Le Café en revue Des oiseaux aux grands félins : entretien avec Tippi Hedren
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Des oiseaux aux grands félins : entretien avec Tippi Hedren

par Camille Brunel

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Cet article fait partie d’un cycle

Les animaux se font rares. Sur la planète, ils s’éteignent à petit feu. Sur les plateaux de cinéma aussi. Chassés des studios par les militants, ils se voient remplacés par des images de synthèse. Chassés des forêts par les braconniers, ils réapparaissent sous forme de débats. La question animale prend de l’ampleur : ses échos se multiplient, ses porte-parole aussi ; comme si chaque créature effacée du réel se voyait aussitôt changée en idée, en problème, en culpabilité – en film. Chair à cinéma depuis ses origines, l’animal révélé par les dernières découvertes éthologiques, puis ré-éclairé par la crise écologique, ne demande qu’à être retrouvé. Rarement filmé pour lui-même, souvent dressé, souvent mythifié, craint ou calomnié, il a pourtant toujours été là. Des courts-métrages du début du siècle aux dernières vidéos YouTube, des blockbusters aux films d’auteur, les rencontres de notre espèce aux autres traversent l’Histoire du cinéma. Souvent étudiées pour ce qu’elles disaient de l’Homme, souvent aussi ce qu’elles disaient du cinéma, elles l’ont plus rarement été pour ce qu’elles décrivaient du règne extra-humain. Tandis que la Viennale proposait cet automne une rétrospective tournée vers le constat d’une histoire du cinéma plutôt violente envers les bêtes, c’est à une introspection que nous nous livrerons ici : n’avons-nous pas manqué quelque chose de l’omniprésence animale, à l’époque où sa perte ne nous en avait pas encore enseigné le prix ? Et s’il fallait revoir tous les films ? Peut-être pas tous, non ; mais suffisamment, sans doute, pour nourrir une programmation dont l’élaboration se fera au fil de ces pages, semaine à semaine.


Episode 1 : Tippi Hedren, les oiseaux après la peur

Seule actrice à avoir tenu des premiers rôles pour Alfred Hitchcock (Les Oiseaux en 1963, Marnie un an plus tard) et Charlie Chaplin (La Comtesse de Hong-Kong, 1967), avant de participer au film « le plus dangereux jamais tourné » – Roar, de Noel Marshall, où elle joue aux côtés de grands félins par dizaines – Tippi Hedren reconnaît volontiers que le sommet de sa carrière d’actrice aura peut-être eu lieu en 2003, au Capitole, lors des cinq minutes du discours fatidique qu’il lui fallut tenir auprès de sénateurs afin de défendre le Captive Wildlife Safety Act, interdisant le trafic de grands félins à travers les Etats-Unis et avalisée à la fin de l’année par George Bush. Inviter Tippi Hedren à une rétrospective, ce n’est pas seulement inviter une actrice : c’est inviter une animal rights activist – elle insiste : ça d’abord.

Aujourd’hui Hedren, 85 ans, vit au sein de la Shambala Preserve, son sanctuaire pour grands félins fondé en Californie au début des années 70. Invitée de la 53e Viennale, elle arbore un médaillon au nom de son refuge, une veste aux motifs léopard, des ongles si long qu’ils en paraissent rétractiles et des yeux verts de tigre surpris hors de la jungle. Celle que Hitchcock, fou de désir, tenta de s’approprier en vain, s’applique coquettement à ressembler aux animaux dont elle met un point d’honneur à s’assurer que personne ne se les appropriera plus. Dans les couloirs du métro viennois, durant la Viennale, on pouvait ainsi croiser l’affiche d’une rétrospective consacrée aux animaux par le FilmMuseum (« Eine kleine Zoologie des Kino »). On y voyait Hedren assaillie par un énorme corbeau – l’une de ces créatures dont elle explique, dans l’interview qui suit, que loin de les craindre, elle les adore. D’un côté, une programmation s’intéressant à l’animal, de l’autre, sa promotion assurée par une peur factice vis-à-vis d’animaux inoffensifs ; d’un côté, une activiste amoureuse des animaux, de l’autre, un film construit à rebours de son engagement : ce paradoxe résume à lui seul l’Histoire de l’animal au cinéma, et laisser Hedren parler de son amour des oiseaux est sans doute l’un des meilleurs moyens de commencer à le résoudre.

The Birds (Alfred Hitchcock, 1963).

The Birds (Alfred Hitchcock, 1963).

