Le Café en revue Le trou du cul d’un monde
Critique

Le trou du cul d’un monde

par Julien Rejl

Rester vertical (Alain Guiraudie, 2016).

Cet article fait partie d’un cycle

Au bout de Rester Vertical, Léo finit gardien de troupeau comme Jules – stupéfait par le miracle d’être toujours en vie dans un monde gouverné par la tyrannie des méchants – devenait berger à la fin de Pulp Fiction. Délaissant la gâchette, il comprenait que sa nouvelle condition le destinait désormais à errer sur les routes (walk the earth), passer de ville en ville pour vivre des aventures à la manière de Caine dans Kung Fu, et guider les faibles dans la vallée des ténèbres[1]. « Il y a un nom pour ça, lui rétorquait avec perplexité Vincent, son partenaire : tu seras un clodo ».

Au fond, à voir le dernier Guiraudie, Vincent n’avait finalement pas tout à fait tort. La crête sur laquelle se situe le berger-cinéaste aujourd’hui est, de l’aveu du réalisateur aveyronnais dans un récent entretien, ce sentiment de précarité sociale qui a gagné jusqu’à la classe moyenne française – le risque du fameux « décrochage ». Ainsi, le trajet de Rester Vertical est celui d’un homme qui, au fil de ses pérégrinations entre famille, travail et amants, va basculer sans crier gare du côté des misérables. Au début, la pitié qu’éprouve Léo à chaque fois qu’il traverse le passage Jean Monnet à Brest, refuge de SDF, côtoie déjà la hantise de connaître la même déchéance. Puis, peu à peu, Léo devient à son tour victime de l’injustice sociale avant de se retrouver brutalement sans ressource.

Voici donc venu le temps de devenir berger, cousin éloigné de Jules Winnfield. Jusque-là, Léo est le mec à la Laguna, un vagabond qui parcourt les routes de travelling en travelling et fait halte sur le bord du chemin pour consoler et soulager faibles et vertueux avant de repartir. Ce qu’il est en mesure d’offrir à chacun est simple et précieux : un peu de temps, de présence, d’écoute, de douceur, d’amour et un corps désirant qui a envie de baiser. Au terme de ses mésaventures, lorsqu’il n’aura plus un sou en poche et aura perdu la garde de son fils, Léo s’installera définitivement dans la paille devant la ferme de Jean-Louis, « car c’est là qu’un gardien de troupeau doit être » pour guetter l’arrivée du loup. La première parole qu’il délivrera en tant que protecteur de ses brebis est un message humble et concis énoncé à l’infinitif, contrastant avec l’impératif et la logorrhée des mots d’ordre des harangues politiques : rester droit, ne pas courber l’échine.

La réussite fantastique de ce nouveau film tient sans doute à ce qu’Alain Guiraudie a enfin assumé de faire un film à la première personne, élaborant un alter ego cinéaste épicurien qu’il a plongé dans la violence sociale contemporaine tout en renouant avec le récit légendaire qui faisait l’originalité et la force de ses premiers films : Du soleil pour les gueux et Pas de repos pour les braves. Le considérer comme un film-somme serait toutefois réducteur. Rester Vertical réunit pour la première fois les deux époques du cinéaste : le conte existentiel (jusqu’à Voici venu le temps) et la fable hédoniste (les deux films qui ont suivi) qu’il n’avait pas encore véritablement réussi à faire coexister, tout en allant plus loin et donc ailleurs. Léo est d’abord bel et bien un rejeton des aventuriers philosophes de la première heure, le Basile de Pas de repos… dix ans après. Le trentenaire cogite : désir d’enfant, origine du monde, paternité, séances de psy, mort assistée… Mais Léo est également le roi de l’évasion à la sexualité débridée et joyeuse : promenades en barque, Pink Floyd à fond, bisexualité, main au paquet en gros plan, grosses queues d’Arabes, triques dans le caleçon, sodomie euthanasiante… Soit.

