Les abattoirs au cinéma : la mort et la délicatesse
– par Camille BrunelDans ma tête un rond-point, de Hassen Ferhani.
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Cet article fait partie d’un cycle
- Dans ma tête un rond-point, de Hassen Ferhani (2015) – 100’
- La Parka, de Gabriel Serra Arguello (2013) – 29’
- Le Sang des Bêtes, de Georges Franju (1949) – 21’
- White God, de Kornel Mundruczo (2014) – 119’
- Hellboy 2, de Guillermo del Toro (2008) – 120’
- Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper (1974) – 84’
Au Festival de Turin, qui s’est achevé le 28 novembre dernier, le grand prix du documentaire fut remis à Dans ma tête un rond point, d’Hassen Ferhani – déjà lauréat du grand prix de la compétition française du dernier FID de Marseille. Cette co-production franco-algérienne dresse le portrait d’un groupe de jeunes employés dans un abattoir d’Alger. Ainsi le jury turinois choisit-il de le récompenser « pour la précision, la méticulosité et la pertinence de ses choix, qui transforment un lieu de dur labeur et de mort en une série de tableaux vivants pleins de délicatesse, d’ironie et de chaleur humaine. » Transformer la mort en délicatesse : sacrée prouesse, en effet. Du point de vue de l’animal, qui nous intéresse, la chose n’a cependant rien que de très habituel, voire d’un peu lassant.
La transformation de la violence des abattoirs en douceur commerciale est au fondement de la publicité qui, depuis des années, vend saucissons, entrefilets et boulettes comme autant de mignardises. Au cinéma en revanche, l’abattoir est le lieu où la vue se brouille. Qu’est-ce qu’on regarde au juste ? Souvent les images y sont les plus obscènes possibles – agonies, entrailles, flaques de sang. Y apporter la caméra n’offre dès lors que deux alternatives : se prêter à un exercice d’hyper-révélation, montrant ce que l’œil ne veut pas voir, ou d’hyper-mystification, métamorphosant le massacre à la chaîne en « chaleur humaine ».
Au cinéma en revanche, l’abattoir est le lieu où la vue se brouille. Qu’est-ce qu’on regarde au juste ?
Laissons de côté, pour le moment, les innombrables vidéos filmées en « caméra cachée » dont l’objectif avoué est d’hyper-révéler. Les six films proposés ici se situent justement dans l’entre-deux ni tout à fait militant (aucun ne milite contre l’abolition de quoi que ce soit) ni tout à fait naïf (chacun s’embarrasse de précautions plus ou moins volontaires qui disent la complexité à filmer la mort industrielle, fût-elle réservée aux non-humains).
Il faut par exemple de longues minutes avant de se rendre compte que Dans ma tête un rond-point ne se pense pas comme un film sur les animaux mais ses employés – et pour être honnête, le mystère demeure (une interview viendra peut-être, ou une simple réponse du réalisateur). La version officielle – celle du programme de Turin, celle du synopsis – veut qu’il s’agisse d’un documentaire sur la jeunesse désœuvrée d’Algérie, dont les portraits se voient entrecoupés de plans de carcasses en disant long sur l’industrialisation du désespoir de ce côté-ci de la Méditerranée. Rien n’interdit cependant d’y voir un documentaire sur les abattoirs percé d’images de jeunes, comme on perce la pâte pour la faire respirer, car il y a largement de quoi étouffer.
Loin de chercher à éviter quoi que ce soit, Ferhani filme de nombreux animaux morts mais aussi blessés, à commencer par une vache boitant, la nuit, sur le pavé. Un tel plan ne s’inscrit pas dans le portrait de la jeunesse, à moins d’intervenir à titre de métaphore extrêmement lourde. Hommes et animaux sont emportés dans un même mouvement de déshumanisation qui est avant tout un rapt de leurs dignités respectives ; certains le payent de leur futur, d’autres de leur vie. Cette équivalence troublante fonctionne dans les deux sens – mais Ferhani en a-t-il conscience ?
