Il y a un lieu, l’Amérique
– par David VasseCertaines femmes (Kelly Reichardt, 2016).
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Vu le 19 février au Café des images.
Lentement, sûrement, Kelly Reichardt trace une route qu’il semble aujourd’hui salutaire de suivre pour qui veut de l’Amérique une autre image que celle véhiculée par le gros blond à la Maison Blanche. Quelques dollars en poche, de bons souliers, un peu de nature, quelques rues, deux ou trois personnages, la cinéaste n’a pas besoin de plus pour restituer une Amérique de nouveau belle à voir, mélange d’aridité et de douceur, de soleil pâle et de terres ocres, de rêves glanés en chemin et d’émotions contenues à les voir peut-être s’éloigner. S’il existe une climatologie du cinéma de Reichardt, c’est à la persévérance des êtres à conjuguer leur temps à l’éventualité d’un espace disponible qu’elle s’accorde. S’il est question de légères variations atmosphériques dans ses récits minimalistes, c’est en tant que dénominateur d’actions réduites à quelques décisions dont le résultat importe moins que l’espoir secret qui les motive.
Loin du bruit et de la fureur, les microfictions américaines de Kelly Reichardt réussissent le paradoxe de renouer avec l’imaginaire grandeur nature d’un pays en le parcourant en quelques pas, dans de petits périmètres, sur fond de paysages aussi amples qu’élémentaires, un horizon qui se fait indifféremment simple ligne ou vague destination. Raconter grand dans un format de poche, faire sentir l’écho du large dans des voix chuchotées, des gestes hésitants, de subtils créneaux, c’est là toute la patience de Kelly Reichardt, l’écorce sensible de ses films.
faire sentir l’écho du large dans des voix chuchotées, des gestes hésitants, de subtils créneaux, c’est là toute la patience de Kelly Reichardt.
Construit autour de quatre portraits de femmes, inspirés des nouvelles de Maile Meloy, Certaines femmes se présente a priori sous le signe d’une étendue ; plus de personnages, plus de facettes, plus d’histoires, davantage de transitions narratives ayant pour cadre unique la petite ville de Livingstone et ses environs, situés dans le Montana. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Les trois histoires qui composent le film ne garantissent pas pour autant un miroitement fictionnel inédit, pas plus qu’elles ne campent sur une déclinaison de la rétention affective en terres désertées. Bien que leur union en triptyque fasse la force du film, les héroïnes ne façonnent, même à distance, ni une communauté, ni un exemple, ni une seule image de femme en situation d’altérité, elles ne jouent pas collectif, elles assument leur retrait, non comme une faiblesse, mais comme l’assurance d’une expérience plus intime, plus immédiate et fusionnelle, à l’intérieur d’un territoire aussi minéral que fertile. « Mieux vaut l’action individuelle isolée que les opérations collectives de grande ampleur » disait-on dans Night Moves, son précédent film. Tout le cinéma de Reichardt est là, dans la conviction que par soustraction à la grande action on parvient néanmoins à en faire sentir l’onde secrète, qu’en veilleuse les choses sont tout aussi susceptibles de provoquer de sérieux tremblements.
Dans la troisième histoire, Elisabeth (Kirsten Stewart) raconte à Jamie (Lily Gladstone) le temps qu’elle met à venir jusqu’à Livingstone pour donner ses cours, les kilomètres qu’elle parcourt pour quelques heures à peine d’enseignement. Elle le raconte, les traits tirés, assise dans un petit restaurant dégarni, en grignotant quelques frites et un morceau de burger. Contraste d’échelles où la description d’une large distance s’énonce dans le confinement d’un lieu anonyme. Pauvre action de dîner menu pour donner à imaginer la route interminable. C’est que dans Certaines femmes, plus que dans les films précédents de Kelly Reichardt, la grande histoire de l’Amérique éternelle s’insinue dans les plis d’histoires individuelles esquissées en demi-teintes, dont l’extrême concentration semble au départ empêcher la fiction de « prendre », selon un principe de développement et de consécution, mais qui réussit le miracle de l’intégrer en silence sous l’effet d’un dépôt de temps sur les visages et les moindres gestes. Dans une grande surface, Laura (Laura Dern) regarde d’un œil las une ronde indienne et c’est l’Amérique des pionniers qui surgit, bientôt recroisée dans la deuxième histoire à propos de pierres en grès qu’une jeune mère de famille, Gina (Michelle Williams), souhaite acheter à un vieil homme pour la construction de sa maison « authentique ». Dans une salle de classe peu éclairée et occupée, Elisabeth raconte l’histoire des droits scolaires aux États-Unis. Les tâches quotidiennes de la palefrenière se découpant sur les plaines du Montana au petit matin entretiennent également l’idée que de simples actions, entièrement dévolues à leur immanence, sont à même de s’accorder à des latitudes mythologiques sans apprêts, juste par inscription concrète dans un environnement dont les personnages, forts de leur être-là, dépourvus de toute antériorité, parviennent à exprimer l’évidence native.