La première nouveauté est d’avoir soumis la forme du conte au rythme de la quotidienneté et des hasards de la vie, ou l’inverse, comme vous voudrez. La narration suit les trajets erratiques de Léo : pas de ligne droite possible comme l’indique ironiquement la première page du scénario qu’il ne parvient pas à écrire, mais des allers-retours incessants, raccordés par de surprenantes ellipses spatio-temporelles. Nous passons donc d’épisode en épisode, sans prévalence, chacun correspondant à une étape du voyage de ce drôle d’Ulysse, au fil des années. Sans pour autant jamais verser dans le journal ou l’autofiction, ce récit d’aventures intimes apporte un regain de réalisme bienvenu qui désamorce l’imaginaire onirique prépondérant des premières œuvres. Comme une réponse à l’inaboutissement de Pas de repos pour les braves, que Guiraudie regarde aujourd’hui comme un film réalisé avec trop de distance amusée, un peu « par-dessus la jambe ». C’est que l’usage de la métaphore n’a plus la même fonction.

Sans jamais verser dans l’autofiction, Rester Vertical offre un récit d’aventures intimes qui apporte un regain de réalisme bienvenu à une œuvre d’abord marqué par un imaginaire onirique.

Il nous faut une fois encore revenir en arrière. Guiraudie est un cinéaste qui a toujours aimé les métaphores. Il y en a dans tous ses films : les dialogues philosophico-gouailleurs du Soleil…, les figures de bandits, de guerriers et de bergers (déjà) de Voici venu le temps, l’assassinat d’un village natal et les vagues nocturnes de Faftao Laoupo dans Pas de repos… ou encore l’amant meurtrier de L’Inconnu du Lac sont autant d’allégories du Désir, de l’Amour, de la Mort, de la Révolution, de l’Angoisse, etc. A cet égard, le cinéaste n’a pas toujours fait dans la dentelle. La littéralité de certaines images a souvent contrebalancé la puissance imaginaire des mondes qu’il avait inventés. D’où un aspect ludique du cinéma guiraudien qui a pu avoir tendance à en dégonfler la portée. C’est en ce point que Rester Vertical me semble faire un pas de plus. Il laisse la métaphore ouverte : en d’autres termes, les signifiés se bousculent au portillon pour s’accrocher au signifiant, mais cette fois le signifiant résiste. De quoi s’agit-il ici ? Des loups bien évidemment.

L’univers dans lequel Léo, Marie et les autres évoluent est bien le nôtre. Finies les utopies d’autrefois : révolution communiste, lieu idyllique ou paradis perdu. Plus d’échappatoire possible. Pourtant, à la lisière du plateau montagneux, à l’horizon du quotidien, la figure mystérieuse et légendaire du loup, objet à la fois de terreur et de désir pour les personnages qui n’apparaîtra qu’à la dernière scène. Point limite au-delà duquel il n’y a probablement rien, le loup est le signifiant qui vient colmater un trou : celui du récit d’abord, qui sans lui serait une errance sans fin de Léo ; également celui du monde de Léo, qui a besoin de cette butée pour revenir sans cesse à la ferme comme point de départ et lieu de destination. Le loup est aussi sans doute l’incarnation de l’Autre, responsable de l’injustice sociale dont est victime Léo, et devant qui il ne faut pas céder. Et pourquoi ne pas y voir la tyrannie des méchants : la grande exploitation agricole, le capitalisme mondialisé, le monde de la finance, Daech, nos gouvernants, les puissants… ? Ou encore, tel Franck attendant craintivement Michel à la fin de L’Inconnu du lac, l’objet aimé que nous savons bien être ce qui nous consume. Aucune hypothèse n’est à écarter, tout est à la rigueur acceptable car le loup est ce signifiant vide qui autorise les lectures les plus diverses (politique, morale, dramatique, psychologique…). D’ailleurs, lorsque in fine le loup se montre sur le causse, toutes les significations s’échappent en un instant et ne demeure alors que la pure présence animale. Mais le plus important est qu’il souligne de manière ostentatoire, en tant que signifiant vide mais nécessaire, la présence de ce trou qui est possiblement le lieu d’où s’origine toute fiction (ce que les mauvais cinéastes essaient désespérément d’ignorer et de masquer).

