L’enfance exquise du cinéma
– par Simona CrippaMysterious object at noon, Apichatpong Weerasethakul (2001).
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Le premier long métrage d’Apichatpong Weerasethakul avait été édité en DVD (chez MK2), mais n’était jamais sorti en salle. C’est chose faite ce 27 janvier, grâce à Capricci. Il faut voir — par exemple au Café des Images — cette merveille qu’est Mysterious Object at Noon (2001).
« Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats » écrivait Proust. Autrement dit, le monde existe parce que tout est une question de rapports. Temps, sensations, objets, souvenirs, avenir. L’écrivain a souvent exprimé des jugements négatifs à propos du cinématographe. Il était convaincu que ce dernier se bornait à montrer le « vrai » à travers la simple vision de l’image projetée. Il aurait pourtant été fasciné par la puissance évocatrice d’un art qui est une source inépuisable de rapports, selon la conception bressonienne, entre écriture, image, son, temps et montage. Précisément ces rapports qui conjurent la simple représentation de la réalité et mènent ainsi à sa « traduction », pour reprendre l’un des termes essentiels de l’esthétique proustienne en matière de création.
L’enfance du cinéma séduit néanmoins le jeune narrateur de La Recherche du temps perdu qui décrit volontiers le charme, le trouble et le mystère ressentis devant les brillantes projections d’une lanterne magique. La légende médiévale de Généviève de Brabant défile chaque après-midi sur les rideaux de la fenêtre de sa chambre. Si bien que le corps du chevalier Golo est désormais qualifié d’ « astral » par son imagination avide et éblouie.
Comment transformer la vérité de ce qui nous entoure en art ?
Le premier long-métrage d’Apichatpong Weerasethakul Mysterious object at noon, si l’on s’accorde le loisir du voyage d’une distance astrale de lieu et de temps avec La Recherche, si l’on accepte le devenir chaman vers lequel le cinéaste thaïlandais convoque sans cesse le spectateur, s’inscrit dans le questionnement esthétique proustien. Comment transformer la vérité de ce qui nous entoure en art ? Comment incorporer dans l’œuvre la réalité sans qu’elle ne devienne tout simplement un déficit de l’expérience ? Inventer sans doute, répond Apichatpong Weerasethakul qui saisit le prétexte du cadavre exquis, procédé narratif cher aux surréalistes avec lesquels il entretient des affinités évidentes en termes d’abstraction, de recherche d’objets symboliques voire totémiques, de fascination pour la métamorphose des corps que ces derniers découvrent par ailleurs dans l’art et les mythes océaniens, africains et amérindiens. Mais traduire aussi à l’instar de Proust, parce que l’artiste visuel qu’est Weerasethakul, retranscrit ses propres impressions du monde sur une pellicule qu’il utilise souvent tel le matériau originel d’un plasticien. Créer ainsi un système de rapports aux choses où réalité et irréalité procèdent du même mouvement narratif, du même événement cinématographique, de la même tension du regard.
Tourné en grande partie en 1997 en sillonnant la campagne thaïlandaise puis repris l’année suivante pour un tournage qui aura lieu principalement à Bangkok, Mysterious object at noon est un objet hétéroclite aux frontières indistinctes : documentaire qui se laisse volontiers envahir par la fiction, fiction qui se transforme en espace de making of du film, probable autoportrait du cinéaste et enfin manifeste de sa création. Il est habituellement présenté par le cinéaste comme un film expérimental, une création « organique » dira-t-il dans un entretien de décembre 2015 pour Capricci, une « folie » même. Cette « folie » qu’il reconnaît cependant avoir été souvent la source de son œuvre à venir, enfance exquise de son cinéma et du cinéma tout court.
