Le Café en revue L’étoffe dont sont faits les poissons
Carnets

L’étoffe dont sont faits les poissons

par Camille Brunel

Océans, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud.

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Cet article fait partie d’un cycle

Les programmes de Noël auront été l’occasion de vérifier ce qu’affirmait, dans notre dernier épisode, le cadreur sous-marin René Heuzey : Océans n’a pas vraiment fait école. La toute dernière série animalière de la BBC, diffusée sur France 5 pendant les fêtes et intitulée Prédateurs (The Hunt en V.O.), reste effectivement fidèle à une tradition du documentaire exigeant que les animaux soient filmés dans des circonstances imposées (ici, la chasse), expliquées (comme toujours, par David Attenborough), et mises en scènes dans une sorte d’éternité animale – la voix-off de Prédateurs souligne à la moindre occasion comme chacun des comportements embrassés par la 4K étaient déjà les mêmes à l’époque des peintures rupestres. Ainsi que le rappelait Heuzey, Perrin & Cluzaud cherchent précisément l’inverse : une vie sauvage hors de tout désir scénaristique, seulement esthétique ; pas ou peu de didactisme ; et un peu d’Histoire.

Juste après la diffusion française des huit derniers opus BBC sortira donc l’autre champion du documentaire animalier, son envers, pourrait-on dire : Les Saisons, premier long-métrage de Perrin & Cluzaud depuis Océans, où la poétique des réalisateurs se voit appliquée à la vie terrestre comme elle l’avait été à la vie marine cinq ans plus tôt et en premier lieu à la « vie aérienne » en 2001, dans Le Peuple Migrateur. Une fois n’est pas coutume, Les Saisons vante sa dimension historique : les affiches annoncent « 20 000 ans d’Histoire au cœur du monde sauvage ». Inutile de préciser que nous y reviendrons – une rencontre avec Jacques Perrin suivra peut-être. En 2010, la revue en ligne Independencia publiait notre critique d’Océans, depuis disparue des internets suite à une refonte du site. On y soulignait déjà la tentation, encore discrète, d’introduire le passage du temps dans la Nature. Nous la republions ici.


Veolia, Total, EDF, Crédit Agricole, un Sheikh, la principauté de Monaco… En même temps que monte le bruit des vagues, après le noir, Océans affiche le prix de sa fabrication. Litanie de sponsors affichée sur une mer que l’on imagine, au choix, savonneuse et purificatrice, ou juste polluée. Elle est ici la vérité qui dérange, pour parler comme Al Gore : sans eux, pas d’Océans. Et puis, un retournement, un rouleau, les disperse ; avec l’immersion apparaît le titre. Enfin seuls.

Solitude, silence, régression utérine : ce plaisir amniotique du documentaire sous-marin.

Solitude, silence, régression utérine : ce plaisir amniotique du documentaire sous-marin, Luc Besson l’avait déjà fixé, bleu sur blanc, en 1991 avec Atlantis, dans lequel la caméra ne traversait jamais la limite sacrée de la surface jusqu’à une « naissance » après laquelle la mer était filmée du ciel. Voyage sous les Mers 3D (Jean-Jacques et François Mantello, soutenus par Jean-Michel Cousteau, 2009) s’en tenait au même confort d’une caméra pénétrant la surface avec une tortue luth tout juste née, et n’en ressortant que pour l’accompagner vers son lieu de ponte. En matière d’écrits sur les films animaliers, chers à André Bazin, la salle de cinéma comme cocon pré-natal a déjà fait couler un peu d’encre : remplie de sons aquatiques, elle se fait scaphandre pour une plongée dans le ventre nourricier de la Terre. D’aucuns imaginent des êtres bleus racontant en ces termes le sort de l’humanité : « They killed their mother. » Ajoutez à cela le Mother de Bong Joon-Ho, et vous l’aurez peut-être aussi, cette impression que l’écologie est en train de se muer en crise œdipienne planétaire. Dans Atlantis, on ne faisait que regarder les dauphins remonter respirer. Oubliez, disait la voix, le monde du dessus. Perrin et Cluzaud sont plus ambigus : puisqu’ils ont besoin de ce monde du dessus pour payer le film, celui-ci ne s’adressera pas qu’aux névrosés nostalgiques du placenta ne rêvant que d’images immergées, mais à tous les autres, ceux qui font le monde, en font le bruit, le construisent, le financent. Ainsi remonte-t-on souvent à la surface dans Océans, le plus souvent au gré d’un insert sur un animal s’éloignant des profondeurs – et cette remontée est brutale.