On reste perplexe devant le plan-séquence suivant, dont la construction minutieuse ne peut qu’être le résultat du hasard : un homme, dos à la caméra, regarde du foot sur une télé située de l’autre côté d’une chaussée ; chaussée sur laquelle six hommes tirent sur une corde reliée à quelque chose située hors-champ, sur la droite. On comprend qu’il s’agit d’un bœuf, qui ne veut pas avancer. Fixe, la caméra ne s’intéresse qu’à l’effort humain – la résistance animale est purement ignorée. Les hommes l’emportent : le bœuf cède, entre dans le cadre. Trois secondes seulement, cependant : le voilà aussitôt dissimulé par un homme en t-shirt blanc venu masquer l’objectif comme un voile. L’animal, vivante preuve de la violence à venir, se voit automatiquement annihilé. L’homme se dégage enfin de l’objectif, l’animal a disparu ; à cet instant, un but est marqué : célébrant la victoire sur l’équipe adverse aussi bien que sur l’animal, les employés exultent. Le plan suivant représente l’un d’eux découpant une jambe au hachoir.
Ainsi mise en scène, la dissimulation semble chercher à révéler son système au grand jour. On se prend alors à chercher dans le film des éléments qui annuleraient l’impression que cette mise en scène est un hasard – et on trouve. On ne voit jamais les personnages manger ; on ne les entend jamais parler de bétail, seulement de filles ; un cœur est dessiné sur les murs sales ; les peaux, les cris et les carcasses sont systématiquement recouvertes de grouillement humain ; un chat grignote du mou au milieu des bovins pendus et égorgés ; et lorsqu’un jeune affirme qu’il aime l’amour et la romance en jetant des restes sanguinolents aux ordures, on se demande si quelque critique de la dissimulation n’est pas en train de rôder. Hors caméra cachée, les réalisateurs qui entrent aux abattoirs font de l’ambiguïté une seconde nature. Savoir s’ils sont impartiaux parce qu’ils pensent que l’horreur se suffit à elle-même ou parce qu’ils ne sont pas sensibles à ce type d’horreur est délicat pour de bon : la charge des images résulte parfois d’un effet d’optique.
En février 2015, l’un des films nommés pour l’Oscar du meilleur court-métrage documentaire avait été tourné dans des abattoirs mexicains. La Parka, de Gabriel Serra Arguello, suit le quotidien d’Efrain, connu sous le nom de « The Reaper » (« La Faucheuse »), parce qu’il est celui qui actionne le pistolet à air comprimé chargé « d’anesthésier » les bêtes. Efrain est un brave type, il fait ce métier pour sa famille. Le réalisateur se permet bien quelques saillies esthétisantes sur des giclures de sang aux murs mais, au terme de trente minutes éprouvantes, difficile de savoir si le carton final porte sur la douleur de l’homme ou sur celle des animaux : « Cela fait 25 ans qu’Efrain tue 500 animaux par jour, 6 jours par semaine », lit-on alors.
Au Festival International du Film d’Environnement de Paris, on aura eu l’occasion de poser la question au réalisateur. « J’aime les images choc », répond-il, « la mort m’intéresse ». La mort et l’homme, bien au cœur du portrait – Serra le suit en famille, hors de l’usine, ce que ne faisait pas Ferhani. Les animaux sont quant à eux laissés de côté, à l’image de cet œil de vache terrifiée relégué dans un coin de l’écran, lors du dernier plan, et qui parvient in extremis à jeter un dernier regard à la salle de cinéma avant de disparaître. Quelques minutes plus tôt, Efrain expliquait que les vaches pleurent quand on va les tuer, et l’on aurait juré que le dernier plan venait entériner cette vérité-là. C’était une illusion d’optique : au regard éteint de l’employé, longtemps scruté par la caméra, correspond le regard éteint, spéciste, du réalisateur, que n’émeut pas le regard implorant des animaux.
Lorsqu’il tourne Le Sang des Bêtes en 1949, Georges Franju prétend sans doute, lui aussi, à ce regard éteint ; l’hypothèse étant permise par une interview qu’il donna plus tard, où il avoue avoir « pleuré pendant deux jours » après sa première journée de tournage aux abattoirs de Vaugirard, et avoir « caché tous les couteaux » : « j’avais envie de mourir », confie-t-il (interview réalisée en 1984 et reprise dans « Tueurs sans haine », éd. Maison de la Villette, 1992, 17-21). Le film, lui, se prête à la neutralité étrange coutumière du genre. A priori aucun pathos, si ce n’est dans l’alternance de la douce voix féminine qui indique que les abattoirs de Vaugirard « sont spécialisés dans l’abattage des chevaux », l’air potentiellement triste, et de la voix masculine, plus ferme, qui énumère, mécaniquement, les différents outils de « travail ».
