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Lever de rideau : Battle at Kruger, de David Budzinski et Jason Schlosberg (2004).
L’un des courts-métrages projetés à la Viennale dans le cadre de la rétrospective animale venait de YouTube. Battle at Kruger, 77 millions de vues depuis sa mise en ligne en 2007, ressemble à un drame hollywoodien, mais tourné par hasard, en 2004, au milieu de la savane, par deux touristes à bord d’un véhicule arrêté dans le parc Kruger en Afrique du Sud. Le plan-séquence qui en constitue les huit minutes, tout en zooms et en panoramiques, enregistre une scène si riche en rebondissements qu’elle semble avoir été écrite. Sa présence dans la rétrospective posait ainsi la question du désir spontané que l’on peut éprouver à plaquer de l’humain sur de l’animal.
Trois buffles – deux adultes, un juvénile – marchent paisiblement, suivis, une cinquantaine de mètres en arrière, de la horde toute entière et épiés, une cinquantaine de mètres en avant, par des lionnes à l’affût. Le suspense monte lentement : les deux buffles entourant le petit ne se doutent pas du danger, invisible pour eux, contrairement à l’homme à la caméra qui, lui, voit tout. Soudain l’attaque est lancée – la course-poursuite, pourrait-on dire. Le titre de la vidéo, a priori grandiloquent pour une scène de chasse comme il s’en produit tous les jours, prend son sens lorsqu’un crocodile surgit de la rivière où les lionnes victorieuses tentaient d’étouffer le juvénile, qu’elles ont attrapé : il s’agit désormais de « batailler » pour le petit. Lionnes, crocodile – et buffles, qui, coup de théâtre, finissent par revenir dans le cadre, accompagnés de leur horde au complet – s’affrontent comme autant de héros.
L’anthropo-morphisme est à l’origine du regard biaisé porté sur l’animal dans d’innombrables films, avec ce que cela suggère de bienveillance et de désinvolture.
Le phénomène consistant à plaquer de l’humain sur des phénomènes naturels porte un nom bien connu : l’anthropomorphisme. Il est à l’origine du regard biaisé porté sur l’animal dans d’innombrables films, avec ce que cela suggère de bienveillance – l’animal se voit considéré comme un humain – et de désinvolture – l’anthropomorphisme pouvant être un moyen de ne pas se confronter à la réalité animale, pudiquement recouverte d’un masque de sympathie. En découlent des œuvres pouvant au choix amuser (Bambi, Bugs Bunny, Le Monde de Nemo) ou troubler – ces épisodes où Cheeta, Flipper ou Rintintin se trouvent glorifiés ou punis comme s’ils avaient été des personnes conscientes des enjeux du scénario, par exemple.
L’anthropomorphisme peut parfois, cependant, se faire l’outil rhétorique permettant aux humains de défendre une « exception humaine » de l’intelligence, voire de la sensibilité, même lorsque celle-ci se trouve contredite. Un singe sauve l’un de ses semblables, tombé sur des voies ferrées, un corbeau se sert d’une tuile pour surfer sur un toit enneigé, une vache pleure son petit qu’on vient de lui arracher : gare à l’anthropomorphisme ! Disant cela, on ne dit rien. Ainsi, dans quelle mesure faut-il reconnaître à la scène qui se déroule dans Battle at Kruger des rouages affectifs communs à l’Homme et aux autres animaux ? Que s’est-il passé hors-champ, là où guettaient les lionnes et où les passagers de la voiture ne regardaient pas, gardant la caméra fixée sur la scène de chasse ? Le véritable clou de cette bataille se joue là-bas, hors-cadre, et tient à ce vertigineux langage animal qui est peut-être à l’œuvre : deux buffles auxquels on vient d’arracher leur petit sont en train de demander de l’aide. Comment ? Les lionnes, qui regardent, le savent ; pas l’homme. Or cet échange négligé par la caméra voit tout à coup son existence prouvée par le retour à l’image d’une horde soudée. Communication il doit bien y avoir eu, coordination et volonté de s’unir pour récupérer le petit – sans quoi, machines creuses, les buffles s’en seraient allés pas plus tristes qu’autre chose, juste physiologiquement soulagés d’avoir échappé à leur destruction. Battle at Kruger offre au regard les raisons de parier qu’une forme de langage existe jusque chez les buffles.
Voici pourtant comment la plaquette de la rétrospective viennoise présente le film : « l’erreur que nous préférons commettre vis-à-vis des animaux, et dont Battle at Kruger est l’exemple, est l’anthropomorphisme : qu’il est beau de voir les « pauvres buffles » se réunir pour affronter les « méchantes lionnes » ! » (« Unsere liebste Fehlwahrnehmung der Tiere, das beweist BATTLE AT KRUGER, ist der Anthropomorphismus – wie schön, wenn sich «die armen Büffel» gegen «die bösen Löwen» zusammentun! »). Que les lionnes soient « méchantes », on peut effectivement en douter, puisqu’il ne s’agit que d’animaux carnivores en chasse pour leur survie et non pas en train de fomenter un assassinat.
