille.

CHEZ ARONOFSKY COMME CHEZ IÑÁRRITU, LA MORT EST LE MOMENT D’UNE INITIATION ET SE DÉROULE LES YEUX OUVERTS.

The Fountain est beaucoup plus avare en animaux que The Revenant – le film a dix ans de moins et date d’une époque où le bestiaire de synthèse n’est pas encore très développé. Leurs apparitions comptent cependant autant que chez Iñárritu, comme celle de ce canari que le neuro-chirurgien trouve posé sur un meuble, chez lui, avant de le remettre dans sa cage. Il s’avère que l’oiseau a été libéré par Iz, sa femme mourante, qu’il rejoint peu après dans son bain. Certaine de mourir, elle a voulu libérer l’oiseau avant de s’en aller – et le petit animal de renvoyer discrètement à la volonté du personnage féminin de mourir volontairement plutôt que d’attendre, d’ouvrir elle-même la cage (thoracique?) qui retient son âme à l’intérieur de son corps.

Dans The Revenant, c’est aussi la femme du héros qui voit un oiseau se libérer à l’instant de sa mort – et celui-ci s’extrait, littéralement, au moyen d’un effet spécial aussi poétique qu’hyperréaliste, de sa poitrine. Surtout, elle le regarde s’envoler: chez Aronofsky comme chez Iñárritu, la mort est le moment d’une initiation et se déroule les yeux ouverts, qu’il s’agisse du personnage d’Iz qui souhaite aller au devant de sa mort, ou de l’Indienne initiée aux cycles naturels. Du côté du mâle, DiCaprio profite également de la vie qui suit sa première mort (causée par le grizzly) pour modifier son rapport à la nature, comme le personnage de Hugh Jackman, sous sa forme méditante, finit par s’élever et sortir de la bulle qui l’enfermait avec un arbre mort. L’arbre est lui aussi, dans les deux films, la représentation vivante de ceux qui meurent sans mourir, de ceux qui, tout en étant sous terre, n’en trouvent pas moins le moyen de s’élever et d’élever ceux qui restent – qu’il s’agisse de l’équivalence visuelle entre un tronc et la nuque d’Iz dans The Fountain ou, dans The Revenant, d’un rêve où Glass étreint un arbre en croyant étreindre son fils.

Oiseaux, arbres, chevaux aussi : dans aucun des deux films ceux-ci ne sont traités comme de simples montures, à l’instar des Saisons qui faisait l’effort de filmer leurs yeux et pas seulement leurs oreilles entre les jambes des chevaliers. Dans The Revenant, les premières apparitions de chevaux sont particulièrement marquantes : le premier emporte la caméra avec lui pendant quelques secondes de galop, le second se fait tirer une balle dans la tête par un ivrogne sadique en plein cœur de la débâcle, sa mort apparaissant aussi choquante que celle des humains qui l’entourent. On a noté plus haut le lien qui unissait le personnage de Glass au cheval lorsqu’il passe une nuit à l’intérieur d’une carcasse, mais leur lien se manifeste en d’autres endroits de façon plus discrète, comme lorsqu’il libère tous les chevaux des odieux trappeurs français peu après avoir libéré une femme ; ou lorsqu’il remercie, à deux reprises, les chevaux qui l’ont aidé: d’abord celui dont la carcasse l’a abrité, d’une main respectueuse posée sur lui avant de s’éloigner, ensuite celui qui le guide dans la neige jusqu’au lieu de sa vengeance, de deux tapes amicales sur l’encolure.

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The Revenant (Alejandro Iñárritu, 2016)

Ces deux tapes interviennent au terme d’un plan spécifiquement conçu pour englober le cheval aux côtés du héros : la contre-plongée fait en effet apparaître Glass derrière la tête de sa monture, visible au premier plan ; la caméra se rapproche alors de l’humain, les yeux du cheval sortent du cadre, mais le geste de gratitude du trappeur vient rappeler que l’animal est toujours là. D’autres gros plans sur les yeux des chevaux – les plus grands de tous les mammifères terrestres – interviennent dans le film, notamment après une scène où le héros dévore un foie de bison cru. L’œil du cheval, qui connote le regard animal, c’est-à-dire le regard de la nature sur les humains, s’oppose à ce moment-là à la perception de l’animal mise en scène quelques secondes plus tôt : d’un côté la viande, de l’autre le regard ; d’un côté l’objet, de l’autre, la personne. Dans The Fountain, le rapport au cheval est ponctuel, quoique révélateur aussi : pendant son exploration, le conquistador joué par Jackman pose le pied à terre et se contente de dire « Stay here » à son compagnon, ce qui revient à considérer qu’il est à même de comprendre ce qu’on lui dit plutôt que de l’attacher, comme une chose, avec un nœud, à la manière des ancestraux cow-boys anthropophiles.

Juste après avoir laissé son cheval derrière lui, le conquistador tombe sur un grand prêtre maya qui le décapite. Il est, ce prêtre, l’un de ces « indigenous people » auxquels se soumettent les héros d’Aronofsky et d’Iñárritu, et que DiCaprio mentionna lors de son discours de remerciement aux Oscars. Eux aussi sont les bénéficiaires de ce regard nouveau qui observe le vivant sans chercher à le rattacher ou le soumettre à l’homme occidental habituel. Chez Iñárritu, la dimension divine des indigènes n’est pas réservée aux prêtres, elle se trouve même distribuée parmi les Indiens entre les mains desquels Glass choisit de remettre l’aboutissement de sa vengeance, se souvenant soudain que « la vengeance est entre les mains de Dieu » (« Vengeance is in God’s hands » est sa dernière réplique). Or Dieu est ici à entendre au sens romantique du terme, au sens du Génie du Christianisme (d’ailleurs Chateaubriand publia son Voyage en Amérique, où il raconte avoir fréquenté des Indiens, un an après les événements décrits dans The Revenant, soit en 1826) : Dieu est dans la nature. Comme le raconte Fitzgerald, le trappeur cruel joué par Tom Hardy, Dieu est un écureuil à la merci des hommes, qui l’ont tué, et qui l’ont dévoré (« Turns out that God… He’s a squirrel. Yeah, big ol’ meaty one »).