L’idée est simple : les images d’abattoir ne supportent aucun surplus d’émotion – c’est par là que pèchent de nombreuses vidéos militantes, où les animaux mourants se voient noyés sous la musique. Franju, comme le feront plus tard Ferhani et Serra, ne manque pas de souligner, de façon dérisoire, la douleur qui est celle des employés d’abattoir (untel s’est fait amputer une jambe, untel a attrapé des kystes à force de manipuler des tendons) – mais c’est à ce prix qu’ils conservent le détachement nécessaire à la révélation du martyre animal.
La violence atténuée, l’engagement risque à son tour de perdre de sa substance – l’indignation désamorcée par les aspirations artistiques ne retrouve de légitimité qu’à l’aide de stratégies diverses : l’engagement peut être d’autant plus visible qu’il tente d’être dissimulé. Deux importantes brèches dans le système scandent ainsi le film de Franju. D’abord un insert, qui casse l’enchaînement plutôt linéaire des plans : au milieu du plan large des veaux ligotés puis égorgés, contrastant avec la voix off parlant calmement de « saignée totale par décapitation », surgit un gros plan sur le dernier de la chaîne, celui qui voit ses semblables mourir avant lui. Effet Koulechov ou terreur réelle de l’animal, peu importe – Franju montre les yeux exorbités d’un petit qui ne peut pas bouger, puis revient au plan large qui se remplit de sang.
L’autre brèche dans la neutralité tient à la représentation des trains. Comme Ferhani Franju joue de l’opposition séduisante entre Eros et Thanatos, et raccorde le plan de deux amants s’embrassant sur celui de wagons à bestiaux. En 1949, la référence aux chemins de fer ne manque pas d’évoquer l’Holocauste humain découvert quelques années plus tôt – le parallèle peut encore choquer aujourd’hui, pourtant la référence est appuyée lors du tout dernier plan. Encore un train, fumée grise, rails noirs, quittant le cadre par le bas.
A la sortie de White God, de Kornel Mundruczo, comme lors du Festival de Cannes 2014 où il remporta le Prix Un Certain regard, pas un texte critique ne mentionna la longue séquence d’abattoir qui ouvre le film. Celui-ci raconte comment une fillette, Lili, cherche à défendre son chien Hagen qu’une taxe sur les bâtards risque de conduire à la fourrière, puis à l’euthanasie. La scène d’ouverture illustre le rapport à l’animal du père et de la société de Lili, et justifie que quelques plans plus loin, la jeune fille refuse de manger ce que sa famille lui sert. Toutefois le film entier fut jugé (souvent de façon plutôt positive) par des critiques qui n’eurent jamais recours à la séquence qui le positionnait dans une perspective engagée – conséquence peut-être du réflexe qui consiste à occulter le pivot industriel entre l’animal et la viande.
Contrairement aux autres films de notre sélection, White God ne cache pas ses convictions : « The unwanted will have their day », clame l’affiche, tandis que le générique précise que chaque chien employé dans le film a ensuite été adopté. Le titre lui-même aurait été suggéré au réalisateur par J.M. Coetzee, prix Nobel de littérature et soutien du parti « animaliste » (PvdD) hollandais. La dernière partie du film, invasion onirique de Budapest par des hordes de chiens, décrit la reconquête de l’égalité par les fameux « unwanted » : on pourrait y voir autant de métaphores des opprimés – comme toujours avec les animaux. Mais la séquence inaugurale, dans l’abattoir, intervient à titre d’exergue pour éviter une lecture de l’œuvre strictement anthropocentrée. Cette fois, la souffrance animale pose aux côtés de l’humaine.
A Hollywood, l’abattoir est toujours associé aux laissés-pour-compte et aux bas-fonds.
