La dernière danse
– par Jean-Sébastien MassartJennifer Jason Leigh dans Les Huit salopards, de Quentin Tarantino.
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Il y a quelques semaines, Jean-Sébastien Massart publiait sur le blog qu’il anime sous le nom de Chester Desmond, Alphaville60, un texte consacré aux Huit Salopards, insistant notamment sur le personnage de Daisy Domergue. Nous lui avons demandé s’il accepterait de donner pour le Café un prolongement à ses réflexions. Il a accepté ; nous l’en remercions.
Jean-Sébastien Massart tire donc le deuxième.
Dans l’antichambre de Red Rock
Last stage to Red Rock est le premier des cinq chapitres des Huit salopards. Red Rock, dont le nom est souvent prononcé dans le film, est la destination que le chasseur de primes John Ruth doit atteindre pour que sa captive, Daisy Domergue, soit jugée et pendue. Au cours du film, on apprend que d’autres salopards doivent aussi s’y rendre : Chris Mannix, ancien renégat de l’armée des Confédérés doit y prendre ses fonctions de shérif. Le Major Marquis Warren, soldat noir qui s’est battu pour l’Union pendant la Guerre de Sécession, doit y ramener des cadavres de hors-la-loi pour toucher ses primes. Même Daisy Domergue, pourtant condamnée à mort, croit qu’elle sera sauvée à Red Rock par une bande de quinze salopards qui attendent la venue de la diligence de Ruth pour mettre la ville à feu et à sang.
On ne verra pourtant jamais Red Rock. Le film s’en tiendra toujours à cet éternel prologue (dans une diligence d’abord, puis dans une mercerie), à cette dernière étape, qui représente moins une halte qu’un terminus. Un regard superficiel sur Les Huit salopards pourrait le réduire, dès lors, à une sorte de jeu beckettien autour de l’attente, un western inspiré de Godot, qui emprunterait à la dramaturgie de Beckett ses effets de théâtre les plus évidents (la porte de la mercerie ne ferme plus) et son bavardage faussement prosaïque. Si Les Huit salopards emprunte pourtant quelque chose au théâtre de Beckett, c’est son angoisse métaphysique. Comme Vladimir et Estragon espérant la visite de Godot, les salopards attendent : aucun n’atteindra jamais Red Rock parce qu’aucun d’eux ne peut être sauvé. La mercerie est une antichambre où croupit une humanité qui n’aura jamais droit au salut. Celui-ci aurait pu avoir lieu à Red Rock, mais le Rocher rouge reste dans un hors-champ énigmatique où les connotations bibliques se mêlent au souvenir de la ville repeinte en rouge à la fin de L’Homme des hautes plaines (Eastwood, 1973).
Le rire des salopards
Poser dans un huis-clos une humanité qui ne peut pas être sauvée : aucun des films antérieurs de Tarantino ne s’est fixé une telle tâche depuis Reservoir dogs. Les similitudes entre les deux films sautent aux yeux : même conception d’une dramaturgie enfermant les personnages dans un piège, même théâtre de masques, réduits autrefois à des noms de couleurs (Mister Orange, Mister Blonde…), aujourd’hui à des surnoms (L’Anglais, le Mexicain, le Cow boy). Mais ce qui différencie les deux films est tout aussi frappant : il n’y a ni femme, ni nigger dans le gang de Reservoir dogs et le film s’ouvre sur une parodie de controverse autour de la Vierge – une discussion animée sur le sens de Like a Virgin de Madonna – là où Les Huit salopards s’ouvre, plus sobrement, par le visage de Jésus. Ce gros plan ne manque pas d’étonner : Jésus nu sur sa Croix, dans le froid, nous regarde. Sans doute faut-il accepter ce regard pour entrer pleinement dans les Huit salopards. Ce film ne sera pas drôle. La perte d’humour, assez considérable, est même son trait le plus frappant, surtout si on le compare à Django.
