La chienne et les abeilles
– par Camille BrunelAmerican honey (Andrea Arnold, 2016).
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American Honey, d’Andrea Arnold (2017) – 162′
« You make a good wolf » : l’une des raisons pour lesquelles Star tombe amoureuse de Jake tient peut-être à sa façon de hurler à la Lune en situation de détresse. Plus tard, un loup réel répond aux plaintes poussées par le jeune homme. Star se réjouit : « You’re not the only wolf ! ». Bonne nouvelle en effet : plus il y a d’animaux, plus elle est heureuse. Leur présence suffit à son bonheur, elle rompt la solitude humaine. A l’homme qui pensait être le seul loup, il faut rappeler qu’il en existe d’autres, des plus vrais. Les enfants font aussi cette erreur : dans la chambre du gosse qui se prend pour Spiderman, au début, il y avait une petite araignée que personne n’a remarquée – mais qu’un plan a révélée. Les spectateurs sont détrompés aussi : pas un nom au générique de fin qui ne semble procéder de la lumière de la dernière luciole, plus que de celle du projecteur de cinéma.
Qu’Andrea Arnold soit végétarienne (ou l’ait en tout cas été pendant un certain temps) n’est pas qu’un détail biographique. Dans l’esprit de quiconque mange encore des animaux, une frontière demeure entre l’humain et le reste du vivant, séparant le comestible de l’incomestible. La solitude humaine ne saurait être jamais rompue dans ce cas-là. Or Star n’est pas végétarienne, la chose est établie très tôt dans le film, avant le titre – comme si c’était important.
Cela ne l’empêche pas d’aimer les animaux. On pourrait même résumer American Honey en disant que l’héroïne est une femme qui, où qu’elle aille, en fait apparaître autour d’elle par la force de son regard – du cacatoès en cage qu’elle croise en entrant dans Kansas City aux chevaux des quartiers riches, en passant par les chiens, partout ; des geais sur les fils à proximité des motels au ver au fond d’une bouteille de mescal, où n’importe qui verrait une immondice, mais dont Star demande aussitôt s’il est mort, avant de le manger en s’excusant auprès de lui. Rarement avait-on vu autant d’attention portée à la biodiversité américaine dans un film dont ce n’est pas le sujet.
Jamais vraiment seule, Star n’est jamais vraiment présente non plus. Si un animal est dans le coin, elle est avec lui. Lorsqu’elle fait l’amour, toujours à ciel ouvert, l’animalité est même redoublée par le fait que la caméra posée dans l’herbe, révélant la montagne des deux corps striée de brindilles vertes, semble épouser le point de vue des insectes. Idem après la scène d’amour dans la voiture : les insectes sont là, une mouche sur le rétroviseur, des criquets sur la portière – ce sont eux qui concluent la séquence, pas les amants. Symbolisent-ils quoi que ce soit ? Pas toujours. Le plus souvent, ils entourent, enluminent ; donnent au spectateur une idée de la façon dont Star envisage le monde.
Deux films s’entrelacent ainsi, le premier à hauteur d’humains – point de vue du groupe –, le second plus souterrain, suivant la même trame, mais à base d’animaux – point de vue de Star. Comment comprendre en effet cet enchaînement rapide et abstrait de la silhouette d’une mouche entrant dans une statuette humaine, à la rencontre inopinée et pacifique d’un ours avec Star, à la libération d’une abeille prise derrière une vitre ? Plus que des surlignages malickiens, ces non-humains ont leur histoire aussi, comme ce chat que l’on entend, dans une maison de pauvres, demander à ce qu’on le lâche avant de s’enfuir par la porte à la première occasion. La petite humaine, elle, retourne volontairement dans la cage de sa chambre. Star prend le chemin du chat.
Oklahoma, Kansas, Dakota du Sud : en territoires indiens, on peut s’attendre à ce que l’idée de totem irrigue les images. Un chaton pour les pauvres, une chienne pour la troupe de voyageurs, ou encore un écureuil volant cloué aux épaules de son maître qui, sous couvert de voyager à travers les États-Unis, reste lui aussi cloué à sa condition d’abeille besogneuse – voir la synchronie stupéfiante de leurs mouvements dans ce plan où l’écureuil grimpe sur le crâne de son maître tandis que son maître grimpe dans le van.