L’ambition du documentaire façon Perrin, c’est de ressembler à un film. Cela avait nui à Microcosmos (Nuridsany & Perennou, 1996), dont le « scénario », cherchant sans cesse à donner des sentiments aux insectes, faisait osciller les images entre documentaire réussi et nanar débilitant (l’étreinte de deux escargots sur une fausse pelouse à la Ed Wood, et sur fond d’opéra). Perrin et Cluzaud sont un peu plus doués, même s’ils frôlent l’écueil de la série Z lors d’une scène de dispute de voisinage entre une écrevisse et un crabe. La culture cinématographique est bien mieux employée que dans Microcosmos, Océans évoque certains cinéastes comme autant d’éléments du bestiaire cinéphilique : Kubrick (des cristaux en apesanteur à côté d’une goutte sphérique tournoient comme les vaisseaux valsants de 2001), Peckinpah (la « horde sauvage » des dauphins), Lucas (l’eau blanche immaculée traversée de méduses et de poissons argentés, sorte de THX 1138 immergé) et Spielberg : Les Dents de la Mer, mais aussi, étonnamment, Il Faut Sauver le Soldat Ryan (1998). Lors de la première remontée à la surface, initiée par un iguane des Galápagos, succède au silence de l’immersion la violence soudaine du fracas des vagues et la vision d’une étendue de corps humanoïdes sur le rivage – de même que les marines, dans le Débarquement de 1998, se jetaient dans la mer en son subjectif avant d’en ressortir la tête et d’entendre le grondement des armes. La citation devient explicite lorsque, juste après l’apparition de cette Omaha des Galápagos, apparaît une limule, un crustacé dont la carapace lisse ressemble à s’y méprendre aux casques de soldats abandonnés sur la plage. Au fond du plan, une branche morte rappelle les fortifications nazies. Océans serait-il un film historique ?

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Faire une histoire de l’océan, « raconter » l’océan, c’est l’hésitation de Perrin et Cluzaud. Tandis qu’Un Jour sur Terre niait tout simplement l’existence de l’homme sur la planète, Océans lui rend son statut d’épiphénomène sur la croûte terrestre. Il s’ouvre sur des iguanes aux airs de dinosaures, et passe aux limules, « vivants fossiles ». Une navette spatiale au décollage fait ensuite office d’astéroïde exterminateur, et un fondu enchaîné vient souligner l’analogie entre les étoiles et le plancton, les fonds marins et l’espace sidéral : l’astéroïde est devenu un vaisseau humain lancé dans l’espace maritime, sur le point d’être anéanti à son tour. Aujourd’hui, le météore, c’est l’homme. L’image est belle, quoique peu originale : les fonds marins passaient déjà pour les étoiles au début d’Atlantis, dans certains films du réalisateur d’Abyss, ou chez Andrew Stanton, réalisateur Pixar passé du Monde de Nemo (sous l’eau) à Wall-E (dans l’espace). Nouvelle trouvaille de film historique, peu après, qui consiste à filmer deux dauphins comme dans n’importe quel documentaire, et à faire pivoter la caméra vers la surface, au travers de laquelle on distingue, toute trouble, une caravelle. Océans est un film historique, et nous ne le savions pas : de même la destruction de la faune maritime sera un évènement historique, et nous ne le savons pas. Un évènement historique, plus que politique, contrairement à ce que l’écologie aurait tendance à impliquer. Dans Océans la mer n’est donc plus présentée à travers l’œil des cameramen du XXIe siècle, mais celui des découvreurs, à l’époque des grandes traversées : à plusieurs reprises, les animaux ne sont pas filmés dans leur intégralité mais par fragments, comme des monstres mythiques. Car l’océan se voit et se vit : s’il est racontable, il peut tout aussi bien disparaître, on en aura gardé quelques photos. S’il faut le sauver, c’est parce qu’il ne se raconte pas.

Ne pas raconter, c’est simplement montrer : en cela Océans prête plus d’intérêt aux pures images qu’à ce qui est filmé. C’est la mouvance Alastair Fothergill, documentariste anglais à l’origine de La Planète Bleue et d’Un Jour sur Terre, en concurrence directe avec bien des plans d’Océans – puisqu’il s’agit bien de cela : les animaux étant toujours les mêmes, un nouveau documentaire ne signifie jamais qu’une nouvelle manière de les filmer. Ce désintérêt pour la science est assez nouveau. Après tous les documentaires sortis ces dernières années (Atlantis en 1991, puis La Planète Bleue, La Planète Blanche, Un Jour sur Terre et Voyage sous les Mers entre 2004 et 2009), le didactisme n’est plus utile. Fothergill a magnifiquement filmé, dans Un Jour sur Terre, la façon dont les baleines à bosse battent de leurs nageoires, le ventre tourné vers le ciel, la surface de la mer. Océans, confronté au même phénomène, ne montre que ces nageoires, filmées de la surface : immenses, monstrueuses. Aucune explication – contrairement au documentaire de Fothergill – ne vient justifier ce comportement hypnotique. Même chose avec la tortue luth, mascotte et repère d’échelle chez Mantello, ici filmée de si près qu’elle est méconnaissable. A l’éternel étonnement devant la bizarrerie de la diversité se substitue une contemplation détachée de toute visée scientifique : s’il y a une leçon à tirer, elle n’est plus d’ordre zoologique.

