Double programme 1976 : le dernier « event »
– par Camille BrunelLa Griffe et la dent.
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Cet article fait partie d’un cycle
La Fête Sauvage, de Frédéric Rossif (1976) – 1h32
La Griffe et la Dent, de François Bel et Gérard Vienne (1976) – 1h30
Deux des plus parfaits documentaires animaliers datent de la même année : 1976. La Fête Sauvage, de Frédéric Rossif, et La Griffe et la Dent, de François Bel et Gérard Vienne, décillent le regard humain sur la vie sauvage, révolutionnent le genre et posent les bases du documentaire animalier tel que le pratiquent aujourd’hui Jacques Perrin et Jacques Cluzaud. Ces bases consistent alors à envoyer aux orties les catalogues de prises de vues didactiques qui envahissaient la production et à fuir l’inventaire anthropocentrique du sauvage, pour faire des animaux les nuances d’une palette de mouvements entre les mains de peintres cinématographes amoureux de leurs couleurs. Avant eux : pas grand-monde, à l’exception de Painlevé, au début du siècle, et de Franju, le temps du Sang des bêtes. Après eux : une réplique sismique notable, David Attenborough, qui démarre en 1979 les documentaires animaliers « qualité BBC » voués à devenir légendaires ; mais le didactisme y est de mise et les réalisateurs ne se prétendent pas artistes, comme c’est le cas de la triade de 1976.
S’ils sont semblables dans leur désir de renouveler le regard sur le non-humain, il importe cependant de commencer par différencier les deux films. Assez simplement :
La Fête Sauvage. Sortie le 4 février 1976. Réalisation : Frédéric Rossif. Musique mélodieuse : c’est Vangelis Papathanassiou, avec qui Rossif a fait L’Apocalypse des Animaux pour la télévision. Beaucoup, beaucoup de ralentis. Montre les animaux danser. Pas vraiment de structure, mais il y a un commentaire, évoquant le plus souvent les mythes attachés aux animaux filmés. Lieux de tournage : Afrique du Sud, Himalaya, Amérique du Sud (Fleuve Orénoque). Finit par des lions qui s’accouplent.
La Griffe et la Dent. Sélection officielle à Cannes en 1976. Réalisation : Frédéric Bel et Gérard Vienne. Musique sérielle : c’est Michel Fano, élève de Messiaen (Les Oiseaux !) et Boulez. Beaucoup, beaucoup de sang. Montre les animaux manger. Pas vraiment de commentaire, mais il y a une structure : le film est divisé en deux, avant et après l’éclipse ; un oiseau tisserin fait son nid tout au long du film. Lieu de tournage : Kenya. Commence par des lions qui s’accouplent.
La Fête Sauvages et La Griffe et la Dent sont deux films tournés avant l’effondrement de la biodiversité – les deux derniers.
Ce sont surtout deux films tournés avant l’effondrement de la biodiversité – les deux derniers. Selon un rapport de la WWF daté de 2014, les populations de vertébrés ont été divisées par deux ces 40 dernières années, c’est-à-dire, en fait, entre 1970 et 2010. En 40 ans les films n’ont pas vieilli mais la planète, si ; éléphants, loups, panthères, sont à présent tous moitié moins nombreux que sur chacun des plans tournés au début des 70’s. Cette mélancolie, dominant par la force des choses les documentaires animaliers d’aujourd’hui, Rossif, Bel et Vienne ne la ressentent pas encore, et c’est précieux, accaparés qu’ils sont par leurs scènes de chasse. Le monde est ici regardé par des yeux animaux, ceux des flamants roses peut-être – premiers témoins du monde, imagine la voix off, premiers à avoir adopté le point de vue de la caméra embarquée sur une montgolfière pour filmer la course du guépard, de la girafe, de l’hippopotame. Nulle apocalypse à l’horizon, autre qu’au terme strictement étymologique de « révélation ». Dans La Griffe et la Dent – puis dans Les Saisons, dont nous reparlerons – même phénomène : il importe, par le montage (en 1976) ou par les trucages (en 2016) de donner l’impression que les animaux se regardent entre eux. Cette annulation du regard humain est même plus précieuse que la déréalisation de la relation de l’homme à l’animal, occasionnée par le cut, que déplorait André Bazin dans son célèbre Montage interdit.