Mais « pauvres buffles » ? Qu’un tel adjectif se voie ici taxé d’anthropomorphisme est révélateur : on l’a dit, si la perte de leur petit ne les avait pas affectés, ils ne seraient pas revenus. Le retour de la horde participe, au minimum, d’une inquiétude commune à un groupe ; et l’hypothèse selon laquelle le sauvetage du juvénile n’est que de l’ordre d’une sorte d’instinct ne trouve pas plus de preuves que son contraire – la caméra ne filmant tout simplement rien de l’endroit où cet instinct s’est changé en intelligence, lorsque la horde a décidé de s’unir et d’aller secourir un de ses membres. Pourquoi dès lors considérer comme acquis dès la plaquette qu’il serait fantasque d’imaginer que ces animaux aient pu réagir à un affect ? Leur accorder le bénéfice du doute n’est-il pas un minimum ? Si tentation anthropomorphisante il y a ici, elle n’est pas de croire que la scène est régie par un enchaînement de décisions animales – ce qui, dans le fond, n’a rien d’incroyable – elle est de croire qu’elle a été écrite.
On peut reconnaître deux écueils à l’anthropomorphisme, selon qu’on s’y abandonne complètement ou le rejette catégoriquement. D’un côté, il réduit le comportement de tous les animaux à ceux de l’animal humain. De l’autre, il amène à rejeter l’hypothèse d’une intelligence et d’une individualité chez l’animal précisément parce que l’intelligence et l’individualité seraient les propres de l’homme. Cette négation de l’intelligence animale n’est pas anodine : elle est à la base de la violence régissant les relations de l’espèce humaine aux autres, et à la base d’une absurdité philosophique telle que le machinisme, défendue par Descartes et toujours valable aujourd’hui dans l’industrie de l’exploitation animale, où chaque bête se voit perçue comme une machine à transformer du fourrage en produit de consommation – philosophie de plus en plus explicitement critiquée au cinéma, comme on le verra bientôt. Battle at Kruger n’est encore que l’étincelle de cette critique : on y constate seulement que les buffles, communément considérés comme des parangons de la passivité (la faute à la rumination, peut-être), passent à l’acte. Pourquoi ? Comment ? Avant même de se lancer dans des analyses éthologiques, on peut s’en tenir à ce constat : sur YouTube, le doute sur la validité de la perception du buffle aura été instillé 77 millions de fois par cette vidéo de huit minutes.
L’idéologie maintenant le gouffre entre la considération de la vie humaine et celle de la vie animale porte un nom, popularisé par le philosophe australien Peter Singer en 1975 dans un essai intitulé La Libération animale : on la nomme spécisme ; et son antithèse – qui consiste donc à reconnaître intelligence et individualité chez les animaux, et à les traiter en conséquence – est appelé antispécisme[1]. Le bestiaire cinématographique apparaît logiquement dans une perspective généralement spéciste : l’animal est soit réifié – il est un ennemi, un monstre, une monture, un aliment – soit anthropomorphisé – ce qui revient à le considérer comme un objet aussi, auquel on prête pour rire des traits humains, sans se soucier de leur cohérence avec une quelconque réalité de l’animal. Grands félins, bétail et chevaux, entre autres, sont le plus souvent concernés par le premier cas ; chiens, chats, singes et cétacés, par le second.
Les bêtes n’y sont pas considérées en tant que représentantes de leur espèce, mais bien en tant qu’individus.
Les films avec lesquels débutera cette programmation constituent de rares exceptions dans la longue histoire du cinéma spéciste. Nous en avons choisi cinq : Koko, de Barbet Schroeder, Roar, de Noel Marshall, Grizzly Man, de Werner Herzog, Blackfish, de Gabriela Cowperthwaite et Jurassic World, de Colin Trevorrow. Les bêtes n’y sont pas considérées en tant que représentantes de leur espèce, clones de quelque prototype griffonné dans un vague jardin d’Eden, ni même pour leur beauté – mais bien en tant qu’individus. Chacun de ces films cherche, à sa manière, un équilibre entre les deux écueils de l’anthropomorphisme : les animaux y sont toujours prénommés, sans pour autant se voir chouchoutés comme des « Bambi ». En d’autres termes : leur altérité est regardée, mais leur familiarité aussi. S’y dessinent ainsi de nouveaux écueils, ceux de l’antispécisme, tout juste découverts, et renouvelant ceux que le cinéma et l’humanité rebattaient depuis des décennies.
« I have never seen anything like this », « je n’ai jamais rien vu de tel », répète un témoin de la bataille de Kruger. Il a raison : après des millénaires de voyage à travers le malentendu et la peur, les preuves de l’intelligence animale commencent tout juste à nous atteindre. Dans le brouillard des productions où les animaux étaient dressés et où les récits de buffles sauvant leurs petits passaient pour des légendes, on ne pouvait tout simplement pas les voir. Il fallait un caméscope. En matière d’intelligence animale, l’humanité se comporte en redoutable Saint Thomas : elle exige de voir avant de croire. Si une libération animale devait avoir lieu, c’est en cela que le cinéma y tiendrait certainement le premier rôle.
[1]« Le spécisme est un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces. […] Si la possession d’un degré supérieur d’intelligence n’autorise pas un humain à en utiliser un autre pour ses propres fins, comment pourrait-elle autoriser les humains à exploiter les non-humains dans le même but ? », La Libération animale, chapitre premier, trad.Louise Rousselle, éd. Petit Bibliothèque Payot