Critique

La Totalité comme forme

par Eugenio Renzi

Le Fossé (Wang Bing, 2010).

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Cet article fait partie d’un cycle

À l’occasion de la sortie de son nouveau film le 26 octobre et de la rétrospective intégrale que lui consacre le Café, dès maintenant et jusqu’à la fin de l’année, nous sommes heureux de pouvoir publier ici l’essai d’Eugenio Renzi figurant en introduction au livre d’entretien avec Wang Bing réalisé avec Emmanuel Burdeau et paru aux Prairies Ordinaires, sous le titre Alors, la Chine. Nous remercions vivement l’éditeur, Nicolas Vieillescazes, pour son autorisation.


Wang Bing est entré dans l’Histoire du cinéma il y a dix ans, à bord d’un train de marchandises, une caméra mini-DV à la main, filmant depuis la locomotive le paysage enneigé d’une zone industrielle. À l’Ouest des rails documente la faillite d’un mode de production: privatisées, les usines de l’industrie lourde d’État ferment les unes après les autres. Même les ouvriers chargés de désassembler les machines sont bientôt contraints de quitter les lieux. Wang Bing les retrouve dans un hôpital, à quelques heures de route de Shenyang, où ils sont soignés pour une intoxication aux métaux. Les travailleurs ne portent plus ni blouses ni casques. Leur nouvel uniforme est la chemisette. Moins une manière de s’endimancher que le signe que, en Chine aussi, la vieille classe ouvrière est entrée dans le dimanche de la vie. Lorsque le cinéaste décide de retourner, une dernière fois, dans un haut fourneau, les ouvriers réapparaissent pourtant, magiquement, dans le ventre de l’usine. À travers la vapeur on les aperçoit en train de prendre leur bain, comme autrefois. L’espace d’un plan, le temps linéaire de l’Histoire disparaît. Plié par une force surprenante qui, pour une fois, ne vient pas de la matière mais de l’esprit, il laisse place à la temporalité circulaire de la mémoire.

Le cinéma de Wang Bing ne s’est pas donné comme objet une image mais son mouvement, ou comment cette image, dépassant sa propre détermination et incarnant le processus historique, prend la forme de la totalité.

Le cinéma de Wang Bing a d’emblée pris comme objet des figures particulières auprès desquelles se définissent mutuellement le destin d’une zone industrielle, d’un côté, et de l’autre le bouleversement de toute la Chine contemporaine. Son travail ne s’est pas donné comme objet une image mais son mouvement, ou comment cette image, dépassant sa propre détermination et incarnant le processus historique, prend la forme de la totalité. Le cinéaste n’a cessé ensuite de reprendre un programme d’autant plus émouvant que magique, voire surhumain: comment le temps et l’espace d’un film, forcément limités, peuvent-ils accomplir une telle tâche ?

On pense évidemment à Fengming, héroïne du deuxième long métrage, Fengming, chronique d’une femme chinoise. Dans ce récit filmé, le cinéaste enregistre d’un seul souffle un demi-siècle de vie de la République populaire. Fengming entame son histoire ainsi: « Commençons par le début.» De manière à la fois humble et ferme, elle laisse entendre qu’elle arrivera jusqu’au bout et que rien ne sera oublié. Et Wang Bing, avec elle, suggère que son film partage la même résolution.

Ce désir de plénitude, ou de « complétude», pour reprendre un mot que le cinéaste aime utiliser lorsqu’il explique la forme que ses films prennent nécessairement, peut ressembler à une chimère. Wang Bing est pourtant averti du risque d’illisibilité auquel s’expose toute œuvre habitée par l’obsession de la totalité. Dans la séquence d’ouverture de Chronique d’une femme chinoise, Fengming marche seule dans le paysage spectral d’une ville qui pourrait être aussi bien en ruines qu’en construction. Elle avance à travers des rues mal éclairées, elle passe sous des fenêtres qui ne laissent filtrer aucun signe de vie. De très loin parviennent des bruits confus de fer et des coups de feu. Ils font penser à une guerre ou bien à un chantier … Où sommes-nous? En quelle époque? Qui est cette femme? Pourquoi le cinéaste la suit-il? Si certaines de ces questions trouveront une réponse plus tard, au cours des trois heures que dure le film, de nombreuses interrogations suscitées par cette marche initiale demeureront hors champ. Fengming tourne à gauche et disparaît dans l’entrée d’un immeuble. La caméra la suit et l’image sombre alors dans le noir. Ce saut dans l’obscurité est en premier lieu une mise en situation: c’est assumer qu’aujourd’hui encore, autour des événements dont cette femme a été à la fois le témoin et la victime – la répression du mouvement critique du maoïsme qui se développa dans les années 1950 en conséquence de la campagne dite des Cent Fleurs – subsistent un aveuglement et un déni généraux. En second lieu et avant que l’éclaircissement ne puisse avoir lieu, il s’agit d’un double avertissement: entrez sans réponses, j’entre sans questions. Quand la lumière revient, nous sommes désormais installés dans le salon de Fengming. Ce n’est qu’à l’intérieur de ce cadre limité que le récit aura lieu. Fengming racontera tout ce qu’elle sait, rien de moins, rien de plus.