La musique de Vangelis pour Rossif, un peu moche, un peu bizarre, est du coup un peu belle, parce qu’elle semble désuète et souligne aujourd’hui l’ancienneté du monde à l’image, dont on aimerait croire qu’il n’a pas d’Histoire ; qu’on aurait aimé croire éternel, mais dont la sixième extinction de masse, actuellement en cours, révèle la fragilité, le caractère éphémère. En 2016, difficile d’oublier que les extraordinaires étrangers que sont les grands animaux sont sur le point de nous quitter, et les ralentis se parent d’une valeur nouvelle. A l’origine, les innombrables ralentis de La Fête sauvage sont pensés comme ceux de Wes Anderson, Wong Kar Wai ou Xavier Dolan : pour clore une scène, marquer une apogée de la contemplation, détacher un plan du film, laisser le temps au spectateur d’oublier qu’il existe d’autres plans à venir. Aujourd’hui, on y verra peut-être les ralentis de Spring Breakers ou Projet X : ceux de quelque event organisé sur Facebook, d’une fête sauvage entre adolescents ivres cherchant à retenir un peu les derniers instants d’une euphorie vouée à prendre fin beaucoup plus tôt que prévu.
Ainsi le grain de l’image, très années 70, connote-t-il moins une époque où les animaux sont incompris qu’un Eden où ceux-ci vivent encore plus ou moins en paix. La certitude que les animaux filmés sont aujourd’hui tous morts ajoute une certaine poésie à leur emploi à des fins esthétiques : ils ne sont plus que des images, n’existent plus ailleurs. Les immenses troupeaux d’éléphants dérangés par l’hélicoptère de Rossif ont d’ores et déjà rejoint les mammouths dans la catégorie des muses d’un art révolu. Le grain des caméras de 1976 change en effet l’animal : une panthère en full-HD et 1200 images par seconde n’est pas celle qu’a filmée Rossif, on ne sait par quel miracle, tandis qu’elle grimpait à un arbre pour y déloger un macaque. La différence est la même, disons, qu’entre un piano à queue et un synthétiseur. La très haute définition, en hyper-réalisant les animaux, les déréalise du même coup, paradoxalement.
Evidemment ce qui semble vintage aujourd’hui correspond à l’époque à des avancées techniques ; accompagnées alors d’une liberté formelle sans laquelle le documentaire animalier serait resté le catalogue didactique qu’il avait toujours été. Le montage expérimental, qui n’était tout simplement pas à l’ordre du jour dans les années 50 et que les réalisateurs de documentaires animaliers des années 60 ne pensèrent pas à employer, apparaît au début des années 70 sur le papier, pour éclore à l’écran en 1976 : parce que la caméra est vouée à ne capter, le plus souvent, que des images d’ensemble, ou des scènes plutôt banales, étrangeté et sauvagerie se voient confiées à des ruptures de plan et de continuité sonores psychédéliques.
Pour des documentaires aussi anciens, on est loin, et c’est fête, vraiment, de l’anthropomorphisme stupide qui dominait alors les études animalières (dérivées de l’infâme Monde du Silence de Cousteau, daté de 1956, plus encore que des dessins animés Disney). Rossif s’ouvre à la pure beauté de la vie sauvage, n’y applique aucun discours. C’est peut-être le sens de la diction bressonienne de la voix off, dont le DVD offre le luxe de se passer, conférant enfin au film un mutisme rêvé, laissant le spectateur entre les animaux et la musique, qui leur suffit amplement.
