Critique

Labyrinthe

par Raphaël Nieuwjaer

Soy Nero (Raffi Pitts, 2016).

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Le cinquième long-métrage du cinéaste iranien Raffi Pitts est en ce moment à l’affiche du Café.


Soy Nero est un film difficile à saisir. Non qu’il se donne l’apparence du mystère. Il souffrirait même plutôt de l’excès inverse : aussi différentes soient-elles, les situations qu’ont développées Rafi Pitts et son co-scénariste Răzvan Rădulescu semblent toutes décliner un même thème, ou un même motif, celui de la frontière. Telle est toujours la limite de l’allégorie – il suffit de comprendre son sens général pour que chaque élément s’y range, sans écart. En s’ouvrant sur une histoire drôle, le film incite d’ailleurs le spectateur à cet exercice de conversion – qui serait donc ici la fourmi condamnée, après une nuit d’amour avec un éléphant, à passer le reste de sa vie à enterrer son amant soudain décédé d’une crise cardiaque ? Le rapport d’échelle est assez explicite. L’individu (mexicain) se confrontera au système (américain), le corps affrontera le barbelé d’un gros pays replié sur lui-même.

Soy Nero s’attache certes à la question de la frontière – entre deux pays, mais aussi entre la légalité et l’illégalité, le rêve et la réalité. S’en tenir là, c’est néanmoins oublier deux choses. D’une part, l’expérience que l’on peut faire du film, beaucoup plus troublante, flottante. D’autre part, une vérité du cinéma de Raffi Pitts, qui se dessine encore ici avec une subtilité que ne dément pas, au contraire, le souci de rendre justice aux Mexicains ayant combattu pour l’armée américaine sans jamais obtenir la moindre reconnaissance. Cette réalité, il faut y insister, n’est ni un prétexte, ni une fin – elle serait plutôt le double de la fiction, ce qui s’y projette et s’y absente d’un même mouvement. Ainsi pourrait d’ailleurs se formuler ce qui travaille les films de Pitts : il n’y a pas de division qui ne soit en même temps un dédoublement. En séparant réellement, la frontière produit aussi bien des virtualités, des « doubles ».

Ainsi pourrait se formuler ce qui travaille les films de Pitts : il n’y a pas de division qui ne soit en même temps un dédoublement.

Il faudrait ici se souvenir de C’est l’hiver (2007), et de la manière dont deux hommes – un mari contraint d’aller travailler loin de chez lui ; un ouvrier sans le sou qui s’éprend de l’épouse du premier – échangent malgré eux leur situation. Ou encore de The Hunter (2010), et de cet événement qui fend le récit : parti chasser dans les montagnes, un homme tire à deux reprises sur des cibles maintenues hors-champ ; rentrant en ville, il découvre que sa femme et sa fille ont été tuées au cours d’une manifestation par des balles perdues. Chacun à leur façon, ces films se construisaient sur un principe de substitution, ou de réversibilité. Le mari se retrouvait étranger à son foyer, au lieu même jadis occupé par le soupirant, tandis que le chasseur devenait chassé, et le sauveur bourreau. A ceci près, néanmoins, que Pitts ne s’est jamais contenté de renverser les places ou les situations, en suggérant l’équivalence, et au fond l’indifférence, de chacune. Rien ne trouve ici à se résoudre dans ce qui ne serait guère qu’un cynisme. C’est que l’on est toujours, chez lui, l’un et l’autre. Divisé, et dédoublé.

Nero n’est ainsi pas un Mexicain souhaitant fuir la misère ; il est un Américain qui, enfant de parents « sans-papiers », a été déporté. Lorsqu’au début, il tente de franchir le mur, ce n’est donc pas pour commencer une nouvelle vie, mais pour retrouver son ancienne, à Los Angeles, où il est né et a grandi – ce que les autorités ne peuvent tout simplement pas entendre. La trajectoire linéaire de tant de films racontant l’exil se tord alors jusqu’à se muer en spirale, c’est-à-dire en une figure qui ne produit pas le retour du même, mais la non-coïncidence infinie de ce qui pourtant revient. Le tragique est bien, chez Pitts, que l’ancienne vie ne saurait être retrouvée, puisqu’elle n’a jamais eu la fixité d’une place, ou la consistance d’une identité. Les personnages font ainsi l’épreuve de devenir extérieurs à eux-mêmes, et de constater, par là, la fragilité de leur existence et de leur croyance. C’est cependant en cela que Soy Nero diffère. Son personnage est porté par un rêve dont il ne parvient, ni ne cherche à s’extraire – le rêve américain, bien sûr, et sa déclinaison cynique, le « dream act », voté après les attaques contre le World Trade Center, et censé offrir à chaque engagé étranger la citoyenneté américaine.

Ce faisant, la spirale emporte peut-être moins Nero lui-même, que le temps et l’espace. Au premier comme au dernier plan, le jeune garçon est une force qui va, un corps qui trace des lignes droites dans le désert. Et s’il se « dédouble », empruntant l’identité de son frère, il ne manque jamais de rappeler que son nom ne doit pas être prononcé « Rézous », à l’espagnol, mais « Djizeus », à l’anglo-saxonne. Son idée, en somme, reste fixe. Il en va autrement des lieux qu’il traverse. Un champ d’éoliennes est ainsi présenté, par l’homme qui l’a pris en auto-stop, comme une « zone de rectification » permettant à la Terre de ne pas quitter son axe. L’immense villa que Jesus prétend posséder, d’abord appréhendée comme un lieu de libre circulation, se révèle labyrinthique et menaçante dès lors que son véritable propriétaire revient. (Propriétaire qui, il faut le noter tant l’idée est forte et inattendue, ressemble trait pour trait au frère.)

Mais c’est dans le désert que l’espace et le temps deviennent les plus aberrants. Envoyé comme bidasse dans un pays du Moyen-Orient, Nero n’est pas exactement devenu le garde d’une frontière qu’il souhaitait auparavant franchir. Celle-ci, en effet, n’est plus une ligne coupant l’espace en deux, mais un point perdu au milieu de nulle part. Aussi l’espace donne-t-il avant tout le sentiment de s’enrouler autour des personnages, comme contraint à se recroqueviller sous l’effet conjugué de la chaleur et d’un temps étale. Le dernier mouvement du film pousse cette logique à son terme. Comme l’écrivait Deleuze dans un texte de Critique et Clinique, « le labyrinthe a changé d’allure : ce n’est plus un cercle ni une spirale, mais un fil, une pure ligne droite, d’autant plus mystérieuse qu’elle est simple, inexorable, terrible – « le labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite et qui est indivisible, incessant » [Borgès] ». Si Nero reprend sa course, il est passé sur un autre plan. Il n’y a plus de direction, juste un mouvement sans fin et sans issue.

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