Chronique d’une femme chinoise a souvent été comparé, notamment au cours de l’entretien qui suit, à Numéro zéro de Jean Eustache. Il a également été volontiers rapproché de East of Paradise, film réalisé en 2005 par le cinéaste nord-américain d’origine polonaise Lech Kowalski. La première partie de East of Paradise, au cours de laquelle Kowalski recueille les souvenirs de sa propre mère – arrêtée en Pologne, déportée en Sibérie, elle atterrit enfin en Angleterre, à la suite d’un périple des plus longs et des plus pénibles –, évoque particulièrement le récit de Fengming. Dans les deux cas, une femme expose ses malheurs devant la caméra, sans autre moyen que la parole nue. D’un film à l’autre, la stratégie narrative diverge toutefois. Au montage, Kowalski ne garde qu’un seul épisode de l’odyssée de sa mère. Le parti pris est que cet épisode concentre l’histoire dans tout son drame. Wang Bing décide au contraire de retenir la totalité du témoignage de Fengming. C’est que le réalisateur chinois est en train de lever le voile sur des événements inconnus, non documentés, officiellement niés, de l’Histoire de la Chine. Le documentaire devient alors une sorte de procès où s’expose le vécu de ceux qui furent jadis accusés d’être des ennemis de la République populaire. Cependant, Wang Bing s’appuie aussi sur la valeur exemplaire d’un épisode: au lieu d’appeler à la barre le plus grand nombre de témoins, il décide de miser sur la seule Fengming.

Chaque mot du témoignage de celle-ci s’énonce à l’intérieur de deux dimensions distinctes. La première est celle, objective, que la caméra enregistre de manière mécanique: une femme est assise dans son salon et, pendant qu’elle parle, la lumière du jour baisse progressivement. Après un peu plus d’une heure de film, Fengming se retrouve presque dans les ténèbres. Cette progression, naturelle, de la lumière vers l’obscurité, accompagne l’évolution du drame et constitue pratiquement le seul effet spécial dont se dote la mise en scène. Mais la fonction de cette temporalité objective est aussi de servir de contrepoint à la temporalité propre à la chronique elle-même, de souligner à chaque instant que si le témoignage est bien contenu dans un après-midi, le contenu du témoignage s’étale en revanche sur un demi-siècle. Plus que par les dates de tel ou tel événement, le spectateur prend la mesure de cette deuxième dimension narrative à travers la puissance expressive de mots tels que « faim », « gel », « marche », « nuit », «désert» … Le temps n’est pas alors qu’une pure image mentale et subjective, puisqu’il résulte d’une interaction entre le souvenir et sa réception.

Fengming, Chronique d'une femme chinoise (Wang Bing, 2007).

Fengming, Chronique d’une femme chinoise (Wang Bing, 2007).

Ces deux dimensions de la temporalité cohabitent autant qu’elles se contredisent. Il ne s’agit pas d’une simple opposition de passé et de présent. L’attention est congelée dans un espace intermédiaire, tirée entre les actions relatées par Fengming, les lieux qu’elle traverse, les rencontres qu’elle fait, les interrogatoires qu’elle subit, et son être-là, dans son salon en train de parler. L’une, la dimension subjective créée par le récit, est l’œuvre de Fengming. L’autre, la dimension objective, est due au dispositif d’enregistrement. L’unité immanente de l’une et de l’autre temporalités constitue l’art spécifique de Wang Bing.