1976 a beau être la date de sortie de la Libération animale de Peter Singer, La Fête sauvage et La Griffe et la Dent ne gardent pas moins la trace d’un sadisme aujourd’hui disparu, en tout cas dans le domaine du documentaire – on sait malheureusement que la fiction, et en particulier la fiction auteurisante, se complaît dans la contemplation de mises à mort animales, véritables poncifs permettant de décupler à peu de frais l’intensité visuelle d’une œuvre fauchée. La Griffe et la Dent, comme son titre le suggère, s’intéresse à la part d’agressivité des animaux sauvages ; une agressivité qui n’a d’égale que la fascination sadique qui lui est vouée. Lors des nombreuses scènes de chasse, le fait de laisser un animal souffrir et se faire dévorer semble ici autorisé au nom de la sacro-sainte interdiction d’interférer avec la nature – alors même que n’importe quel individu s’empresserait de secourir un animal en détresse, quelle que soit la raison. Laisserait-on, par exemple, un chat torturer une souris, s’il le faisait sous nos yeux ? En regardant des gnous agoniser à quelques mètres de leur caméra, Bel et Vienne enregistrent leur propre cruauté. Quelque chose de franchement primal se reflète dans l’œil livide des proies implorantes ; qu’il s’agisse du gnou dont les lionnes mâchonnent lentement les parties génitales, le museau maculé d’un sang bordeaux, du petit oryctérope traîné par la queue et se retenant au sol comme une victime de film d’horreur, ou de l’antilope noyée sous une meute en une fraction de seconde. Elisabeth de Fontenay, pourtant loin d’être une référence en matière d’antispécisme, reconnaît elle-même au sujet de La Fête sauvage que « ce film est aussi en quelque sorte pré-éthologique. Rossif ne connaissait probablement pas grand-chose au psychisme de ces animaux qu’il filmait, sinon il ne nous aurait pas fait assister au long calvaire avant dévoration du pauvre petit singe. »
La Griffe et la Dent ajoute même à l’horreur en alternant, pour une seule scène de chasse, les plans tournés de jour et ceux tournés de nuit : si l’effet recherché est probablement d’effacer le décor et d’isoler les animaux dans la lumière blafarde du projecteur des tournages nocturnes, l’antilope sur le point de s’échapper du cadre, devançant le guépard et le caméraman, finit rattrapée et tuée in extremis dans la nuit métaphorique de sa mise à mort, au cœur d’une lumière crue familière des étals de boucherie.
Le même type de plan apparaît dans La Fête sauvage, lorsqu’un iguane est filmé en pleine lumière, sur fond noir : il s’agit alors d’isoler la forme animale, écho de dinosaure, pour en faire surgir l’immémoriale étrangeté, comme jaillie du songe, à l’occasion d’une citation de Bachelard : « Les animaux sont nos plus anciens compagnons du songe ». Une nuit truquée précède aussi, chez Rossif, le recours au fond noir : le temps de quelques plans, une gazelle est abattu par un somptueux tigre bleu et blanc de Nuit Américaine.
Le passage de la lumière à l’obscurité, capital dans le rapport de l’Homme au Sauvage – parce qu’il correspond au sentiment diffus de la familiarité mêlée d’altérité, du désir mêlé de peur – est central chez Bel & Vienne, puisqu’une éclipse intervient en plein milieu du film. Le motif essaime, et les scènes alternent constamment entre le jour et la nuit – c’est-à-dire de l’animal tangible, réel, à l’animal fantasmé, cauchemardé ; la musique de Michel Fano fonctionnant de la même manière, composée de sons réels, mais finalement cacophonie fantasmée, comme s’il s’agissait de plaquer du chaos sur l’animal pour donner l’illusion d’une sauvagerie que la caméra n’a pas su capturer, elle qui n’aura été confrontée qu’à des images d’animaux plutôt normaux.
Il faudra se montrer indulgent avec la scène, grotesque, où les animaux baillent tandis qu’on entend des portes grincer – les sélectionneurs de Cannes, pas franchement connus pour leur intransigeance, l’auront été. Le montage lui-même cède à quelques facilités : un lion éternue, une tornade apparaît, puis un éléphant dans la poussière. Chez Bel&Vienne le montage est en effet moins audacieux, moins nerveux que chez Rossif : on est plus dans une nature indolente et, par éruptions, ultra-violente. L’oiseau tisserin qui fait son nid intervient peut-être pour cela : lui sait ce qu’il fait, amenant un peu de cohérence au milieu du chaos, rappelant au spectateur que toute une portion du vivant est ici laissée de côté, pour un temps, par les réalisateurs – la plus organisée.
