Critique

L’Art brûle la glace

par Simona Crippa

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Carol est un film qui se regarde derrière les vitres d’une voiture, couvertes de buée ou de flocons de neige, un film qui se perçoit derrière les vitrines d’un magasin, derrière les carreaux d’un bureau du New York Times ou encore depuis les fenêtres d’un immeuble où l’on assiste à deux scènes dialoguées, simultanées, qui se déroulent pendant une soirée entre amis. Que doit-on découvrir par-delà le verre ? Que doit-on voir par-delà le premier plan qui nous montre des barres verticales se révélant être, par un mouvement de caméra, la bouche d’un égout près de laquelle on entend le bruit d’une rame de métro ? La question se pose spontanément car les plans suivants offrent quasiment tous la vision d’une transparence qui géométrise l’espace, qui vient délimiter les existences. Si bien qu’il est aussitôt fait une distinction entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, comme à vouloir montrer les décors d’un monde qui n’est pas celui auquel tout le monde appartient.

Regarder par la fenêtre, rêver le monde ou se rêver, rêver l’autre ou rêver d’un autre moi.

Un point essentiel apparaît dès lors, qui est le cœur, l’œil même du film : regarder par la fenêtre, rêver le monde ou se rêver, rêver l’autre ou rêver d’un autre moi. A travers cette transparence qui est imposée aux personnages comme au spectateur, se met au jour l’articulation complexe entre l’altérité et la définition identitaire. A travers elle on voit, on est vu et on se voit. Par cet œil autre, filtre et point de croisement du réel, de l’imaginaire et du fantasmé, haut lieu de l’approche sensorielle, deux femmes tentent d’affirmer leurs contours, de faire face au politiquement correct, de tenir debout sans que leur amour saphique irrépressible ne glisse ou ne devienne glace, cet amour qui depuis les égouts où l’on veut le jeter, doit se dresser contre le mur de la doxa rigidement hétérosexuelle.

Le film montre le New York de 1952, qui se veut ordonné, propre et amène, un New York qui vit la période de transition entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début de la présidence d’Eisenhower. Comme le reste de l’Amérique, la ville est en proie au Maccarthysme qui gèle l’atmosphère, en contribuant à la guerre froide et à la paranoïa des citadins américains. « There was a sort of deep freeze, and it felt really cold », rappelle le réalisateur dans un entretien pour The Hollywood reporter. Ainsi, l’image de l’Amérique qu’il veut capter n’est-elle pas celle de Far from heaven (2002), mélo qui rend hommage à Douglas Sirk et retranscrit l’Amérique de 1957, ce qu’il appelle « the full-on Eisenhower era », cette époque où le président est réélu une seconde fois et la détente avec l’Union soviétique commence à s’amorcer. Pour Carol, le réalisateur avoue s’être davantage rapproché, en accord avec son chef de la photographie Ed Lachman, du film de David Lean Breaf Encounter (1946) ainsi que de celui de Georges Stevens, A place in the sun (1951). Pour le premier à cause des portraits intimes dressés de manière si aiguë, ainsi que pour son évolution structurelle que le spectateur retrouvera aisément dans Carol. Pour le second en raison notamment de son langage visuel (l’usage du plan fixe), et des atmosphères de rêve créées pour les rencontres entre Elizabeth Taylor et Montgomery Clift.

Todd Haynes revient certes avec Carol – pour lequel il a décroché la Queer Palm au Festival de Cannes 2015 – sur l’argument queer déjà traité du point de vue des hommes dans Far from heaven, mais l’intention du réalisateur est de montrer comment en 1952, par rapport à 1957, le point de vue est déformé, et à quel point la subjectivité homosexuelle féminine peine à s’imposer et à être reconnue. D’où la vitre qui s’interpose, pose et impose l’autre et le moi. C’est pourquoi le réalisateur s’est beaucoup inspiré de la photographie féminine de ces années-là : Ruth Orkin, Esther Bubley, Helen Levitt, Vivian Maier, des femmes qui étaient toutes très actives dans le photojournalisme et la photo d’art, proposant ainsi leur regard sur la société. Et c’est aussi l’une des raisons pour laquelle dans Carol, adaptation du roman homonyme de Patricia Highsmith publié en 1952 sous le pseudonyme de Claire Morgan, l’une de deux protagonistes, Thérèse, n’aspire pas à devenir décoratrice de théâtre, comme dans le texte highsmithien, mais photographe.

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Far from heaven / Carol.