Dans L’Argent du charbon, Wang Bing suit un groupe de routiers qui, à travers un chemin partant des mines du Nord, près de Tianjin, traversent tout le pays pour revendre leur cargaison de charbon aux marchands du Shaanxi. Le projet était l’un des plus vastes jamais imaginés par le cinéaste. Le film devait dessiner une carte vivante de l’économie chinoise. Celle-ci aurait été illustrée par les aventures de camionneurs héroïques, de douaniers avides, de flics corrompus … Sa structure aurait emprunté à Karl Marx la méthode du Capital: décrire l’ensemble du système de circulation du capital en suivant une simple marchandise. L’échec partiel de ce beau projet, réalisé sur commande d’une chaîne de télévision et donc comprimé dans le format standard de cinquante-deux minutes, montre à quel point cet art documentaire peine à s’épanouir dans le format court.

De même que la durée longue joue un rôle central dans son cinéma, Wang Bing ne trouve cependant pas la forme voulue de son objet par le biais d’une accumulation de plans. S’il la trouve, c’est que l’objet filmé trouve en lui-même sa propre détermination, autrement dit sa propre véridicité. Nous assistons dans Chronique d’une femme chinoise à l’exposition de deux vérités. Il y a d’un côté le contenu de la chronique. C’est l’histoire d’un couple de jeunes journalistes; de la façon dont ils sont avalés par la machine étatique; l’un meurt dans un camp, l’autre réussit à échapper à la catastrophe. Ce témoignage est certes émouvant, mais il ne peut pas être considéré en soi comme une preuve définitive, suffisante à combler le vide historique et politique qui persiste autour de ces événements. Ce n’est que la vérité de Fengming. De l’autre côté il y a la vérité des images enregistrées. Cette vérité s’affiche immédiatement tel un fait avéré: cette femme existe, elle est bien devant nous, elle nous parle. Le cinéma peut devenir une preuve incontestable, mais tout ce qu’il peut prouver, c’est que Fengming est vivante. Ce n’est que par la combinaison de ces deux vérités partielles que Wang Bing porte son cinéma au niveau d’une vérité irréfutable. Et ce n’est qu’en atteignant ce niveau que le film apparaît dans toute sa véritable beauté.

Quelle est donc cette synthèse ? Dans ses souvenirs, Fengming ne cesse de mettre sa vie en danger: son existence est niée à chaque instant et le spectateur tremble de peur pour elle. Mais il est tout aussi évident qu’elle a survécu. Chronique d’une femme chinoise ne délie jamais cette tension immanente entre la possibilité de la mort et l’affirmation de la vie. Le film garde cette contradiction à l’intérieur d’une image qui les comprend toutes les deux: la survie. La contradiction entre le contenu du récit et l’action de raconter, entre la mort et la vie, est le véritable moteur du film, puisqu’elle ne cesse de répéter la question: comment se peut-il que cette femme ait survécu ?

En 2009, la galerie Chantal Crousel a accueilli une exposition spécialement conçue par Wang Bing. Une nouvelle version de Chronique d’une femme chinoise, plus longue de quarante minutes que celle montrée à Cannes, était projetée en boucle dans une salle à côté de laquelle on pouvait voir un film inédit, réalisé pour l’exposition, L’Homme sans nom. Dès son titre, L’Homme sans nom apparaît comme une image inversée de Chronique d’une femme chinoise: d’un côté une femme, de l’autre un homme; d’un côté un nom propre, de l’autre une absence de nom. L’Homme sans nom vit isolé, tandis que Fengming a créé autour d’elle un réseau de survivants et de témoins de la répression. L’un et l’autre exemplifient en deux types distincts et antinomiques les modes d’être de tous les personnages du cinéma de Wang Bing: l’Homme ne s’exprime qu’à travers l’action, Fengming n’agit qu’à travers ses mots. Wang Bing les filme donc tous deux comme en miroir. Fengming demeure assise dans son fauteuil tout au long de son récit. L’Homme ne cesse de se déplacer. Soit qu’il rebouche les murs de sa grotte, soit qu’il cherche du fumier, soit qu’il laboure son champ. La tombée du jour, la temporalité de Chronique que nous avons appelée « objective », puisqu’elle est enregistrée par la caméra, s’oppose aussi à la temporalité « objective » de l’Homme: l’année solaire, correspondant au compte rendu d’un cycle du travail de ce paysan taiseux – fertilisation du champ, semaison, croissance et enfin récolte. Si on prend cette fois en considération la dimension subjective et métaphorique du récit de Fengming – le fait d’errer sans cesse d’un lieu à un autre, à la recherche de son mari –, celle-ci s’oppose encore à ce que l’Homme sans nom, par son action, nous signifie: l’histoire de quelqu’un qui a décidé de ne pas se laisser déraciner et qui s’accroche dès lors à ce qu’il y a de plus solide et de plus ancien – la terre et un mode de production archaïque.