Il n’y a plus, pour Tarantino, de grands récits. Ne reste que le rire des salopards.
Ce visage de Jésus crucifié trouve un écho à l’autre bout du film : le visage de Daisy Domergue, pendue dans la mercerie avec les moyens du bord. « A nice dance », disent, hilares, le Major Marquis Warren et Chris Mannix, en regardant les dernières convulsions de Daisy. Ils relisent ensuite une lettre qu’Abraham Lincoln aurait adressée au Major quand il faisait partie de la cavalerie de l’Union. Du visage de Jésus à la lettre de Lincoln, Les Huit salopards ne manque pas d’ arguments pour être élu film le plus sérieux de Tarantino : on pourrait presque en faire une fable sur les fondations de l’Amérique. Mais l’Histoire, désignée par la lettre de Lincoln, n’est pas davantage prise au sérieux que l’anecdote de la montre racontée par Christopher Walken dans Pulp fiction. Les reliques des héros de la Nation – qu’il s’agisse de montres ou de lettres – sont destinées à être salies : la montre est cachée au fond d’un cul, Daisy crache du sang sur la lettre. Ces gestes ne sont pas seulement des métonymies désignant la pulsion iconoclaste du cinéma de Tarantino : ils disent aussi qu’il n’y a plus, pour lui, de grands récits. Ne reste que le rire des salopards. Un rire moins franc ici que dans les films précédents, qui cherche moins la connivence avec le spectateur que l’inconfort. La pendaison laborieuse de Daisy est, de ce point de vue, une horrible blague dont la chute est la lecture de la lettre de Lincoln : les bourreaux se racontent, devant le cadavre d’une femme, la légende rassurante d’une Amérique fraternelle.
De l’horreur
Le rire inconfortable est propre au cinéma d’horreur : on le trouve par exemple dans les deux Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hooper. C’est, chez Tarantino, une nouveauté. Pour qu’un tel rire ait pu prendre forme, il a fallu que se produise une lente décantation. Que la danse sadique de Michael Madsen dans Reservoir dogs trouve une réponse dans les convulsions horribles de Daisy Domergue agonisant la corde au cou. L’horreur a longtemps été cachée, chez Tarantino, sous un vernis fun – et sans doute est-ce encore ce vernis qu’ont cherché, en vain, certains de ses fans en découvrant Les Huit salopards. On ne le retrouve pourtant nulle part, sauf dans un morceau de bravoure – le récit savoureux d’une fellation faite au Major par un prisonnier blanc – qui se désigne comme tel et qu’on pourrait presque retrancher du film.
Il serait pourtant faux de dire que l’horreur l’emporte aujourd’hui sur le rire. Elle se mêle plutôt à lui de façon tellement consubstantielle qu’il est difficile de rire franchement. L’horizon des précédents films, depuis Kill Bill, était invariablement celui de la vengeance, ce qui simplifiait beaucoup la place du spectateur. Aucune des scènes de violence de Kill Bill ou de Django ne s’était mesurée au calvaire du flic torturé par Mr Blonde dans Reservoir dogs, à ce sadisme joyeux transformé en danse, à cette horreur prenant la forme d’un show.
Cette scène d’anthologie trouve désormais son pendant dans la Passion de Daisy Domergue. Couvert de sang et de crachats, le visage de Daisy pourrait être celui de Jésus dans une version de l’Evangile réécrite par les salopards. Le film fait plusieurs fois allusion au calendrier chrétien (Noël) pour le salir. Il est même possible de voir la pendaison de Daisy comme une parodie d’assomption, traitée sur un registre horrifico-grotesque proche de celui de Carrie. Les deux films sont proches dans leur façon de relire l’imagerie chrétienne à l’aune du cinéma d’horreur. Mais l’inhibition puritaine qui est au cœur de Carrie, où la crucifixion infligée à Mme White se convertit en extase sensuelle, n’est pas du tout la préoccupation de Tarantino. Son film n’interroge pas le potentiel érotique des icônes, mais veut avant tout leur donner le visage médiocre et sale d’un monde où personne ne peut être sauvé.