Mysterious object at noon joue avec les codes de la naissance du cinématographe pour aussitôt les déjouer et les inscrire dans le chemin de la modernité : le noir et blanc ; les cartons qui s’interposent entre un plan et l’autre à titre explicatif et/ou dramatique ; l’exploration du sonore qui ira interroger toute sorte de medium transmettant la parole (voix humaine, magnétophone, haut parleur, radio, téléviseur) ; le corps des personnages présents à l’écran qui introduisent une dissonance entre ce qui est dit, ce qui est entendu et ce que l’on voit ; la juxtaposition des plans dépourvus d’effet de continuité ; la séquence de théâtre chanté ou encore le motif du train et des rails qui défilent, commencement d’une aurore cinématographique à la fois française et keatonienne.
Un carton « Il était une fois » ouvre sur la première séquence où l’on suit, en travelling avant, une route qui amène dans un espace citadin. Le spectateur entend une chanson mélancolique, suivie par le récit d’un amour déçu, puis une publicité, ensuite une nouvelle chanson populaire prend le relais. On comprend qu’il s’agit du son d’une radio qui provient d’une voiture. La découverte de la nature du véhicule ne tardera pas : c’est la camionnette d’un vendeur ambulant qui annonce à travers un haut parleur, énième variation sur les possibilités du sonore qui émaillent depuis ce court début la pellicule, l’arrivée en ville du maquereau à la vapeur et salé, en provenance du marché de Mae Klong. Il n’est pas seul, une femme l’accompagne qui raconte face à la caméra un épisode douloureux de sa vie. Elle a été vendue à son oncle par ses parents, pour le prix d’un billet de train. Au terme de cette histoire, une voix sollicite la marchande de poisson à continuer de raconter une autre histoire « réelle ou imaginaire », l’origine de l’histoire n’a pas d’importance, elle peut raconter ce qu’elle veut « un roman ou autre chose », pourvu qu’elle raconte. La femme regarde interloquée, elle ne comprend pas le sens de cette requête et ne sait visiblement quoi faire.
Un changement de plan séquence a lieu, la continuité narrative ne semble pas assurée, la silhouette d’une femme et d’un enfant sur une chaise roulante n’ont pas une connexion avec le plan précédent. Pourtant le fond sonore est le même, devant des fenêtres ouvertes sur la rue, on entend encore le marchand de poisson vendre ses produits. C’est ici que le jeu du cadavre exquis débute, lorsque la voix off de la marchande commence à raconter l’histoire de l’élève infirme, de sa professeure Dogfhar et de l’objet mystérieux qui sort de la poche de cette dernière. La fiction qui s’insère dans le documentaire, prendra des chemins narratifs multiples selon les rencontres effectuées par l’équipe de tournage à l’affût du moindre détail qui puisse faire progresser l’action : une paysanne révèle que l’objet mystérieux se transforme en enfant extraterrestre qui prend ensuite les traits de la professeur ; une troupe de théâtre chanté met en scène l’histoire de la vraie et de la fausse enseignante ; un couple de femmes sourdes-muettes expose et explique au spectateur, dans son langage gestuel sous-titré, une sinon incompréhensible séquence selon laquelle Doghfar est censée se rendre à Bangkok en compagnie d’un voisin amoureux ; un groupe d’adolescents ajoutera quelques détails très hésitants mais toujours à même de donner du matériau à la création. Et, en dernier cadavre exquis, il sera question d’écouter l’avancement de l’histoire par un groupe de jeunes écoliers qui, entre rires, bousculades et incertitudes, renouvellera le récit de Doghfar et de l’enfant mystérieux, puis lancera, en dernier ressort, l’idée de commencer peut-être à narrer la légende du tigre sorcier.