Camille Brunel : Votre carrière d’actrice a commencé pour vous de façon inattendue, en 1963, quand Alfred Hitchcock vous a repérée dans une publicité. Avant cela, qu’aviez-vous prévu de faire ?

Tippi Hedren : Jeune, je rêvais de faire du patinage artistique. Dans la région des 10 000 lacs, où j’ai grandi [le Minnesota, ndlr], je regardais mes amis suivre des cours que mes parents ne pouvaient pas se permettre de payer – c’était la fin de la Grande Dépression – puis j’allais m’entraîner toute seule. Quand Hitchcock m’a contactée je tournais des pubs ; ma fille Melanie et moi avions une vie très agréable.

Comment la rencontre avec Alfred Hitchcock s’est-elle produite ?

T.H. : Nous avons fait trois jours de tests vidéo. Edith Head m’avait déjà fait des costumes. Nous avons joué des scènes de Rebecca, La Main au collet et Les Enchaînés. Hitchcock et sa femme étaient mes profs d’élocution.

Tentiez-vous de jouer ou plutôt de rester naturelle ?

T.H. : Je jouais !

Quel souvenir gardez-vous de la suite ?

T.H. : C’était un conte de fées. Il y a eu des moments merveilleux. Quand nous travaillions sur le scénario des Oiseaux, je pouvais discuter de l’histoire avec Hitchcock et sa femme Alma. Hitchcock était quelqu’un de très drôle, qui adorait faire des jeux de mots un peu salaces. Mais il a merdé, bien comme il faut [Tippi Hedren a été victime d’un harcèlement sexuel assez poussé de la part du réalisateur, ndlr]. Le dernier jour de tournage de Marnie, je suis partie. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui, jamais. Il m’a dit qu’il allait ruiner ma carrière. Comme j’étais encore sous contrat, il a continué de me verser mes 600$ par semaine (il était radin en plus !), mais il ne me faisait pas tourner. A ce moment-là, j’étais vraiment très cotée à Hollywood. De nombreux réalisateurs me voulaient dans leurs films. Or, pour me contacter, ils devaient passer par Hitchcock, qui leur répondait que je n’étais pas disponible.

Ne pouviez-vous pas démentir ?

T.H. : Mais je ne savais rien de tout cela ! Je n’étais même pas au courant que des réalisateurs le contactaient !

Comment Charlie Chaplin est-il parvenu à vous joindre, alors ?

T.H. : Deux semaines après la rupture de contrat avec Hitchcock, Charlie Chaplin m’a appelée pour faire La Comtesse de Hong-Kong. Quand Hitchcock a appris que j’allais tourner avec Chaplin, il paraît qu’il a manqué de faire une attaque ! Plus tard, à Londres où nous tournions La Comtesse, Universal m’a dit que Hitchcock allait venir. J’ai essayé de les présenter l’un à l’autre : on a proposé à Hitchcock de venir poser aux côtés de Chaplin. Ç’aurait été phénoménal ! Les deux plus grands réalisateurs et producteurs anglais ! Et vous savez ce qu’a répondu Hitchcock ? « Pourquoi diable aurais-je envie d’une chose pareille ?! »

Aviez-vous peur de lui ?

T.H. : Peur de lui ? Non, c’est lui qui avait peur de moi.

Et aviez-vous peur des oiseaux ? Les cinq jours de tournage où vous vous êtes retrouvée assaillie jusqu’à l’épuisement ont-ils laissé des traces ?

T.H. : Pas du tout ! J’adore les oiseaux ! D’ailleurs nous avons un immense groupe de corbeaux à la Shambala Preserve. Les corbeaux sont carnivores, et nous servons entre 300 et 400 kilos de viande par jour à la réserve. Alors ils ont décidé de rester vivre à Shambala ! C’est un immense groupe. Ils sont énormes, avec leurs plumes qui brillent un peu… Je les adore. Ils sont aussi extrêmement intelligents ; ils ont plus de vocabulaire que n’importe quel autre oiseau.

On vous croirait à nouveau chez Hitchcock.

T.H. : Oui, à ceci près qu’ils ne nous attaquent pas ! Ils savent exactement à quelle heure nous commençons à nourrir les animaux. Ils se regroupent alors sur un énorme rocher pour attendre. Quand les membres du personnel commencent à s’agiter, ils les suivent. Et ils savent tous à quels lions piquer la nourriture, et desquels se tenir à distance.

Maintenant que vous savez tout cela sur les corbeaux, que pensez-vous du choix de Hitchcock d’en avoir fait des monstres ?