Défaut d’icônes
Voilà donc un film étonnant, qui interroge une nouvelle fois la propension de son auteur à salir les icônes, mais investit une autre imagerie que celle des pulp ou des icônes du cinéma d’exploitation. Les icônes pop qui apparaissaient dans le Jack Rabbit Slim (Buddy Holly, Marilyn) pour servir des cocktails à Mia Wallace n’intéressent plus Tarantino. En visant l’Icône par excellence, c’est-à-dire Jésus, il interroge la place que le cinéma américain peut faire au sacré dans un monde sans axiologie, où l’essentiel des conversations, comme dans Django, porte sur le montant des primes à obtenir sur les têtes des morts, primes encore négociées jusque dans les minutes qui précèdent la pendaison de Daisy. Jésus sur sa croix dit à quel point le cinéma de Tarantino est en manque d’icônes : Les Huit salopards se construit entièrement sur ce défaut.
L’ambition de Django, quoi qu’ait pu en dire Spike Lee, était approximativement la même : lorsque Django se libérait de ses chaînes pour délivrer Broomhilda et faire brûler la plantation de Candyland, il était regardé par les autres esclaves captifs comme un sauveur, un Jésus noir qui allait réparer tous les holocaustes. Django, pourtant, pouvait laisser le sentiment d’être resté à la surface de cette histoire, de limiter sa fable à un horizon libérateur accordant encore trop de place au fun, à la jouissance, celle-ci consistant essentiellement à repeindre les murs d’une plantation sudiste avec le sang des négriers.
En substituant à Jésus Daisy Domergue, Les Huit salopards lui donne un rôle bien moins gratifiant, le plus mauvais rôle même : celui du bouc émissaire. Si l’on voulait forcer un peu la lecture féministe du cinéma de Tarantino entreprise depuis Jackie Brown, on pourrait presque faire du calvaire de Daisy celui de la Femme. Mais ce serait trop simple et le film semble trop subtil pour qu’on le réduise à de telles catégories. D’autant plus que Daisy, il faut le préciser, n’est pas une femme[1], elle n’est jamais regardée comme telle, elle n’a jamais la sensualité ambiguë des religieuses peintes dans les grands tableaux mystiques. Sa pendaison horrible fait d’elle une allégorie de ceux qui ne trouveront jamais le salut, elle représente l’Amérique qui n’a jamais atteint Red Rock, endroit où l’on pouvait rendre justice, être rémunéré. Soit un pays qui n’a jamais été à la hauteur du rêve de justice qu’il a formulé pour lui même[2].
Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce film est l’un des plus importants de son auteur : dans le petit enfer décrit par Les Huit salopards, Daisy Domergue est le martyr d’une communauté sans Loi et sans Texte, qui érige des potences et se lave les mains, comme Ponce Pilate, dans le papier d’une lettre de Lincoln. On pouvait difficilement imaginer que l’histoire américaine soit racontée un jour sous la forme d’une si mauvaise blague. On comprend qu’elle ne fasse pas vraiment rire.
[1]Ce qu’indique cette réplique de John Ruth adressée au Major à propos de Daisy : By woman you mean her ?
[2]En ce sens, Les Huit salopards répond à la restauration des valeurs patriotiques dans le cinéma hollywoodien – notamment dans Le Pont des espions En détruisant toute idée de Loi et de Texte, le film développe un syllogisme simple : si la lettre de Lincoln est fausse, c’est qu’Abraham Lincoln est un menteur, donc c’est toute l’histoire américaine qui repose sur un fucker trick, c’est-à-dire un tour de salaud reproduit par des imposteurs qui se font appeler bourreau ou shérif. On est très loin de l’esprit des lois sur lequel repose la partie bureaucratique du Pont des espions.