Critique

La carte et la mémoire

par David Vasse

Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie (Wang Bing, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu au Café des images le 16 octobre 2016.

« Quelque chose qui arrive à quelqu’un en un temps et un lieu particuliers, devant un écran, un événement singulier qui, comme une conversation, se passe dans les deux sens, et dont l’existence est confirmée par les traces qu’il laisse. » Ainsi parlait Robert Kramer pour définir le cinéma. Quelque chose qui arrive, au cinéaste comme au spectateur. Wang Bing est sans doute le seul aujourd’hui à assimiler concrètement cette idée, à en faire même l’aiguillon de son activité. Un nouveau film n’est pas chez lui un film de plus mais un film en plus. En plus d’un autre déjà tourné ou en cours de tournage, dont il provient sans anticipation. Ce qu’on appelle d’ordinaire un « projet » prend avec lui un tour imprévisible, conjugué autant en amont qu’en aval, parfois simultanément. Capable de relever de la pure contingence, un film est en effet quelque chose qui lui arrive avant d’arriver jusqu’à nous et de nous arriver à notre tour, comme on le dit d’un moment rare, d’une rencontre décisive.

Celui qui nous arrive aujourd’hui, Ta’ang, est né sous le signe de l’inédit. Sorti du ventre de Bitter Money (présenté lors de la dernière Mostra de Venise), il témoigne une nouvelle fois de ce qui déclenche le geste de Wang Bing : la double découverte d’un (mi)lieu et de la façon de s’y inscrire en cinéma. Lorsqu’il découvre, début 2015, les camps de réfugiés Ta’ang dans la zone frontalière entre la région de Kokang au Myanmar et la province du Yunnan au sud de la Chine, au moment où éclate un conflit armé opposant rebelles et soldats birmans, le cinéaste décide aussitôt de prendre sa caméra et de filmer leurs conditions d’exilés. Cette fois, l’urgence s’exonère de tout recul, de tout repérage préalable. Filmer ici oui mais surtout maintenant, à la mesure de la situation. Pour Wang Bing, l’opération sera alors à double détente : voir sur place ce qui se passe et voir progressivement (à) quelle place tenir dans cet endroit soumis aux incertitudes du moment.

Il suffit de prendre un à un les termes du sous-titre du film pour mesurer ce qui constitue bel et bien une première pour Wang Bing : « un peuple en exil entre Chine et Birmanie ». Un peuple : c’est la première fois qu’il se trouve à filmer une telle densité humaine, une ethnie, autant de monde devant lui, lui qui jusqu’à présent s’était attaché à suivre un nombre limité de personnes davantage concentrées dans un espace un peu mieux circonscrit. Bien qu’ici encore il fasse le choix de porter son attention sur quelques-unes, c’est la réalité d’un peuple qu’il se met en charge d’investir du regard et du corps, toujours aux aguets, doté d’un instinct et d’une sensibilité sans égal. En exil : c’est la première fois qu’il se retrouve en situation d’éprouver ce que cela peut être à ses yeux, soit une autre façon de marcher, loin d’être la meilleure, celle qui donne mal aux pieds, mal au dos, celle qui concerne et dicte tout un mouvement commun. On sait que, pour lui, comprendre la personne qu’il filme passe singulièrement par l’emboîtement de son pas aux siens. Or ici, la difficulté tient à sa méconnaissance des enjeux de la situation. Ne comprenant ni la langue des Ta’ang ni les motivations du conflit, n’ayant donc aucune avance sur eux, bien au contraire, il sait qu’il va lui falloir du temps avant d’accorder son pas.

Ne comprenant ni la langue des Ta’ang ni les motivations du conflit, Wang Bing sait qu’il va lui falloir du temps avant d’accorder son pas a celui des gens qu’il filme.

Au début, dans le camp de Maidihe ou dans l’usine à thé de Dayingpan, personne ne marche vraiment, tout le monde attend des nouvelles de ceux qui ont marché et dont on ignore ce qu’ils sont devenus. En attente lui aussi, Wang Bing filme ça et là des bouts de déplacements, des velléités de départ. Là-bas au fond, juste là à droite. Mais rien de la grande foulée qu’on lui connait. Pour l’heure, il lui faut s’adapter à ce pur extérieur, en saisir les nombreux dénivelés. C’est bien plus tard, vers la fin du film, dans la zone de Chaheba, qu’il estimera le bon moment d’ajuster son rythme à l’avancée d’un petit groupe de femmes en direction d’une cabane où trouver refuge pour la nuit. C’est là toute l’honnêteté morale et physique de Wang Bing. Pas la peine de commencer à marcher tant qu’on ne connait ni le mouvement ni la langue de l’exil. Cela s’apprend et ça prend du temps.