Il faut voir chacune de ces histoires pour ce qu’elle offre comme occasion de jouer sur des modulations scalaires, régulièrement obtenues par l’utilisation du reflet qui non seulement structure l’ensemble (les trois épisodes se répondent confusément les uns aux autres) mais agit surtout comme élément de condensation du proche et du lointain. Dès le plan d’ouverture sur un train de marchandises qui, du fond de l’image, avance jusqu’à nous, on sent qu’il sera question de cela : sans effort, en prenant son temps, favoriser la coprésence d’une origine et la netteté familière de son actualisation, là, sous nos yeux. Grâce au reflet, l’unité du plan projette sur celui ou celle qui s’y tient l’image inversée d’une perspective qui la recouvre plus d’une fois d’un sentiment d’isolement, de désistement passager à soi-même, comme une manière de laisser affleurer l’écume d’un passé diffus. Le visage de Laura logé dans un tout petit miroir d’une chambre d’hôtel pendant que son amant se rhabille, le ciel nuageux sur les vitres de la fenêtre derrière laquelle Albert observe Gina près du tas de pierres convoité, Jamie, à la recherche d’Elisabeth, qui se dédouble dans les vitrines éclairées des boutiques et des restaurants, autant d’instants où se superposent l’ici et là-bas, la présence et l’absence, l’assise et la pensée, autant d’indices de séparation pour dire qu’il n’y a pas non plus de séparation.
Aucune stigmatisation de ce qui oppose, aucune différence par quoi le film succomberait trop naïvement au cliché nostalgique d’une Amérique perdue. Vers la fin de la première histoire, au cours de la prise d’otage du pauvre Fuller, un flic fait un éloge des talents de menuisier de ce dernier, expliquant qu’avec lui, « le vieux et le nouveau bois se fondent bien ». Dans Old Joy (2007), Kurt, le rêveur barbu, affirmait qu’au fond il n’y avait guère de différence entre la ville et la forêt (« La forêt et la ville forment un tout de nos jours : les arbres en ville et les déchets dans la forêt. Où est la différence ? »). Certaines femmes confirme qu’entre l’ancien et le nouveau nulle distinction n’est à déplorer. L’un et l’autre participent d’une même traversée des matières, le souvenir du grand Ouest coopère avec l’influence du changement climatique, le cheval et la voiture se partagent les mêmes valeurs de voyage et d’imprégnation des possibilités de rencontres, brèves et non moins cruciales. Malgré la découpe en trois courts récits, le film abolit tout marquage étanche, préférant la lisière à la frontière. Ne dit pas autre chose l’image saisissante de Jamie qui, s’endormant au volant, laisse son pick-up traverser une clôture et finir dans un champ sans le moindre bruit, une sortie de route feutrée, des barbelés qui cèdent en silence. Il n’est pas interdit de lire ce moment comme un antidote précieux à l’Amérique de Trump.
On a souvent parlé de solitude à propos du film. Du fait que chaque personnage féminin ne sortait pas de son quotidien et échouait à essayer de le modifier. Ce n’est pas entièrement faux mais insuffisant. Nul intérêt pour Kelly Reichardt de s’en tenir à un pointillisme de la solitude au nom d’un americana sec et glacé. Il me semble que préoccupe davantage son cinéma la façon dont des personnages en marge en arrivent à vouloir attirer l’attention de ceux qui les regardent à peine, en raison de circonstances contraignantes ou de passions tristes (le travail, le devoir, les responsabilités). Là se situe la principale action dans ses films. Chez elle, il y a les idéalistes et les réalistes, les rêveurs et les adultes (Old Joy), ceux qui espèrent et ceux qui n’en ont pas le temps. Les premiers cherchent plus ou moins discrètement à montrer aux seconds qu’ils existent et que, de préférence, ils existent pour eux. Dans Night Moves, faire sauter un barrage en pleine nuit était un moyen pour les trois militants écolos d’attirer l’attention « en sourdine », de manière individuelle et localisée. Dans Old Joy, Kurt conduisait peu à peu son ami Mark, futur papa déjà encombré par les soucis d’une vie rangée, à s’abandonner à son idéal spirituel, au contact d’une source d’eau chaude cachée au fond des bois.
Dans Certaines femmes, c’est trois fois cette même volonté, faire que le regard de l’autre se porte enfin sur soi, sur son propre désir, son propre aveu. S’estimant victime d’une injustice juridique, Fuller se livre à une prise d’otage pour se faire entendre de la loi et obtenir la considération de son avocate, laquelle, du reste, n’est pas plus considérée par son amant. Sous la forme de la négociation, Gina, à peine plus écoutée par son mari, cherche à convaincre Albert de lui vendre son grès. Enfin, par son assiduité au cours d’Elisabeth, sa sollicitude et sa sincérité, Jamie espère d’elle une réciprocité des sentiments. Tout est là, dans l’ébauche d’une relation, dans l’envie ou la nécessité de se rapprocher de l’autre par la patience d’un contact qui devient essentiel. Toujours l’image du train au premier plan : que le lointain, irrésistiblement, s’approche de vous, vous frôle, vous étreigne enfin (inoubliable scène nocturne d’un trajet à cheval dans les rues désertes de Livingstone), quitte à ce que plus tard il poursuive son chemin et disparaisse à jamais.