« Thérèse » est le premier prénom prononcé, et non « Carol ». Dans le roman de Highsmith, c’est à travers Thérèse que l’on perçoit le monde. Cependant, l’adaptation de Phyllis Nagy et la réalisation de Haynes offrent au spectateur un jeu de regards qui servent précisément la dynamique de déformation de ces deux subjectivités qui doivent se former et nous informer. Tout commence à la table d’un restaurant d’un hôtel de luxe où deux femmes, Carol (Cate Blanchett) et Thérèse (Rooney Mara, prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2015) discutent. Un homme, ami de Thérèse, viendra interrompre cette entrevue pour inviter celle-ci à une soirée avec d’autres amis. Carol s’en va. Thérèse, les yeux rivés sur la surface de la vitre du taxi qui l’amène à la soirée, se souvient de l’histoire qu’elle a vécue avec Carol. Un long flash-back débute.

Elles se sont rencontrées dans le grand magasin Frankenberg à Manhattan, quelques jours avant Noël. Thérèse est une jeune fille d’extraction modeste, vendeuse dans le rayon jouets ; Carol est une riche bourgeoise quadragénaire, séduisante, élégante, à la recherche d’un cadeau pour sa fille. Le moment de cette rencontre est à l’image de la cristallisation stendhalienne, c’est l’éblouissement au premier regard, c’est la physiologie d’un amour qui commence, c’est une fenêtre sur le sublime qui s’ouvre. Le film choisit de traduire à l’écran la phrase du roman qui résume en quelques mots ce saisissement soudain : « Elles se regardèrent au même moment ». Les yeux de Thérèse ne quittent pas ceux de Carol qui disparaît tout d’un coup enveloppée dans son ample fourrure puis réapparaît pour capturer le regard de la jeune fille qui ne cesse d’être aveuglée par ce diadème sentimental qu’on ne lui avait jamais offert jusqu’alors.

Ce ne sont pas les hommes dans Carol qui déclenchent ce mouvement des yeux et du cœur. Thérèse est aimée par Richard (Jake Lacy), prévenant mais insignifiant, Carol est en phase de divorce avec son mari Harge Aird (Kyle Chandler), oppressant, conformiste, à la virilité colérique et pâteuse. Todd Haynes utilisera souvent le motif de la porte qui se ferme devant ces deux individus masculins. Si ceux-ci veulent enfermer le monde dans la boîte du conservatisme, le monde féminin aspire pour sa part à se dégager de ce poids. La multiplicité de l’univers queer, aucunement clos et à la recherche de sa propre dimension, est représentée par une profusion de miroirs dans lesquels les deux femmes se reflètent, comme pour offrir une vision kaléidoscopique de leur relation. Le premier véritable contact entre Carol et Thérèse, le premier toucher sensuel, le premier baiser qui sera le prélude à la scène d’amour, se réalise devant un miroir où la profondeur de leur être se déploie et s’épanouit enfin. L’instant narcissique est assurément nécessaire à l’individu pour se définir, Lacan oblige.

Il faut créer le monde pour pouvoir l’habiter. Il faut se perdre pour savoir se trouver.

Quand Carol et Thérèse partent en voyage en quittant tout le monde le jour de Noël, un travelling en caméra subjective nous dévoile le plafond d’un tunnel : les lumières défilent, éclatent, se désagrègent en créant un espace abstrait, soulignant à la fois l’enfermement des héroïnes et leur volonté d’ouvrir leurs propres yeux, ainsi que ceux du spectateur, à l’Art. Il faut créer le monde pour pouvoir l’habiter. Il faut se perdre pour savoir se trouver.

Après la scène d’amour où la caméra s’approche de la peau des deux femmes comme s’il s’agissait d’une toile peinte, le cou, la bouche, les épaules, un sein, les mains, tout cet espace où fluctue le désir, cette surface douce du sensible et du visible, Carol dira à Thérèse : « Mon ange. Tombé du ciel ». Parce que Thérèse représente la transformation, l’au-delà de la réalité de l’emprisonnement auquel Carol est confrontée avec Harge.

Ce n’est pas un hasard si l’unique figure masculine du film à ne pas être définie par la claustrophobie et l’homophobie, et donc à ne pas être lié au motif de la porte close, est Danny (John Magaro), jeune écrivain journaliste au New York Times qui, amoureux de Thérèse sans être possessif, lui offre la possibilité d’embrasser la carrière de photographe auprès du journal et ainsi de quitter l’univers de la vente pour celui de l’Art. Le dispositif optique mis en place par Todd Haynes à travers la vitre, la vitrine, les carreaux, la fenêtre, la glace, prend ici tout son sens. Thème qui traverse l’histoire de la littérature et du cinéma, cette multiplicité fonctionnelle du voir, fonde, dans son rôle de cadrage continu, la représentation artistique. L’ultime dispositif optique étant l’appareil photographique, œil double de Thérèse, doublé par le cadeau d’un tout nouveau Canon offert par Carol. Cet amour qui a besoin de s’inventer, s’offre ainsi un cadrage personnalisé, définissant sa relation au monde, son herméneutique, sa sémiologie. L’Art, c’est connu, est à même de brûler la glace.

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