Se remettre à marcher à la fin, à côté ou juste derrière le groupe, n’est pas simplement une manière de retrouver l’action maitresse de son cinéma, c’est surtout l’idée que pour la retrouver il est nécessaire d’en avoir auparavant suffisamment entendu parler, de passer en quelque sorte du discours au terrain, de l’écoute à la pratique. Ainsi se découperaient les trois parties du film : les yeux puis les oreilles, enfin les jambes. Ce qui s’incarne dans la reprise finale de la marche, c’est au fond ce que décrit tout le film : la mise en route littérale de Wang Bing à travers la découverte physique d’une direction et d’un but. D’un milieu profus où tâtonner à une ligne claire et droite où cheminer, tel est le parcours du film et du cinéaste, parfaitement cohérent au regard des circonstances de tournage.

Entre : c’est la première fois que Wang Bing tourne à la frontière de deux pays mais pas qu’il interroge l’idée de frontière, au point de toujours chercher à l’abolir. La frontière comme une séparation, une coupure. Ta’ang fourmille de scènes où il n’est question que de ça : couper, séparer. Couper une bâche en deux, un sac en plastique pour en faire deux, des cannes à sucre pour être payé, séparer des patates douces dans une marmite, évoquer la division en deux petits espaces d’une minuscule pièce en location. Il serait sans doute facile de penser qu’une telle insistance coïncide avec le malheur de toutes ces familles séparées par le conflit. Mais la force du film est de tout faire pour limiter le plus possible, sans évidemment les atténuer, les ravages de la pression limitrophe, d’assurer assez de partage quotidien pour que l’autre, au-delà de ce qui le distingue du cinéaste (la langue, la culture, le destin), soit à même de lui ressembler, du moins d’être proche de lui.

‘Til Madness Do Us Part, le titre anglais d’A la folie, était en ce sens explicite : seul le temps passé avec les pensionnaires de l’hôpital permettait de conjurer le diagnostic par lequel les gens étaient officiellement déclarés séparés les uns des autres. Pareil cas se produit ici. Certes, il existe une frontière entre les deux pays, rendue impossible par la violence qui y règne, mais Wang Bing refuse la résignation du constat pour lui substituer l’énergie élémentaire grâce à quoi les digues sautent, les forces s’échangent, les nuits succèdent aux jours et les jours aux nuits. Supprimer les transitions, raccorder dans le mouvement deux camps de réfugiés comme deux séries de personnages, faire en sorte que la vaillance prolifère et gagne du terrain, c’est une urgence complémentaire de celle d’être là avec eux.

A la folie (Wang Bing, 2013) / Ta'Ang.

Ta’ang / A la folie (Wang Bing, 2013.

D’autant qu’en tournant Ta’ang, Wang Bing a subi de plein fouet les assauts de la frontière, au risque d’y perdre son matériel. Parfois, à un poste de contrôle, les soldats lui confisquaient les cartes mémoire de sa caméra. Autrement dit, à la frontière correspondait la menace de voir s’effacer la mémoire et les images, la mémoire de ces images, la pire des choses qui soit pour ce cinéaste acharné depuis le début à résister à l’oubli de réalités passées sous silence, à faire du cinéma l’unique moyen de retenir ce qui, sans lui, resterait au rebut. Sur ce film, l’expérience de la frontière a donc été vécu à la fois au sens propre et selon une superbe parade de renversement symbolique : en tant que danger d’effacement localisé par les autorités, celle-ci se devait d’être combattue par l’effacement figuré d’autres frontières ; humaine, intime, sensorielle. Voilà pourquoi, même ailleurs, Wang Bing est comme chez lui, doué de réflexes exceptionnels pour sauvegarder, dans toutes les positions, l’indéfinissable équilibre de son cinéma. Chez lui, tout doit faire dépôt, rien ne doit disparaitre. Tenir bon toujours. Une main reste tout près d’une bougie allumée pour ne pas qu’elle s’éteigne et c’est tout son dessein de cinéaste qui s’infiltre dans la lumière. Filmer à la main pour que jamais ne s’éteignent les images de ceux qu’on ne veut pas ou plus voir a toujours été son grand souci.