D’où le malentendu sur le supposé mutisme du cinéma de Kelly Reichardt. Loin d’être une tare caractérisée par un excès de modernité cheap, le peu de mots se définit toujours en lien avec la situation décrite à l’instant. S’exposer à l’autre, c’est forcément s’exposer à la difficulté de parler, de bien se faire entendre. Il y a même un danger à trop parler, de la compromission à trop en dire (dans Night Moves, Dena mourra de n’avoir pas su se taire). Au bord du désespoir, Fuller se lâche, annonce à Laura, son avocate, qu’il n’a plus rien à perdre et qu’il est prêt à tuer sa femme, ce à quoi Laura répond, énergique, qu’il ne « doit pas dire ça ». Auprès d’Albert, Gina en fait sans doute un peu trop en insistant sur la valeur que représentent pour elle ces pierres pionnières. Trop parler peut aboutir à l’échec d’une décision ou d’une résolution, en rajouter peut mettre en péril la volonté de vaincre un état de solitude. Rien ne vaut l’émotion d’une présence muette. Il arrive même qu’un certain retrait de la parole garantisse l’accomplissement de certaines choses, la fidélité à ses aspirations. Ou encore au dit préférer l’écrit, ces mots écrits qui soulagent et consolent (la lettre que Fuller attendait de son avocate dans sa cellule où il y a tant de bruit).
Dans Certaines femmes, il y a trois fois cette même volonté de faire que le regard de l’autre se porte enfin sur soi, sur son propre désir, son propre aveu.
En tout état de cause, ne rien dire ou si peu demeure cette humilité par quoi s’accorder physiquement à l’endroit qu’on choisit d’habiter, pour un temps ou pour la vie. Se produit ainsi un mouvement de vérification d’un lieu qui au départ n’est qu’un nom, une ligne ou un point. Mouvement que résume une image récurrente dans le cinéma de Kelly Reichardt, celle d’une carte dépliée où promener son doigt pour trouver le lieu où se rendre, choisir le bon itinéraire, la meilleure piste. C’est une clé pour comprendre la logique de déplacement à l’œuvre dans tous ses films. D’abord situer l’endroit sur papier puis attester de son existence en faisant corps avec lui. Après avoir repéré un lieu tracé, filmer la trace du lieu. On peut y voir une métaphore de la pratique de la cinéaste. Le scénario serait la carte, avec des personnages écrits comparés à des points, un texte en attente d’être incarné. Ensuite vient le tournage et c’est le moment de faire exister conjointement lieux et personnages dans la matérialité instantanée du plan. Il en résulte une consistance commune, partagée, l’assomption d’une présence capable, pour s’imposer, de se dispenser du moindre élément de caractérisation biographique. Tout plan est un ancrage, un attachement, assuré de sa base par le bon appui des pieds au sol (ils sont visibles dans les trois histoires, de celui de Laura caressant son amant puis son chien à ceux de Jamie tout près des sabots de son cheval au premier plan de la troisième histoire en passant par la première apparition de Gina foulant un petit sentier boisé, bien flexible sur ses jambes). Beauté d’un cinéma cru et vécu, tranquillement obstiné à trouver le bon endroit où s’arrêter, respirer autrement, construire quelque chose (Gina et sa future maison) ou simplement se sentir lui appartenir (à la fin de Wendy et Lucy, Lucy avait trouvé un jardin, Wendy pas encore, alors elle reprenait la route).
Mais est-ce si simple ? Pas toujours. Il se peut qu’entre le repérage sur la carte et la reconnaissance sur place quelque chose rate. Qu’entre le projet et la réalisation un écart se prête à correction. Soit on ne sait pas bien lire la carte (Old Joy), soit on invalide la précision topographique initiale au vu de la médiocrité du résultat (dans la première histoire, la stratégie policière conçue à partir du plan déplié du bâtiment où s’est réfugié Fuller s’achèvera tristement, de manière totalement déceptive). Entre l’idée d’une action et sa transposition dans la réalité, un déséquilibre est à craindre. La solution ? Trouver sur le champ le bon ajustement, conformément à ce qu’on souhaite atteindre. Une scène intrigue à ce sujet. A l’entrée du bureau de son avocate, Fuller remarque que la porte n’a pas été bien montée. Du doigt, il indique le problème. Comment est-ce possible ? Surpris autant qu’agacé, le voici qui corrige le défaut en calant la porte par le bas. A partir du toucher, à partir de sa propre expérience de spécialiste du bois, Fuller a réussi à rectifier une mauvaise appréciation du rapport entre le dess(e)in et le terrain, à résorber un décalage bancal entre le plan de montage (une autre carte ?) et l’existence pratique de la porte.
Chez Kelly Reichardt, la vérité est bien toute entière dans le réel, dans son poids, ses reliefs, ses détails. C’est dur évidemment mais il est doux aussi de pouvoir y recevoir, telle une lumière filtrant par la fenêtre, une étrange source de chaleur. Une chaleur frissonnante, entre chien et loup, comme dans un journal intime de Patti Smith.