A Hollywood, l’abattoir est toujours associé aux laissés-pour-compte (c’est la salle d’entraînement de Rocky) et aux bas-fonds (Ridley Scott y tourne une longue poursuite dans Black Rain, inaugurant la descente du personnage de Michael Douglas dans l’enfer des triades d’Osaka). Chez Guillermo del Toro, et en particulier dans Hellboy 2, le personnage éponyme cherchant à rejoindre l’univers marginal des trolls doit ainsi traverser un portail qui n’est autre qu’une chambre froide d’abattoir. Comme souvent chez Del Toro, le monde de Hellboy est divisé en deux : visible et invisible, réel et merveilleux, normal et marginal. Le lieu de transit entre le visible est l’invisible ne pouvait être que l’abattoir – précisément parce qu’il s’agit du lieu que l’on tâche de ne pas voir par excellence. Encore une fois les indices « militants » sont dilués, mais bien présents : à l’approche du portail, Hellboy et ses comparses tombent sur une sorcière en train de manger un chat, instillant chez le spectateur une gêne toute alimentaire à laquelle ne manqueront pas de faire écho les carcasses bovines qui vont suivre. Le brouillage des frontières entre homme, nourriture et animal se poursuit de l’autre côté du seuil lorsqu’une fois entré sur le « marché aux trolls », l’un des premiers détails relevés par Del Toro est un poisson décapité par un marchand – sous les yeux d’Abe, personnage mi-homme, mi-poisson qui accompagne Hellboy.
Au terme de cette séquence aussi ludique qu’antispéciste éclate alors la révolte du « dieu arbre », force de la nature jaillie des égouts pour affronter le monde. Au moment de l’abattre, Hellboy hésite, regarde le monstre comme un animal : « c’est le dernier de son espèce », songe-t-il. L’idée d’un holocauste ne se contente pas d’être évoquée, elle est explicitée lorsqu’un personnage d’elfe censé représenter tout ce qui n’est pas humain impose un choix cruel à Hellboy : « Which holocaust should be chosen ? » Quel holocauste choisis-tu pour sauver le monde ? Humain, ou animal ? Le héros, bien entendu, trouve un moyen d’éviter de choisir.
Faute de pouvoir demander à Del Toro si un tel engagement tient de l’illusion d’optique, si comme le réalisateur de La Parka il ne s’intéresse pas, au fond, simplement à la mort, on s’en remet aux bonus. Le réalisateur mexicain y explique qu’aux yeux de l’elfe, l’homme équivaut à une vache : la pub « happy cows », entr’aperçue sur les portes de l’abattoir, apparaissait délibérément pour souligner l’ironie qu’il y a à plaquer du bonheur sur du bétail – et plaçait ainsi toutes les souffrances sur un pied d’égalité. Hellboy lui-même, grand amoureux des chats, se situe d’ailleurs dans l’entre-deux : il est un démon aux cornes rognées, comme celles des vaches ; et son apparence de démon lui vaut parfois d’être traité en inférieur par les humains qui ne le reconnaissent pas comme un de leurs semblables.
Tobe Hooper, réalisateur de Massacre à la tronçonneuse, permet lui aussi de trancher en matière d’illusion d’optique. Son opus magnum sorti en 1974, dans lequel des êtres humains se voient traqués puis traités comme du bétail par une famille de bouchers, commence par une évocation des abattoirs, et le déni d’un des personnages : « on peut changer de sujet ? J’aime la viande, moi. » Quelques scènes plus tard, la jeune femme qui ne voulait rien entendre se retrouve ligotée et obligée à regarder ses amis découpés être servis sur des assiettes – on l’oblige, bien entendu, à goûter.
Dans une interview publiée en ligne, Hooper explique : « j’ai arrêté la viande pendant le tournage. D’une certaine manière, elle est au cœur même du film, qui parle du cycle de la vie et du fait de tuer des êtres sentients. Et puis il y est question de cannibalisme, quoiqu’il faille en arriver à cette conclusion par soi-même puisque dans le film, c’est simplement suggéré. Guillermo Del Toro a aussi arrêté la viande après avoir l’avoir regardé. » Internet est désormais rempli de textes se demandant si Massacre à la tronçonneuse n’est pas un film de « propagande végétarienne » ; mais c’est un peu plus compliqué que cela, comme avec Dans ma tête un rond-point et Le Sang des bêtes. Il montre, il cache. Puis il montre qu’il cache. Il est engagé, et en même temps pas le moins du monde : il dit ça, et il dit rien.