La distribution, un beau souci
– par Guillaume MorelLa Vallée (Ghassan Salhab, 2014).
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La Vallée, de Ghassan Salhab, sera programmé au Café à partir du mercredi 4 mai. Comme Mundane history, Les Bruits de Recife ou Au revoir l’été, il est parvenu sur les écrans français grâce au travail de la société indépendante de production, de distribution et d’édition Survivance. Créée en 2010, elle est toujours dirigée par ses fondateurs, Carine Chichkowsky et Guillaume Morel. Avant un entretien avec ce dernier centrée sur La Vallée, nous avons souhaité lui donner la parole pour qu’il évoque ce qu’il appelle « son étrange métier ».
La distribution est sans doute le métier du cinéma qui s’approche le plus du travail critique. Idéalement, en tout cas. Pour avoir un peu écrit sur les films, il me semble que le premier mouvement est très similaire, en particulier en ce qui concerne les films aimés. Cherchant à évoquer cet étrange métier de la distribution (étrange parce que c’est le moins tangible, le moins « productif », le moins identifié du public, le plus suspect parfois), je me remémore souvent cette belle phrase qui me vient de Raymond Bellour : « être fidèle à ce qui vous a un jour transi ». Je crois que Raymond Bellour la tient lui-même de Serge Daney comme une forme de manifeste critique informel à l’époque de la création de Trafic. Mais il me semble que Bellour lui-même n’en a jamais retrouvé la provenance exacte. Un bel adage à l’origine perdue, en somme.
Cherchant à évoquer cet étrange métier de la distribution, je me remémore souvent cette belle phrase : « être fidèle à ce qui vous a un jour transi ».
Vouloir distribuer un film ou écrire à son propos devrait, dans l’absolu, être quelque chose d’une nécessité de fidélité à l’expérience d’un sentiment premier face au film. Je comprends dans la citation de Bellour une forme d’évidence de la rencontre avec le film, évidence en laquelle il faut avoir confiance comme dans une forme d’intuition. Être transi c’est être appelé par le film. C’est en tout cas ainsi que j’ai tenté d’approcher, peut-être naïvement, la distribution et que la pratique beaucoup de distributeurs indépendants, voisins de ce que fait Survivance. Est-ce que j’aime assez le film que je vois pour croire qu’il a besoin de moi pour être vu par d’autres ? Je pense que beaucoup de personnes sont venues à l’écriture par une même nécessité de perpétuer, cerner, circonscrire ce « saisissement », puis le restituer pour soi et les autres. Distribuer un film est un peu pour moi du même ordre. Le peu de films que j’ai distribués, j’aurais pu les découvrir avec le même enthousiasme que si j’avais dû écrire à leur sujet, appelé par un texte.
Mundane History m’avait habité dans sa manière de faire cohabiter une matière connue – une sorte de stase des personnages – avec quelque chose de plus fou, comme si deux films luttaient : l’un retenu, taiseux, et un autre, exubérant, lyrique et direct. Les Bruits de Recife avait une forme et un récit que je n’avais jamais vus ailleurs, quelque chose de très singulier dans l’alliance du micro-événement et de l’histoire collective, la tendresse et le tranchant, le rire et l’effroi – sans être programmatique pour autant, ses digressions étant peut-être ce qu’il a de plus beau. Dans Au revoir l’été, j’ai vu une grâce inouïe faite avec rien. La Vallée de Ghassan Salhab venait soudain me faire croire de nouveau aux puissances des formes du cinéma. Le métier de distributeur (entendu comme celui qui choisit des films) et de critique ont cela de commun qu’ils jugent un film terminé. C’est le seul métier de la « filière cinématographique » où ce jugement est sollicité, même si le distributeur peut l’être très en amont afin d’entrer dans le financement du film. Ce jugement est une prise de position. On peut aussi appeler cela une intuition.
Comme le cinéma est une industrie, ce premier mouvement subjectif, ce sentiment qui vous a transi, entre en tension, plus ou moins forte, avec une logique de marché. Car si le distributeur juge un film, il en sera avant tout le vendeur. C’est même son « cœur de métier », comme on le dit dans un jargon managérial. Comment transformer ce jugement esthétique en entrées de cinéma. L’objectif pour Survivance, et pour beaucoup d’autres, est de ne pas trop se laisser influencer par elles. De faire confiance avant tout à son goût. Pour le moment, je ne me suis jamais abstenu de distribuer un film que j’aimais beaucoup sous prétexte que ça ne plaira pas à assez de monde, que ce n’est pas assez « porteur » (adjectif devenu fameux pour désigner le cinéma d’auteur qui marche). Mais dire que l’on ne pense pas du tout au marché en décidant de distribuer serait mentir tant la place faite au jeunes et petits distributeurs se fait menue. Au revoir l’été a été montré dans 70 salles, mais dans aucune grande ville sauf Nantes, Toulouse et Nice. Les Bruits de Recife, malgré un beau succès au final, a peu été montré à Lyon et Rennes. Jamais à Marseille, Nancy, Dijon et deux ans après sa sortie à Lille, par exemple. La Vallée accède aujourd’hui très péniblement aux salles. Qu’aujourd’hui Kleber Mendonça Filho et Koji Fukada, après une sélection cannoise en 2016 et devenus bankables, soient promis à des distributions plus massives, questionnent. Leur cinéma n’est en effet pas soudainement devenu plus commercial. Cela démontre que trop d’éléments exogènes au film décident de son accès aux salles. En tant que petit distributeur, on se sent alors parfois impuissant, quand bien même l’on est persuadé qu’on détient un film important.
Il y a une autre distribution à inventer, c’est certain.
On ne peut que constater en fait une forme de déperdition de plus en plus grande de l’énergie première du distributeur entre la découverte du film et sa mise sur le marché. Comment la transmettre aux programmateurs, aux spectateurs ? Alors, il faut chercher. Force est de constater que je n’ai pas encore complètement trouvé la bonne formule, que finalement mes moyens sont, à petite échelle, les mêmes que ceux des blockbusters : projection-presse, marketing, bande-annonce, réseaux sociaux, avant-première… Il y a une autre distribution à inventer, c’est certain. C’est en cela que la tentative de distribution de Donoma, certes parfois maladroite, était intéressante : faire tourner le film à l’image d’un groupe de rock en reposant sur un réseau associatif et étudiant.
Godard n’est pas dans la provocation quand il dit qu’il faudrait parachuter deux jeunes étudiants avec le film pour le projeter avec les moyens du bord. L’enjeu est de savoir si dans ce métier il existe encore une place pour une forme d’artisanat. Un artisanat qui n’est pas forcément synonyme de petite distribution mais d’une manière de travailler les films alternativement. Aujourd’hui, je crois que toute forme d’artisanat dans la distribution tend à se restreindre et suscite plutôt de la méfiance, contrairement à d’autres secteurs économiques où il est revalorisé. Le cinéma est un art industrieux lourd. Parfois il est bien décidé à le rester. Bien sûr, il y a de magnifiques contre-exemples d’une distribution autre. Le succès d’Homeland d’Abbas Fadhel en est un. De quoi continuer.