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La Mort de Louis XIV, d’Albert Serra (2016) – 83′
Louis XIV est peut-être mortel, mais La Fontaine a la dent dure. On l’avait évoqué en ces pages il y a moins d’un mois, pour parler du film des Frères Dardenne ; mais Rester Vertical, qui opposait un héros prénommé « Léo » à une meute de loups baignait lui aussi dans l’imaginaire des fables célèbres. Chez Serra, le roi est encore un lion – enfin, un « Léo », Jean-Pierre de son prénom – et son adversaire serait plutôt le renard, celui dont il porte la fourrure autour du cou du début à la fin du film, sous sa crinière de cheveux blancs. Ce roi lion-là est une vieille carne, elle a eu raison des ruses de ses opposants, et porte leur peau en trophée comme Hercule portait, lui, une peau de lion, justement.
Le renard passe le film mort, le roi le passe mourant ; pour Albert Serra, cette agonie est la marque d’un devenir-animal. On n’est pas animal quand on n’est pas mourant, en quelque sorte ; et les très chrétiens courtisans du roi sont tous persuadés d’avoir la vie éternelle. Conscient de sa finitude, Louis se coupe de la foule humaine de Versailles ; il est une vieille bête – il est un lion en cage.
La comparaison est facile, pourtant Serra ne se prive pas de la faire, en particulier lors de ce plan où le roi contemple avec mélancolie, et peut-être compassion, l’oiseau enfermé dans la toute petite cage qui jouxte son oreiller. Évidemment les courtisans du clan humain, eux, sont contre l’oiseau, l’imaginent porteur de maladies et voudraient le voir disparaître.
Pour le courtisan (pour l’humain!), le chien est serviteur ou ornement. Pas pour le roi qui, lui, les aime – d’un amour où ne se lit aucune forme de domination.
Dès le premier plan du film, cette répartition des règnes – l’animal au roi, l’humain aux courtisans – est consommée. Lors de sa première apparition, le roi est fatigué mais assis, et rejoint par ses chiens, qu’il adore. Enfin, qu’il aime. « Mes chiens! Mes chiens que j’aime tellement! », répète-t-il, textuellement, à deux reprises, leur donnant à manger, leur embrassant la bouche, les caressant vigoureusement. « Oui, Sire, vous êtes leur maître », lâche benoîtement un suiveur en voix off, que l’on entend ajouter: « Ils sont magnifiques ». Tout est là : pour le courtisan (pour l’humain!), le chien est serviteur ou ornement. Pas pour le roi qui, lui, les aime – d’un amour que Serra ne suggère pas le moins du monde basé sur aucune forme de domination, le visage du chien étant à la hauteur de celui du roi lorsqu’ils échangent leur baiser.
Louis XIV finit enfermé dans la cage dorée qu’il a bâtie lui-même, véritable lion de zoo que l’on oblige à faire des tours pour les visiteurs. Il faut le voir soulever un chapeau au moment de son coucher, grignoter deux biscottes et des oeufs (chasseur décati, il ne peut même plus avaler de viande), et se faire applaudir par des spectateurs modérément émus qui semblent avoir oublié ce qu’ils ont vu à peine sortis de la pièce. Mais Serra reste avec le roi cloué au lit, le chapeau sur le ventre, qu’il ne supporte même pas d’ôter lui-même, exigeant de son dresseur hors-champ, un quelconque valet, qu’il se charge de débarrasser la scène.
C’est probablement la raison pour laquelle les lettres du générique, au début du film, apparaissaient comme autant de meurtrières perçant l’écran noir pour nous permettre de regarder au dehors – nous étions déjà du point de vue du lion, et nous ne le savions pas. Oiseaux, grillons, cheval, nous ne faisions alors qu’entendre les animaux de l’extérieur, que nous ne verrions jamais : le film tout entier se déroule en huis clos, derrière les barreaux symboliques carrelant les quelques plans de la forêt à l’extérieur.
Le tic tac de la lourde horloge et du compte à rebours ne se déclenche qu’au moment des échanges entre humains, à l’intérieur du palais, peut-être à l’intérieur du lit ; en coupant de manière tout à fait cohérente le son de ce tic tac au moment du décès monarchique, Serra suggère peut-être un retour au générique inaugural, qui ne laissait entendre que des animaux. Le roi Léaud est libre, et mort comme une bête.
Il y a ainsi une sorte d’ironie un peu triste à savoir que lors de la scène d’autopsie voyeuriste qui suit sa mort, où des médecins extirpent du cadavre royal un gros intestin et une rate de belle taille – ces organes sont des organes d’animaux récupérés chez le boucher par l’accessoiriste. Une fois décachetée l’enveloppe humaine, la lettre est sans surprise.