T.H. : C’est le genre de personne qu’il était : il adorait faire peur aux gens. Personnellement, je ne sais pas de quoi j’ai peur. …Si : j’ai peur de l’idée que les gens se font des animaux. Cela me fait très peur. Tellement de gens tuent des animaux sans être jamais inquiétés. Ce sont des psychopathes. Peu importe ce que tu tues : si tu peux tuer, tu es un psychopathe.

Imaginiez-vous que vous seriez aussi impliquée dans la défense des animaux ?

T.H. : Non, parce que je ne voyais pas comment j’aurais pu le faire. Quand toute l’affaire Hitchcock s’est effondrée – il a ruiné ma carrière, mais pas ma vie – j’ai fait deux films en Afrique en 1969 et 1970. Les environnementalistes nous disaient alors que si nous ne faisions rien pour sauver les animaux sauvages, ils disparaîtraient d’ici l’an 2000. Mon mari était producteur : nous avons décidé de faire un film sur ces animaux, avec les grands félins comme stars. Le tournage devait durer neuf mois mais rien n’a marché, du fait des animaux auxquels nous avions affaire. Pendant le tournage, je me suis rendu compte que notre pays autorisait la reproduction de lions et de tigres pour les vendre comme animaux de compagnie. Ce qui est absurde ! On parle de prédateurs alpha, au sommet de la chaîne alimentaire, parmi les plus dangereux animaux du monde, et pourtant notre gouvernement disait : « Ouais, allez-y, vendez-les, c’est un super business ! » Des gens se faisaient blesser, des enfants se faisaient tuer, c’était horrible. Or pour faire le film dont nous avions l’intention, il nous fallait des animaux dressés à Hollywood. Les dresseurs ont lu notre scénario et nous ont dit qu’il était impossible de le faire avec des animaux qui ne seraient pas les nôtres, parce que ce serait beaucoup trop cher – les dresseurs coûteraient trop cher. On nous a donc suggéré d’acheter nos propres animaux. Ça a commencé avec un petit lion, puis un autre, et très vite, en un an et demi, nous nous sommes retrouvés avec une centaine de grands félins que nous avions sauvés des centres d’élevage.

Comment en êtes-vous arrivée au militantisme ?

T.H. : Je me suis longtemps demandé comment notre gouvernement pouvait autoriser cela, puis je me suis engagée pour faire passer le projet de loi qui interdirait la reproduction. Bien sûr, cela est passé pour une hérésie : les éleveurs et le gouvernement voulaient qu’on laisse ce business juteux en paix ! J’ai donc commencé par un projet de loi qui interdirait seulement le trafic d’animaux d’un état à un autre. Et je suis allé à la barre pour ce projet-là, au Congrès. On a cinq minutes pour transmettre nos idées : il vaut mieux être bon, et il vaut mieux être rapide ! J’avais dressé une liste des accidents. Je me suis contentée de dénoncer quelque chose qui existait.

Aviez-vous déjà eu des accidents dans votre famille à ce moment-là ?

T.H. : On en avait déjà eu un ou deux, oui. J’étais très consciente du danger représenté par ces animaux, de ce dont ils étaient capables.

Que pensez-vous des photos de votre famille entourée de grands félins, dans votre villa, à l’époque de Roar ? Elles sont en contradiction totale avec ce que vous prônez aujourd’hui.

T.H. : Quand nous avons décidé de tourner avec de grands félins, nous avons fait la connaissance de l’entraîneur d’un lion qui s’appelait Neil. Il était adulte, il était magnifique, et je ne l’ai vu se comporter comme un lion qu’une seule fois, quand il s’est disputé avec son dresseur. C’était terrifiant. Heureusement, personne n’a été blessé, mais je me suis rendu compte de ce dont ces animaux étaient capables. Quand nous avons commencé à tourner Roar, nous avons rencontré de nombreux dresseurs. Ils sont venus avec leurs animaux et nous avons pris des photos avec les lions et les tigres : ma fille était dans la piscine avec le lion sur son épaule, il y a une autre photo où un lion était dans mon salon et me câlinait… Il y avait une telle proximité avec ces grands animaux ! Mais nous avons vite compris que ce n’était pas une bonne idée du tout…

A Shambala, vous ne vous en approchez plus ?

T.H. : Oh non, plus du tout, depuis des années.

Cela vous manque-t-il ?

T.H. : Non, je suis plus maline que ça. A la réserve, nous avons eu sept accidents. Après le septième, j’ai dit : c’est fini. Plus de contact. Jamais.

Qu’est-ce qui vous plaît tant chez les animaux ?