Dans ce nouvel Eden qu’est le Nouveau Monde, un nouveau péché originel a été commis, et il l’a été contre les animaux.

Dans ce nouvel Eden qu’est le Nouveau Monde, un nouveau péché originel a été commis, et il l’a été contre les animaux. Dans The Fountain, qui raconte également l’histoire de la colonisation du Nouveau Monde, ce crime originel est évoqué de façon transversale, dans le récit contemporain de la quête d’un remède au cancer par le neuro-chirurgien. On observe en effet que la plupart de ses tests sont effectués sur des singes, manière de montrer une nature soumise et séquestrée dans un monde égaré, tant dans son rapport à la mort, que le protagoniste refoule et refuse, qu’à la vie, ici représentée par le singe enfermé dans une boîte en plastique. Plusieurs plans le révèlent endormi, entubé, trépané ; le premier, nommé Donovan, s’en tire plutôt bien, mais après une crise de colère, le docteur joué par Jackman s’emporte et exige qu’on prépare un second cobaye: « Préparez Caïn! » éructe-t-il. De la part du futur réalisateur de Noé, dont le principal antagoniste, Tubal-Caïn, est un descendant du meurtrier d’Abel, la mention d’un tel prénom n’a rien d’innocent (sans jeu de mot) : elle renvoie au premier meurtre de l’Histoire – à cet autre péché originel commis dans le Nouveau Monde où furent chassés les humains bannis du Jardin d’Eden.

Aussi The Revenant repose-t-il entièrement sur un meurtre originel qui est celui d’un animal. Par la suite, chacune des catastrophes qui s’abattent sur Glass découlent de la mise à mort d’animaux. Le premier plan-séquence du film s’achève sur le premier coup de feu fatidique, qui abat un caribou – coup de feu qui ameute les Indiens et amorce une longue et sanglante scène d’assaut. Peu après, Glass, parti chasser en forêt, tombe sur l’ourse qui fera de lui la charpie que ses camarades abandonneront à la forêt. Ici l’ourse n’est aucunement présentée comme un monstre: d’abord parce qu’elle est une mère défendant ses petits, ensuite parce qu’à aucun moment de l’attaque ses crocs ni ses griffes ne sont mis en valeur : au contraire, c’est plutôt sa truffe que l’on aperçoit, ses babines un peu molles, son corps un peu pataud. Un animal en somme, pas un monstre. Et si elle lance une seconde attaque sur le trappeur, ce n’est pas sadisme mais bien parce que ce dernier s’apprêtait de nouveau à lui tirer dessus – par esprit de revanche, soit l’erreur fondatrice qui consiste à nier que toute revanche « est entre les mains de Dieu ». Au terme du voyage, c’est ainsi aux Indiens – avatars de la nature, gardiens du sacré qui lui est associé – qu’il revient de parachever la vengeance de Glass en scalpant Fitzgerald.

Toute l’épopée du Revenant apparaît comme une évolution du rapport de Glass à la nature. Après avoir tué le caribou et l’ours, soit juste après sa résurrection, le trappeur, qui vivait de la mort animale, doit se contenter de mimer l’acte du coup de feu avec un bâton devant trois caribous qu’il laisse traverser une rivière en paix. Peu après ses cauchemars sont hantés par une montagne de crânes de bison, symbole de l’holocauste en cours dans les plaines américaines – à la fois humain et animal, mais représenté, dans l’inconscient du héros, par des crânes d’animaux. Comme Hercule, il porte sur lui la peau de la bête qu’il a tuée; au contraire d’Hercule cependant, c’est dans son cas la peau de bête qui l’emporte et déteint sur lui, puisqu’il redevient sauvage, se remet à vivre parmi les animaux, à dormir dans la forêt et à devenir charognard, dans le sillage d’une meute de loups (comme dans cette belle scène où il partage les viscères d’un bison que des loups ont tué, à l’instar de Barack Obama qui, en visite en Alaska en septembre 2015, goûta à un saumon tout juste tué par un ours). La fin du Revenant évoque involontairement L’Odyssée de Pi : les Indiens passent devant Glass sans le tuer tout comme le tigre passe devant Pi sans le tuer à la fin du film d’Ang Lee, façon pour le monde sauvage d’accorder le pardon à cet homme dit civilisé – et la rédemption du colon face à la nature américaine formule un idéal écologiste de rédemption de l’humain colonisateur avide et destructeur du monde naturel. Accepter que la vengeance revienne au monde sauvage, premier martyr entre tous, c’est en quelque sorte rendre la main aux animaux. A la fin de The Fountain, quand le conquistador boit la sève de l’arbre de vie, il ne devient pas éternel : il se transforme en fleurs. Initié par les peuples indigènes, l’homme ayant fait le deuil de la civilisation en lui n’atteint l’éternité qu’une fois soumis à la nature.

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The Fountain (Darren Aronofsky, 2006)