Le Café en revue Les animaux du réel – dernier coup d'oeil aux abattoirs
Café des Images

Les animaux du réel – dernier coup d’oeil aux abattoirs

par Camille Brunel

Saigneurs (Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Vidéo de l’abattoir du Vigan, par L214 (2015) – 4’34  

Saigneurs, de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier (2016) – 97′

Vidéo de l’abattoir de Mauléon, par L214 (2016) – 5’20 

Les Héritiers, de Maxence Voiseux (2016) – 60′

« Lorsque mon ami Stanislas Tomkiewicz, en collaboration avec Annie Gauvain-Piquard, tous deux psychiatres d’enfants, a voulu démontrer que, contrairement à ce que les théories de l’époque pensaient, les enfants souffraient, ils ont dû s’inspirer d’une méthode expérimentale. C’est ainsi qu’ils ont filmé le visage des enfants pendant certaines interventions sans anesthésie, et ils ont pu montrer, en les comparant à une méthode de description des mouvements du visage développée par les psychologues Paul Ekman et Wallace Friesen, que ces enfants exprimaient préverbalement la douleur. » Dans Les Animaux aussi ont des droits, recueil d’interviews effectuées par la journaliste Karine Lou-Matignon, c’est ainsi que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik évoque l’importance qu’eurent, dans les années 70, les vidéos réalisées par deux personnes qui n’étaient pas des artistes, mais dont les films, qu’on imagine insoutenables, auront contribué à améliorer considérablement la condition des enfants sur Terre.

En 2016, le Cinéma du Réel, qui se tient chaque année à Beaubourg, ne faisait pas vraiment la part belle aux animaux (ce qui n’a rien d’étonnant), avec seulement trois films les mentionnant directement ; sur ces trois films cependant, deux étaient consacrés aux bêtes d’abattoirs, ce qui étonne en revanche un peu plus: Saigneurs, de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, et Les Héritiers, de Maxence Voiseux. Une semaine après la fin du festival, l’association animaliste L214 diffusait, pour la troisième fois en moins de six mois, des images de l’intérieur d’un abattoir, provoquant un nouveau scandale du côté du ministère de l’agriculture, générant une manchette du Monde consacrée à la cruauté, et amenant toujours plus de Français à se poser la question de la nécessité de l’alimentation carnée.

Ce qu’indique Cyrulnik concerne directement le cinéma: c’est par la caméra, par l’usage de l’image, que l’éthique humaine a progressé; c’est parce que l’horreur est sortie de son voile d’abstraction pour se retrouver plongée dans le bain du Réel, précisément, qu’elle a obligé les hommes à se poser des questions qui restaient en suspens – d’ailleurs au lendemain de la diffusion de la vidéo de L214, une vidéo des violences policières commises sur des lycéens faisait dire à un parent d’élève: « S’il n’y avait pas eu les vidéos, je les aurais crus à moitié ».

La progression de la cause animale est indissociablement liée à la facilité avec laquelle s’obtiennent désormais les images à l’intérieur des abattoirs.

La vidéo, et plus particulièrement la vidéo du réel, c’est-à-dire le film tâchant de réduire autant que possible la distance entre la réalité et le résultat filmé, est devenu l’arme de la révélation. En l’occurrence, la progression de la cause animale dans le monde est indissociablement liée à la facilité avec laquelle s’obtiennent désormais les images à l’intérieur des abattoirs, ne serait-ce que parce qu’il est devenu plus facile de cacher une caméra dans sa poche, ou de récupérer et de diffuser les « bandes » de caméras de surveillance.

Les deux films d’abattoirs projetés au Réel, cependant, avaient paradoxalement moins à voir avec les vidéos révélatrices qui constituèrent, par exemple, les documentaires issus des Printemps Arabes, très nombreux au festival jusqu’à l’année dernière, qu’avec du cinéma pur et simple. Plus à voir, en somme, avec du cinéma mis en scène, qu’avec les vidéos diffusées par la L214, qui, elles, auraient nettement eu leur place au Cinéma du Réel (en 2013, un court-métrage entièrement tourné en caméra cachée, Cha Fang, de Zhu Rikun, avec bien été dans la programmation).