T.H. : Leur honnêteté. Ils sont ce qu’ils sont et ne se prennent pas pour quelqu’un d’autre. J’admire cela. Je suis vraiment heureuse à la réserve. J’adore être proche des lions, j’adore les écouter… C’est devenu une partie importante de ma vie.

Êtes-vous toujours végétarienne ?

T.H. : Mon docteur m’a recommandé de manger du poisson. J’ai perdu le sens du goût et de l’odorat, donc je ne m’intéresse pas beaucoup à la nourriture. Cela fait très longtemps que j’ai décidé de ne plus manger d’animaux. C’était bien avant d’avoir joué dans Les Oiseaux.

Les Oiseaux (Alfred Hitchcock, 1960) / Tippi Hedren et un cougar (Bill Dow).

Les Oiseaux / Tippi Hedren et un cougar à Shabala (photographie de Bill Dow).

A la réserve, servez-vous de la viande aux touristes ?

T.H. : Non. Seulement aux animaux.

Vous dites que vous avez perdu le sens du goût et de l’odorat : comment cela s’est-il produit ?

T.H. : En 1968, mon deuxième mari a été opéré du rein. Quand ils l’ont ramené dans sa chambre, je l’attendais dans une magnifique robe vert pâle avec des bijoux. Je m’étais faite toute belle, mais lui hurlait de douleur, il était tout gris, c’était un cauchemar. Je me suis évanouie… Apparemment je me suis cogné la tête contre le coin métallique de son lit, et me suis retrouvée dans le coma pendant trois jours et demi. Ils m’ont mis dans la chambre en face de la sienne… A mon réveil, je ne sentais plus rien. Quand je mange, j’essaie désormais de m’en remettre à la texture. La purée, par exemple, ce n’est pas marrant du tout pour moi… J’aime quand ça croustille, quand il y a des noisettes… Sinon c’est très ennuyeux. C’est une perte terrible. Sentir la pluie… Ouvrir une boîte de café… Mettre des parfums… J’adorais les parfums ! J’en porte toujours parce que… Parce que je suis une femme. Chez moi j’ai aussi dû enlever le gaz : peu après l’accident, j’ai mis quelque chose au four, je n’avais pas vu que le gaz était encore ouvert, et ka-boom ! Mon visage a été brûlé aux trois-quarts, mes sourcils, mes cheveux, mes cils. Je ressemblais à un Picasso !

Les grands félins ont un très mauvais sens du goût aussi.

T.H. : C’est vrai ! En fait, ils se servent d’une chose qui s’appelle le flehmen, les chats domestiques le font aussi : ils retroussent un peu leurs babines et ils inspirent. C’est ainsi qu’ils sentent les odeurs et les saveurs. Mais il faut comprendre que dans la nature, la nourriture est parfois tellement avariée que s’ils pouvaient la sentir, ils se diraient : « Ok, on change de restaurant ! »

Que pensez-vous des animaux acteurs, maintenant que vous savez que lions et tigres ne sont pas faits pour être dressés ?

T.H. : J’ai milité contre dès que j’en ai pris conscience. C’était il y a 40 ans ! Nous nous sommes plutôt bien débrouillés.

Quel est votre point de vue l’American Humane Society, censée vérifier que les animaux sont traités « humainement » sur les plateaux ?

T.H. : C’est des conneries. Je n’y crois pas une seconde. Je suis très heureuse qu’on ne se serve plus des animaux autant qu’avant.

Comment étaient traités les animaux sur le plateau des Oiseaux ?

T.H. : Le dresseur s’appelait Ray Berwick. Il aimait ses oiseaux. Il devait leur apprendre à faire de mauvaises choses – plonger sur les gens, donner des coups de bec – mais il ne leur aurait jamais fait de mal, non.

Des scientifiques viennent-ils étudier les animaux à la Shambala Preserve ?

T.H. : Nous faisons les études nous-mêmes. Personnellement, je n’ai pas encore beaucoup écrit sur les animaux ; mais je viens de signer chez Harper Collins pour écrire mes mémoires, et je vais beaucoup écrire sur ce qu’ils sont, qui ils sont… En particuliers les grands félins.

Quelle est la chose la plus fascinante que vous ayez découverte à leur sujet ?

T.H. : Qu’ils sont des individus, qu’ils ont désespérément besoin d’être protégés… et que nous devons éduquer les humains sur le fait que ces animaux ont le droit à la dignité [a right to have a dignified life].

Propos recueillis à Vienne, le 29 novembre 2015. Traduits de l’anglais par Camille Brunel.