On comprend dès lors que ce tigre sorcier est le germe de Tropical Malady et qu’Apichatpong Weerasethakul puise, dès son premier film, dans l’imaginaire collectif, dans la généalogie du savoir de son pays pour bâtir sa cinématographie. De même, la séquence où Doghfar se rend chez le médecin avec son père infirme et sourd, se retrouvera-t-elle reconstituée, avec approximativement les mêmes dialogues, dans le deuxième long-métrage du cinéaste, Blissfully Yours. Le grain de Mysterious object at noon n’a pas été jeté au hasard dans cette campagne thaïlandaise à la lisière de la forêt. Tout est déjà embryon. La parole erratique qui crée le mythe de l’objet mystérieux se transformant en enfant, ira aussitôt nourrir la poétique de l’incantatoire qui traverse toute l’œuvre de l’auteur, où les métamorphoses et les revenants (Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures), le sommeil hypnotique (Cemetery of splendour), les récits de rêve et de légendes, revendiquent l’invention d’un monde autre.
La « folie » dont parle le cinéaste serait-elle à déceler dans ce qui pourrait se révéler, au final, un autoportrait en fragments ?
L’infirmité, la surdité, la mutité fondent aussi, dans ce premier opus, un motif essentiel de la poétique de Weerasethakul : la maladie. L’état pathologique n’est pas une barrière insoluble pour l’auteur, un univers concentrationnaire de l’être, mais un idéal de propagation de la diversité, une ouverture vers une affection paradoxalement joyeuse parce que libératrice. La question qui est posée dans le film « Pourquoi le garçon est infirme ? » trouvera plusieurs explications selon les récits des uns et des autres. Ce qui est essentiel, c’est que cette infirmité n’est pas invalidante. Premièrement parce qu’elle est l’un des moteurs de l’histoire qui ne cesse de grossir telle une gaie excroissance, deuxièmement parce qu’elle est le point d’intersection métaphorique entre l’enfance du cinéma que l’on définit généralement comme muet et le parlant. On pourrait ajouter aussi à cette infirmité vouée à la transformation physique et technique en l’occurrence, les photographies du bébé (rescapé du crash aérien, un autre fragment de l’histoire) qui confluent ensuite dans la vidéo amateur. Ce dernier matériau si proche de l’intime, amène le spectateur à se demander si ce bébé que l’on voit à l’écran, est le cinéaste lui-même, voire l’un de ses proches. L’intime ne serait-il pas précisément l’objet et le sujet mystérieux de cette pellicule ? Apichatpong Weerasethakul traverse par ailleurs le plateau du cinéma lors d’une séquence de making of que le film englobe sans l’annonce du cut. La « folie » dont parle le cinéaste serait-elle à déceler dans ce qui pourrait se révéler, au final, un autoportrait en fragments ?
Parmi les nombreuses interventions du sonore sur la pellicule, la voix du gouvernement thaïlandais qui s’exprime à la télévision n’est pas, dans ce sens, une intrusion anodine. La fin de la guerre du Pacifique est annoncée et l’application de la « loi 22 » est promulguée qui asservit le pays aux Américains. Le film fait un grand saut dans le passé pour dénoncer le présent. La guerre mentionnée ici se termine avec la Deuxième guerre mondiale à laquelle elle est attachée comme une guerre dans la guerre du côté de l’Asie du Sud Est. Le questionnement politique traverse sans cesse la cinématographie de Weerasethakul qui exprime ici son opposition au gouvernement thaïlandais de la fin des années 1990. Une chanson de propagande accompagne des images où l’on voit par intermittence le corps de femmes nues prêtes à se livrer à une lap dance. Il paraît que Dogfhar serait devenue danseuse, glose la pellicule, qui nous fournit un autre fragment de fiction d’une triste réalité.
Mysterious object at noon pousse le cinéma dans ses retranchements pour sans cesse définir et redéfinir la frontière poreuse et instable du vrai et du faux, pour jouer avec les limites du dire et du voir, comme le témoigne la grande disproportion entre la première partie du film titrée : « Mysterious object », et la dernière qui, juste pour les dernières 10 minutes de pellicule, s’intitule : « at noon ». Livré à la contemplation de l’énergie de l’enfance et de toutes les formes de jeu qu’elle emprunte pour s’amuser, le spectateur assiste aussi à un léger coloriage du ciel. Mysterious object at noon, c’est la fièvre de l’enfance en fleur.