L'Homme sans nom (Wang Bing, 2009) / Les Trois sœurs du Yunnan (Wang Bing, 2013).

L’Homme sans nom (Wang Bing, 2009) / Les Trois sœurs du Yunnan (Wang Bing, 2013).

Ces deux films documentent exactement la même chose: par quels moyens et à travers quels savoirs l’on survit. Dans les deux cas, la narration est action de survivre et l’action de survivre est immédiatement narration, puisque le moyen narratif n’est jamais séparé de sa fin interne: la vérité. Seulement, alors que ces deux moments, l’action et le récit, apparaissent séparés dans Chronique, chacun donné dans une dimension qui lui est propre, dans L’Homme sans nom ils sont imbriqués l’un dans l’autre. Voilà pourquoi L’Homme sans nom donne la clé de lecture de Chronique d’une femme chinoise. Et pourquoi, dans la conception de l’exposition à la galerie Chantal Crousel, Wang Bing a fait en sorte que les mots de Fengming soient audibles dans la pièce où était projeté L’Homme sans nom, comme s’il nous incitait à considérer ces deux films non pas comme séparés ou formant un diptyque, mais bien comme une seule et unique œuvre.

Cette œuvre unique existe. Wang Bing l’avait en tête avant de tourner Chronique d’une femme chinoise et L’Homme sans nom: il s’agit de la fiction Le Fossé, que pour des raisons longuement expliquées dans l’entretien il n’a finalement pu réaliser qu’après. Même si la femme de Shanghai, qui arrive au camp de travail nommé «le Fossé» pour chercher son mari, n’est pas Fengming, même si aucun des hommes qui meurent de faim dans le camp n’est l’Homme sans nom, nous reconnaissons dans certains épisodes racontés par Fengming une grande similitude avec l’épisode de la femme de Shanghai, tout comme nous reconnaissons dans la manière de se tenir des hommes du camp l’image de l’Homme sans nom, que Wang Bing a d’ailleurs montré aux acteurs du Fossé afin qu’ils s’inspirent de ses attitudes et de son endurance.

La différence est que les héros de la fiction meurent ou disparaissent. L’unique autre fiction de Wang Bing à ce jour ne dévie pas de ce partage: elle en est même l’illustration. Brutality Factory, épisode de quatorze minutes du film collectif L’État du Monde, comporte également des éléments évocateurs de la chronique de Fengming, chez le personnage d’une femme qui, torturée, se laisse tuer par ses bourreaux plutôt que de consentir à dénoncer son mari… Le meurtre a lieu dans une ancienne imprimerie, ce qui n’est pas sans lien avec le métier de journaliste de Fengming et de son mari. Brutality Factory se termine par la mort de la femme. Un dernier plan, qui semble tourné des années plus tard, dans une des usines de Tiexi, montre un ouvrier frappant avec une barre le sol d’un atelier complètement délabré. Un feu semble avoir effacé le passé et fait tout disparaître: la femme, l’imprimerie, même les bourreaux. Dans cet enchaînement d’un plan fictionnel et d’un plan documentaire (il faut évidemment prendre ces mots avec des pincettes), passe moins la continuité que la ligne de partage qui sépare les morts des survivants: les premiers appartiennent à la fiction, les seconds au documentaire.

Chronique d’une femme chinoise et L’Homme sans nom ont pour forme l’image même de la survie que le cinéma de Wang Bing ne se limite pas à affirmer mais se donne pour tâche d’exposer. Fengming raconte être passée à travers de nombreux entretiens, interrogatoires et rencontres. Au cours de toutes ces circonstances elle a réussi, plus ou moins bien, à se tirer d’affaire. Elle a réussi à trouver le juste mot, à faire comprendre à son interlocuteur ses raisons et à susciter ainsi son empathie. Pendant trois heures, le spectateur est attentif à chaque mot prononcé par Fengming. Elle refait devant lui ce qu’elle a fait maintes fois: expliquer son histoire à des agents de police, à des personnes qui pouvaient l’aider à se loger, à se nourrir … C’est sa capacité à se faire comprendre qui l’a sauvée et qui, en dernière analyse, prouve aussi la véridicité de ce qu’elle dit.