Totem officiel de cette troupe de VRP butineurs, rapportant chaque jour leurs dollars à une reine appelée Krystal, la première abeille apparaît en train de se noyer dans une piscine. Star la sauve, évidemment, comme elle sauvera la tortue finale, donnée par Jake comme une dernière clé, en la remettant à l’eau avant de l’y suivre.
Ne seraient-elles pas aussi, ces filles, le miel américain fabriqué par la terre, mais qu’un destin cupide écrase, gaspille, et dérobe au pays ?
Si ce n’est donc pas sur une abeille que s’achève le film, le périple des personnages d’American Honey rappelle bien celui de ces ruches colportées en semi-remorque à travers les USA pour polliniser les champs d’amandiers, avant d’être dépouillées de leur production et emmenées ailleurs. Le miel, c’est le sucre, la douceur de ces filles surnommées « american honey » ; c’est aussi le labeur dont on ne profite jamais. Ne seraient-elles pas aussi, ces filles, le miel américain fabriqué par la terre, mais qu’un destin cupide écrase, gaspille, et dérobe au pays ?
L’accent est mis dès le début sur l’idée de travailleuses humiliées, humaines comme animales, comme procédait il y a deux ans un autre périple dans le désert : je veux parler de Mad Max Fury Road, de George Miller, végétarien aussi et surtout président du jury qui récompensa American Honey au dernier festival de Cannes. Premières minutes : le spectateur a tout juste en tête les abeilles du titre qu’un gamin entreprend de sassioter un poulet avec sa fourchette, évoquant non pas l’exploitation des poulets de batterie mais celle des pondeuses : « C’est la poule qui pond des œufs? », demande-t-il en poignardant la charogne empaquetée, « pourquoi elle n’a pas d’œufs? »
Quelques secondes après c’est au tour de l’odieux compagnon de Star d’ajouter sa touche à la fresque inaugurale des exploitées : contrairement à ce qu’indiquent les sous-titres français, conçus à la va-vite, ce n’est pas un « bœuf » que voudrait manger Nathan en saisissant les fesses de Star – mais bel et bien une vache (« I could eat a cow »). La scène se conclut sur des fourmis affairées sur un reste de nourriture : travailleuses, elles aussi.
Dans Mad Max Fury Road, Riley Keough (ici dans le rôle de Krystal, la patronne, la reine) jouait Capable, l’une des pondeuses du tyran. Au fil de son voyage dans le désert, elle adoptait Nix, un sous-humain qui, dans la mythologie de George Miller, était l’équivalent d’un petit animal. Dans American Honey, Star est adoptée par Keough comme l’est ensuite une petite chienne, et l’on reconnaît parfois dans les yeux de Star la même incompréhension dubitative que dans les yeux de la chienne – toutes deux partagent des réflexes semblables, comme celui de se jeter dans la bagarre entre deux garçons au coin du feu. Il faut dire que Star a le cynisme facile : avec une autre chienne croisée au début du film, elle est le seul personnage qu’on verra pisser dehors, à la Diogène.
Star se révolte cependant contre le parallèle entre sa vie et celle des animaux : « I’m not a cow ! » lance-t-elle à Jake, qui se vante de pouvoir la dompter. Quelques scènes plus tard, descendant d’une bétaillère, Star croise alors le regard d’une vache pucée, dans la remorque. Repense-t-elle au yorkshire du chauffeur, confortablement placé dans la cabine ? Se dit-elle qu’il n’est pas normal non plus de traiter les vaches comme des vaches ? On ne le saura pas : rattrapée par le sang qui s’écoule de l’abattoir, elle se met à hurler.
Star libère toujours tout ce qu’elle peut : tout, sauf cette vache, symbole horrible et sanglant de ses craintes, à ce moment du film, de ne pas être à sa place, de ne pas faire ce qu’il faut, ni de vraiment changer son monde autant qu’elle en rêve. La scène se termine sur un chardon poussé dans le ruisseau de sang. C’est son pollen que rapporte Star ce soir-là : le miel du titre, étalé sur le drapeau américain à côté des étoiles, est celui de cette fleur écarlate.