1976 est en effet la dernière époque où le cinéma peut se permettre le luxe d’imaginer que l’humain est l’égal de la bête, non pas dans les termes de l’antispécisme (où humains et bêtes jouissent d’une égalité de traitement) mais ceux du fantasme archaïsant (où humains et bêtes participent d’un même monde sauvage). « Quelle bête pourrais-tu être qui ne soit la proie d’une bête ? », demande in fine La Griffe et la Dent, citant le Timon d’Athènes de Shakespeare, où un humain se retire de la civilisation en laquelle il ne voit plus qu’un ramassis de fauves. Etrange exergue à un film où les lionnes ne sont clairement les proies de personne. C’est qu’il fallait rappeler à l’humain sa place, terriblement illusoire, dans le grand cercle de la vie sauvage – illusion de n’être qu’un rouage de la nature au cœur de la nature qui confronte l’espèce humaine, quarante ans plus tard, à toutes les surprises d’une ère géologique aussi nouvelle que toxique, l’anthropocène. ; dérèglement climatique et sixième extinction de masse à la clé.
En voyant des dieux dans les animaux, l’humain s’enferme surtout dans sa particularité, conforte sa place centrale – entre l’ange et la bête, en somme.
Ces documentaires de 1976 ne manquent pas de paradoxes : ils se gavent d’images animales et en même temps, ne voient pas encore d’animaux. Les critiques de l’époque, à l’unisson du commentaire en voix off chez Rossif, parlent d’absolu, de sacré, d’intouchable, d’éternel : ils sacralisent les bêtes et ce faisant, les désanimalisent. Le sacré est lié à l’inaccessible : à peine entr’aperçu, le prédateur sur sa proie devient métaphore des dieux, de l’Homme, de la société… « Certains grues étaient considérées triplement divines par les indigènes : pour leur aspect, pour leur chant et leur mouvement. » C’est exactement à cette vision divinisante de l’animal que s’abandonne La Fête Sauvage. Or en voyant des dieux dans les animaux, l’humain s’enferme surtout dans sa particularité, conforte sa place centrale – entre l’ange et la bête, en somme. La révolution copernicienne proposée par l’antispécisme est celle-là : en ôtant aux animaux leur caractère sacré, on les ramène sur Terre, à hauteur des humains. Dans le même monde, dans le même règne visible.
En 1976 demeure encore l’impression d’être parvenu, par les nouvelles technologies optiques, à pénétrer dans le saint des saints en filmant des animaux qui généralement se sauvent, des scènes qui généralement échappent au champ de vision habituel – toutes les scènes de nuit, par exemple. La HD déréalise peut-être le monde sauvage, car elle en révèle plus de détails que l’œil humain n’en saisira jamais. Mais elle a une qualité : elle profane. En l’embrassant du regard, elle libère le règne animal de sa gangue de sacré. Et permet de filmer les animaux pour ce qu’ils sont – les mêmes choses que des humains.
Michel Fano, compositeur pour La Griffe et la Dent, l’explique le mieux, lorsqu’il dit avoir choisi les tambours du Rwanda pour accompagner les scènes de traque : « C’est ce son-là qui se passe chez le prédateur ». Oui : il n’y a rien d’exubérant à imaginer que le même rythme puisse traverser l’esprit d’un homo sapiens en chasse et celui d’un guépard. Les tambours rwandais se font alors traduction musicale de la pulsion sauvage, constituant le pont reliant l’humain à l’animal comme le langage des signes permettait de relier Koko le gorille à Penny Patterson. Anthropomorphisme ? Non : démystification. Tentons un néologisme un peu sauvage : ré-animalisation. 40 ans d’extinctions plus tard, l’idée est un peu la même, quoique teintée d’une urgence nouvelle. On peut parler de réanimation.