Le problème de Wang Bing n’est pas de montrer que ces personnes résistent, à la marge de la société, mais de leur donner la possibilité d’occuper le centre de son image.

Faut-il résister à la tentation d’appeler ces personnages des résistants ? Je crois que oui. Parce que le paradigme de la résistance est issu de la critique européenne: le cinéma de Wang Bing n’a pas à être magnifié par l’étalon de catégories qui trouvent leur sens dans une tout autre cinématographie. Il faut surtout résister à la résistance parce que son paradigme, ici, est inexact. C’est plutôt l’inverse qui est vrai: ce qui résiste à la caméra n’apparaît pas, chez Wang Bing. Au contraire, les ouvriers de Tiexi acceptent de très bon gré d’être filmés. Tout comme l’Homme sans nom et les trois sœurs du Yunnan … Le problème du cinéma de Wang Bing n’est pas de montrer que ces personnes résistent, à la marge de la société, mais de leur donner la possibilité d’occuper le centre de son image.

Til Madness Do Us Part, présenté hors compétition lors de l’édition 2013 du Festival de Venise, a été tourné dans un asile psychiatrique. Les patients que Wang Bing filme ont été hospitalisés à la suite d’une demande de la famille ou de la police. Ce sont des pauvres, des travailleurs, des paysans déracinés. Si le fait d’avoir raté le train de la modernité et de la richesse, par indifférence ou par malchance, n’est pas le signe d’une maladie mentale, alors ces patients ne sont pas forcément des fous. L’asile se trouve à proximité de Kunming, la capitale du Yunnan. On est à trois mille kilomètres des usines de Tiexi. L’on croirait pourtant retrouver ici, « au sud des nuages », les personnages et les lieux découverts autrefois, dans « Rouille » et « Vestiges », Comme si Til Madness ajoutait un épisode de plus à la trilogie sur la fin de l’industrie lourde d’État et, avec dix années de recul, apportait une réponse à la question: que sont devenus les ouvriers une fois qu’a disparu leur lieu de travail ?

Le bâtiment de l’hôpital se développe sur deux étages. Au premier, où nous n’entrerons jamais, logent les femmes. Wang Bing filme le second, celui des hommes, avec la même aisance que nous lui avons vue dans À l’Ouest des rails, lorsqu’il s’agissait de circuler dans l’espace sécurisé des usines ou encore lorsqu’il s’agissait de poser la caméra dans des lieux privés: la maison de Fengming, la cabane de Trois Sœurs du Yunnan. Il s’agit ici de franchir deux murs à la fois: celui d’une institution et celui de l’intime.

A l'ouest des rails (Wang Bing, 2002) / A la folie (Wang Bing, 2014).

A l’ouest des rails (Wang Bing, 2002) / A la folie (Wang Bing, 2014).

Comme les cabines d’un navire, la porte d’entrée des chambres donne sur une coursive. Celle-ci arpente le périmètre carré de la cour interne du bâtiment. Elle ressemble à la voie principale des villages chinois dont la vie active, pendant les heures du jour, se passe souvent sur le seuil des maisons, à cette nuance près qu’une grille en fer ferme la coursive de la balustrade jusqu’au toit, empêchant les patients de se jeter dans le vide, mais permettant la communication entre étages – plus d’un en profite pour entretenir des conversations amoureuses avec l’autre étage et formuler, ou recevoir, des propositions sexuelles tantôt désinvoltes, tantôt irréalistes. Dans ce ruban d’un mètre de largeur, où se déroule une bonne partie du film, les patients bivouaquent, se lavent, urinent, fument, discutent entre eux.

Tout en étant une partie du bâtiment, la coursive représente métaphoriquement à la fois l’ensemble de l’hôpital psychiatrique et la maladie mentale. Cette géniale confusion d’architectures donne lieu à l’une des plus belles scènes du film, lorsqu’un jeune interné parcourt la boucle de la coursive en courant… Il s’arrête, reprend. Recommence, trois, quatre, cinq fois. Il insiste avec joie et espoir, comme si le cercle, au lieu de le ramener au point de départ, pouvait permettre de l’emmener ailleurs, vers la sortie.