A l’éternel étonnement devant la bizarrerie de la diversité se substitue une contemplation détachée de toute visée scientifique.

Perrin et Cluzaud filment donc : le drapé du poulpe entre ses tentacules / l’écume après le saut de la baleine / l’ombre des pélicans sur les rouleaux / la façon dont la nage des otaries trouble une mer d’huile / l’ombre et l’extrémité des nageoires de la rascasse / le sillon creusé par le passage d’un aileron noir s’enfonçant dans une surface parfaitement lisse.

Juste ça. Dans bien des cas cependant, ils ne se contentent que de reprendre des plans déjà vus mille fois et d’en proposer une update, un remake sur-sponsorisé : ainsi du plan à la Star Wars de la raie manta qui survole lentement l’objectif de toute sa longueur avant de s’en éloigner. La caméra est plus près de l’animal, mais l’angle est exactement identique à celui de La Planète Bleue de Fothergill (dont Perrin avait été le narrateur, en 2004). Ainsi du travelling suivant les ondulations d’un serpent de mer zébré, copié sur Atlantis. En revanche, l’assaut du banc de sardines par des goélands filmés comme les balles traversant l’eau de Soldat Ryan, puis par dauphins, requins et baleine, est un passage obligé du documentaire sous-marin qui profite de ceux qui l’ont précédé : ici le crescendo du plus petit prédateur au plus gros, lourdement mis en scène dans La Planète Bleue et Voyage sous les Mers, est très rapide, fonctionnant de cette manière impressionniste qui fait la qualité et l’originalité d’Océans.

« Combien d’espèces sont menacées ? » Aucune réponse n’est donnée, seule la question est énoncée. Rien de scientifique ou de précis ne vient parasiter ce nouveau type de documentaire où il importe peu de présenter des animaux que l’on connaît par cœur. En retour, ceux-ci ne sont plus que de purs objets esthétiques : ce ne sont plus les méduses que l’on filme, mais le soleil à travers elles. Les méduses se doivent donc d’être aussi précises dans leurs déplacements que celles du Monde de Nemo, où elles étaient de simples éléments du décor de l’océan digital. Océans est un documentaire contemporain de l’ère numérique, il en effectue la quête inverse : là où les ordinateurs, lorsqu’il recréent une faune, cherchent les imperfections qui donneront de la réalité aux pixels, Perrin et Cluzaud semblent rechercher une géométrie du vivant qui rapprocherait ce qu’ils filment d’un univers mécaniquement réglé, synthétique : synchronisation parfaite du vol des pélicans, courbe esquissée par la nage d’une otarie autours d’un caddie coulé, filet de bulles échappées d’un dauphin, montage mettant un terme au léger changement d’axe d’une raie manta à l’instant où la déformation de ses nageoires cesse d’être symétrique. Ainsi les plans de baleines – et d’un baleineau encore tout blanc et fripé – sont-ils les plus beaux qu’on ait pu voir. A la lumière nocturne, ils semblent habités de la volonté compositrice d’un créateur. Plus tard, un requin-baleine émerge d’un banc de sardines : on croirait voir l’image d’un poisson jaillir du chaos pixellisé qui en constitue la matière brute, l’unité de base. Du chaos de ces menus poissons frétillants jaillit un immense poisson parfait, comme si les sardines avaient été sculptées, comme si le requin était extrait de sa gangue de marbre mouvant. Contemporain d’Avatar, preuve qu’une faune entière peut être créée de manière crédible par les ordinateurs, Océans semble chercher à égaler la perfection de la synthèse, à montrer une réalité aussi parfaite et maîtrisée que si on l’avait fabriquée. Qu’importe en effet la disparition du rorqual bleu aux spectateurs de cinéma qui n’ont désormais plus moyen de différencier un faux d’un vrai ? Sauvez les animaux, ils sont mieux en vrai qu’en synthèse, tel est le nouveau credo inquiet de l’écologie au cinéma. La séquence de la tempête fonctionne également de cette manière, pour laquelle les cameramen ont réellement pris le risque d’embarquer en hélico au-dessus d’une mer démontée pour ramener les images d’une frégate dansant comme un bouchon sur l’eau. Il s’agit alors de rivaliser avec les océans numériques de Petersen (En Pleine Tempête), Weir (Master & Commander) ou Emmerich (2012), dont les vagues n’avaient mouillé que l’animateur qui s’était renversé du café sur les cuisses.