Disant cela, vient inévitablement à l’esprit ce plan d’accouchement frontal, l’origine du monde, image traumatique qui a d’ailleurs indisposé certains journalistes à Cannes, comme plus tard dans le film celui d’une sodomie gérontophile. Deux histoires de trou connecté chacun à un infini : la naissance d’un côté, la mort de l’autre. Comme si ces deux plans venaient figurer à l’intérieur du récit la béance autour de laquelle le film s’articule. Parenthèse : peut-être au fond est-ce cette mise à nu de la structure fictionnelle qui a laissé un goût amer aux critiques. On regrette ici et là que Rester Vertical soit plus terne, plus inquiet, plus triste voire plus déprimé (et quel mal y a-t-il à assumer un peu de déprime ?) que les précédents films de Guiraudie. On lui préfère le bel Inconnu du Lac plus rond, plus fermé, plus classique (ce qui le rend à nos yeux moins intéressant). Fin de la parenthèse.

Le cinéaste Léo qui revient sans cesse guetter le loup sans véritablement savoir pourquoi, c’est aussi le cinéaste Guiraudie reparti puiser des idées à la source. L’une des grandes beautés du film est qu’il procure la sensation d’être capable de bifurquer dans n’importe quelle direction à n’importe quel comment. Comme si Guiraudie, à chaque étape de son scénario, était allé recharger ses batteries avec l’énergie première qui lui a donné l’envie de faire ce film, et peut-être tout simplement du cinéma. Dans cette perspective, la métaphore du loup, le gardien de la béance, ne peut avoir qu’une seule fonction : représenter l’objet cause du désir du réalisateur – ce manque qui forge son désir de cinéma et donc le « monde guiraudien » – et par là même, celui du personnage.

Or, le désir principal, celui qui irradie tout le film d’un acharnement et d’une ténacité bouleversants, est celui d’être père. Léo veut un enfant – et une énième lecture valable du loup serait de le voir comme l’alien (comme se plait à le surnommer Guiraudie) qui sort du ventre de la mère et que Léo souhaite approcher avec peur et tendresse – c’est une chose. Mais une autre est qu’il importe à Léo de pouvoir assumer sa paternité, d’ailleurs sans la présence de la mère, avec le lot de responsabilités qui vont avec. L’enjeu contemporain de Rester Vertical se situe à mon sens à ce niveau. Léo refuse de dissocier père réel et père symbolique. Envers et contre tout, il veut incarner une fonction qui fout le camp aujourd’hui : la fonction du père, probablement la plus raide des verticalités possibles : rester droit comme un « i », ou plutôt comme un « l », celui de la limite, de la loi symbolique capable de structurer le monde d’un enfant.

Un dernier mot sur les acteurs : Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thierry, Christian Bouillette, Basile Meilleurat et Laure Calamy sont absolument prodigieux.

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[1]« Well, there’s this passage I got memorized. Ezekiel 25:17. « The path of the righteous man is beset on all sides by the inequities of the selfish and the tyranny of evil men. Blessed is he who, in the name of charity and good will, shepherds the weak through the valley of the darkness. For he is truly his brother’s keeper and the finder of lost children. And I will strike down upon thee with great vengeance and furious anger those who attempt to poison and destroy my brothers. And you will know I am the Lord when I lay my vengeance upon you. » I been sayin’ that shit for years. And if you ever heard it, it meant your ass. I never gave much thought what it meant. I just thought it was some cold-blooded shit to say to a motherfucker before I popped a cap in his ass. I saw some shit this mornin’ made me think twice. See now I’m thinkin’, maybe it means you’re the evil man. And I’m the righteous man. And Mr. 9 Milimeter here, he’s the shepherd protecting my righteous ass in the valley of darkness. Or it could mean you’re the righteous man and I’m the shepherd and it’s the world that’s evil and selfish. Now I’d like that. But that shit ain’t the truth. The truth is you’re the weak. And I’m the tyranny of evil men. But I’m tryin’, Ringo. I’m tryin’ real hard to be a shepherd. » Roger Avary et Quentin Tarantino, scénario de Pulp Fiction, 1994.