Contre toute attente, cela arrive. Vers les trois quarts du film, un certain Zhu Xiaoyan est autorisé à passer en famille les quelques jours des festivités du Nouvel An. Wang Bing l’y suit. Plus isolé encore qu’à l’hôpital, assis dans son fauteuil, Zhu semble un oiseau en cage. Soudain il se lève et commence à marcher. Il traverse la ville – spectacle désolant d’un dédale de béton, de chantiers … Le temps passe, le jour tombe. Zhu marche encore, comme un fou, il disparaît dans la nuit au bord d’une autoroute. De la coursive on ne sort pas, elle encercle le pays entier.

Chez Wang Bing, la caméra cherche en permanence l’actualité d’une personne et d’un lieu.

Le tout, c’est connu, c’est le néant. Mais Wang Bing ne fait pas l’erreur du philosophe, qui consiste à confondre l’être avec la pensée. Ni celui du peintre de Balzac, qui dans un délire de perfection transformait son œuvre en un chaos illisible de couleurs, « espèce de brouillard sans forme » (Le Chef-d’œuvre inconnu). Les patients d’un asile n’existent certes pas. Leur identité est niée. Ils n’ont pas de nom. Ils ne sont que des fous. Dans le cinéma de Wang Bing, on l’a vu, on rencontre deux types de personnages. Ceux qui n’ont pas de nom mais qui se racontent à travers l’action, et ceux qui ont un nom et se racontent à travers la parole. Emplâtré par les médicaments, l’esprit des patients est tout aussi endormi que leur corps est enfermé. Comment peuvent-ils exprimer leur histoire? C’est le problème que le film affronte et dénoue.

Une fois de plus, c’est par la durée que Wang Bing y parvient. Concentrant son film sur quelques personnages, il se donne le temps de les faire exister et de leur donner un nom. Ce temps est celui dont le spectateur a besoin pour nettoyer ses propres yeux des stéréotypes. Si la forme n’était pensée qu’en termes de sens et de logique, Til Madness Do Us Part pourrait durer trente minutes. Il serait alors une collection d’images pornographiques: un homme qui urine, un autre qui fume ses mégots jusqu’au filtre, un autre encore qui jure, car il se dit abandonné, un quatrième qui écrase des mouches qui n’existent pas, un cinquième qui étreint une femme à travers une grille, deux hommes se réchauffant dans le même lit… Bien que le film fonctionne par séquences, le spectateur n’assiste pas à des actions isolées. De même qu’il faut un certain temps avant d’entendre le récit muet de L’Homme sans nom, le temps sert ici à apprendre le langage particulier dans lequel chacun des personnages de l’asile s’exprime et raconte son histoire. Les quatre heures du film passent alors d’autant plus rapidement qu’elles familiarisent le spectateur non seulement avec une histoire mais aussi avec tout un univers de signes. C’est pour cela que Wang Bing ne présente pas immédiatement ses héros: l’inscription du nom et de la durée de l’internement arrive souvent en décalage avec l’image du personnage qu’elle concerne. Quand elle arrive, on la reçoit comme une récompense.

Chez Wang Bing, la caméra cherche en permanence l’actualité d’une personne et d’un lieu. Fengming et son salon, l’Homme sans nom et sa grotte, les ouvriers et Tiexi, les trois sœurs du Yunnan et le village de montagne. Même un court métrage comme Traces, réalisé pour la rétrospective de Beaubourg, tire la tragédie d’une alliance extrême des corps et de la terre qui les ensevelit. Rarissimes sont les moments où le plan est inhabité. Et quand cela arrive la présence – pour une fois saillante – de celui qui tient la caméra vient meubler le vide. Comme si le cinéma de Wang Bing, même dans ses moments les plus contemplatifs, ne pouvait faire l’économie d’un sujet. Sans être un défaut, ce besoin exprime plutôt un penchant, voire une érotique: le sentiment qu’un plan est toujours incomplet s’il n’est attiré par une figure qui se dévoile.

L'homme sans nom (série photographique, 2013).

L’homme sans nom (série photographique, 2013).