En pleine tempête (Wolfgang Petersen, 2010) / Avatar (James Cameron, 2009).

En pleine tempête (Wolfgang Petersen, 2010) / Avatar (James Cameron, 2009).

Cette volonté de surpasser les trucages de cinéma est également visible lorsqu’un plongeur accompagne un placide grand requin blanc. Idéal écologique de l’homme en osmose avec l’animal, du scientifique qui n’interfère pas avec ce qu’il étudie, cette scène devient particulièrement intéressante lorsque le plongeur fait mordre au carnassier sa planche de polystyrène. On a alors sous les yeux un homme risquant sa vie pour une seule chose : prouver que le plan n’est pas truqué. C’est dire la détermination de Perrin et Cluzaud en ce qui concerne ce positionnement face aux images de synthèse. Voilà pourquoi le passage consacré à la pêche industrielle apparaît, a posteriori, plutôt bancal. Il semblait réussi, grâce à l’image forte, très évocatrice, d’un requin vivant toujours mais ne pouvant s’empêcher de couler après la mutilation de sa queue et de ses nageoires, infligée par des pêcheurs japonais. Le générique, indiquant que les scènes de pêches ont été reconstituées, révèle que le requin en question était un faux. Le documentaire vantant sa vérité s’est transformé en film, a cédé à la tentation cameronienne de la faune fictive. On se sent d’autant plus floué qu’un peu plus tôt, on avait assisté à l’hécatombe d’un groupe de tortues luth à peine sorties du sable, perpétrée par un groupe de très hitchcockiennes ombres d’oiseaux. Mais non, ici, requin coulé, baleine harponnée, dauphins pris dans des filets, il ne s’agit plus que d’images de synthèse. Il n’y avait pas d’alternative, évidemment : on peut laisser la nature s’entre-dévorer, mais les pêcheurs ne font résolument pas partie de la nature. Ce que l’on a cru voir mourir, l’œil noir exorbité, n’est plus cependant qu’un animatronique étanche.

Faudra-t-il un jour se contenter d’animaux qui ne bougeront plus que par les effets du cinéma ?

A la fin, un troupeau de raies manta empaillées semble prendre vie lorsqu’un travelling le traverse. Faudra-t-il un jour se contenter d’animaux qui ne bougeront plus que par les effets du cinéma ? Un autre travelling se joue de nos illusions, et de notre engagement factice en faveur des océans : le plan commence, la mer est bleue, on croit qu’il s’agit encore du documentaire qui continue – c’est-à-dire d’images, d’une certaines forme de fiction, d’animaux qui n’en sont pas… – et la caméra recule, révélant la gigantesque baie vitrée de l’aquarium d’Atlanta. On ne s’en était pas rendu compte. Ces animaux qui n’étaient pas des images de synthèse auraient pu avoir été filmés en aquarium, on n’en aurait rien su. Une fois de plus, Océans montre, il montre que l’océan ne se raconte pas, avec des documentaires pas plus qu’avec des aquariums : et un documentaire pourra toujours faire passer un aquarium pour un océan – surtout avec le secours des images de synthèse. Le seul moyen d’être certain que l’océan est l’océan, c’est ne de pas se le faire raconter, ni de le regarder au cinéma ; c’est de l’éprouver. Mettre les pieds dans l’eau, avaler l’eau de mer. Retrouver le plaisir amniotique d’être sur la planète bleue. Océans retrace trois pages de cette planète : d’abord les dinosaures, puis les grandes découvertes, puis la pêche industrielle. Trois pages d’Histoire. Perrin et Cluzaud voudraient en annoncer une nouvelle : celle de la découverte respectueuse des fonds, qu’illustre l’épilogue optimiste des plongeurs dans une forêt d’algues immenses, et le finale représentant des dauphins sur fond d’étoiles. Tout s’est inversé : mettons les dauphins dans les étoiles, et l’homme au fond de la mer. Car la surface de la terre est insignifiante, microscopique : comme le montre un zoom arrière qui traverse les nuages et s’élève jusqu’à un satellite, nous sommes, sous notre atmosphère, aussi fragiles que les poissons sous la surface de l’eau.

Océans.