Parmi les lignes de franchissement évoquées dans Ta’ang, il en est une particulièrement éloquente en ce qu’elle élève le film aux dimensions du temps, celle du jour et de la nuit. En plein milieu se situe une grande séquence nocturne éclairée par le feu, moment de répit pour les réfugiés et pour Wang Bing, dont on apprit qu’aux premières heures du soir il se sentait plus libre et en sécurité. Refuge en soi, la nuit n’est pas simplement le lieu d’un changement de lumière et de comportement. Adossée au contenu des jours, elle fait résonner une parole qui transforme l’activité de la veille en mémoire. Le jour, pas le temps de réfléchir, ni de penser. L’essentiel se réduit à trouver ou à construire un abri, s’activer pour ne pas succomber au conflit, se débrouiller, négocier un travail, de l’argent, bouger, marcher, porter (à la main, dans ses bras, sur son dos), transporter, supporter. La nuit, c’est un peu différent. On pose (ses affaires), on se repose. Et tout à coup le refuge de la nuit en cache un autre, celui du récit que chacun fait de son expérience ; le périple, la peine, les routes sans fin des montagnes, la présence des soldats.

Au plus profond de la nuit comme au plus profond du temps, ce qui tout à l’heure se confrontait à l’immédiat semble à présent rejoindre l’immémorial.

Aux instants de hâte succède le temps de l’âtre. Aux histoires individuelles vécues tête baissée dans la journée ou les jours précédents succède leur poignante historicisation aux accents presque légendaires. L’obscurité devient le moment où le destin des Ta’ang se transforme en conscience. On raconte la nuit ce qui le jour n’a pas eu le temps de l’être.

« Rappelle-toi le jour où on est parti… » peut-on entendre au début du récit de la femme aux pansements et soudain les mots se font élégie. Alors, dans le vacillement des flammes, Wang Bing retrouve sa caverne et son écho mythologique. De leur voix elle aussi frémissante, les femmes se mettent à transformer en épisodes le commun de leur survie.
Au regard et à l’écoute de cette partie centrale du film, on a le sentiment que Wang Bing a trouvé la solution alchimique pour traiter le temps et l’espace sous l’angle de la distance paradoxale. C’est de nouveau par le son qu’il parvient à creuser des sillons d’une profondeur inouïe à la surface du besoin. Pour dire le temps et le confondre, la voix dans le silence de la nuit est inestimable. C’est par elle que la proximité des choses vécues le jour devient illico souvenir lointain.« Hier c’est du passé », dit une jeune femme au coin du feu. C’est déjà loin. Au plus profond de la nuit comme au plus profond du temps, ce qui tout à l’heure se confrontait à l’immédiat semble à présent rejoindre l’immémorial.

Pour indiquer l’espace, une autre source sonore s’impose, prise également dans une fonction de modulation des distances. C’est le bruit des tirs et des explosions qui se fait de plus en plus sourd à mesure que le film touche à sa fin. Dans la dernière partie, tout le monde ne parle plus que du rapprochement des combats. « Ils vont finir en Chine si ça continue » s’agace un réfugié dans la zone de Chaheba. Cette fois, c’est l’inverse qui s’opère par rapport à la nuit. Insituable au début, le grondement du conflit se fait plus net, plus insistant. Toute la construction de Ta’ang fonctionne ainsi sur une dialectique sonore à travers laquelle les distances spatio-temporelles se croisent en vertu d’une même obstination à annuler les repères strictement frontaliers : la voix pour repousser le proche dans le lointain de la fable, le retentissement des armes pour ramener l’éloignement initial dans la proximité du conflit.

Pour qui connait le travail de Wang Bing, difficile de ne pas deviner dans cette structure l’indice d’un nouveau circuit alternatif, d’une nouvelle redistribution de mouvements contraires, l’idée qu’à l’image de ces guerres qui s’arrêtent puis reprennent, quelque chose d’un cycle d’endurance et de productivité a minima se perpétue. On se souvient qu’A la folie débutait au petit matin et se terminait au crépuscule sur un homme âgé gagné par le sommeil. Entre les deux s’était produit un vertige de perception du temps, l’impression d’avoir traversé tous les âges de l’espèce humaine, des premières grottes aux rumeurs glaciales de notre XXIème siècle rompu au jetable.

Ta’ang n’échappe pas à cette règle de reprise infinie, à la différence que ce sont les femmes qui s’en chargent. Une même retape d’un abri ouvre et clôt le film. D’abord par des hommes peu aimables avec les femmes qu’ils menacent de frapper, à la fin par des femmes, toutes seules, sans bâche ni l’aide des hommes. Si le film fait date dans l’œuvre majeure de Wang Bing, c’est aussi pour ça : qu’aux femmes il ait confié la même responsabilité et le même courage de faire tourner un monde en proie au désordre.

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