Saigneurs réalise une prouesse dans le genre, de plus en plus couru, du film d’abattoir: Girardot et Gaullier sont allés interroger les employés pendant qu’ils travaillaient. Cela produit des scènes étonnantes, où des hommes découpent des carcasses d’animaux, tout en affirmant des choses du type « je ne pense à rien quand je fais ça » ou « On fait notre travail machinalement », qui renvoient l’ouvrier et la bête sur le même plan purement mécanique (« je suis pas cassé alors je reste », raconte un autre ouvrier). Il y a quelque chose de vertigineux à regarder l’abîme ouvert chez ces hommes et ces femmes par la necessité de ne pas surtout pas réfléchir à la quantité de souffrance, morale et physique, humaine et animale, que nécessite la production d’une côte de bœuf ; côte de bœuf dont les réalisateurs, interrogés au terme de la séance, sont des consommateurs pourtant « réguliers ».

S’il serait absurde de discréditer le moindre documentaire touchant de près ou de loin aux animaux au prétexte que ses auteurs ne sont pas végétariens, Saigneurs expose ses contradictions dans un plan conclusif si explicite qu’il en devient obscène. Un ouvrier immigré est filmé plein cadre, non loin de la barrière symbolique séparant la zone où les animaux sont morts de celle où ils sont encore vivants. Cette zone aveugle, les réalisateurs ne filment jamais ce qui s’y passe : Saigneurs ne présente, à l’exception de deux plans, dont celui-ci, que les animaux sous forme de matière inanimée.

Comme le film y a habitué le spectateur, le jeune employé expose sa détresse, imaginant que « si les gens voyaient, ils arrêteraient de manger de la viande » – et l’on peut dès lors s’interroger sur le fait que le film ne donne pas à voir, précisément, la partie la plus litigieuse du processus, celle qui donne son nom au lieu – la partie de l’abattage. « Regarde », lance alors le jeune ouvrier au caméraman, désignant quelque chose qui se trouve en face de lui – c’est-à-dire dans le dos du caméraman. « Regarde! », insiste l’ouvrier, et la caméra hésite: faut-il renoncer au principe esthétique du film, consistant à ne filmer que les humains? 

Raphaël Girardot clarifie ce principe lors d’une question que nous lui posons après la projection: « Une fois qu’on pense à l’animal, on ne pense plus à l’homme ». En effet, les courbatures à l’épaule de tel employé paraîtraient bien dérisoires une fois comparées aux traitements infligés aux animaux. Ainsi s’applique-t-il soigneusement, par exemple, à laisser hors-cadre la façon dont on sectionne le mufle des bovins suspendus à l’aide d’un gros sécateur – mufle doublement coupé de fait, par le cadre et par le sécateur, mais en vain, le craquement sonore du cartilage annulant purement et simplement cette tentative d’atténuer la violence du geste.

L’autre plan d’un animal vivant est celui d’un mouton contenu sur un tapis roulant, filmé en plan large. Coincé entre deux énormes tampons noirs, il regarde le mur maculé de sang à côté de lui, tente de bouger en vain. Plusieurs choses à lire ici: l’inattention des ouvriers, leur fatigue, le bruit environnant, la saleté – et le regard de l’animal, mutique, écho de celui de cet ouvrier, en détresse lui aussi, mais dont le regard perdu occupait le centre du cadre, lors d’une scène de réunion – mutique, il était, lui, filmé en gros plan.

« Regarde comme elle se bat », poursuit l’ouvrier, et la caméra hésite, puis panote, comme à contre-coeur, révélant alors un énorme bœuf beige agité de tremblements sur le béton, les yeux exorbités, la langue tirée, une bave épaisse se répandant sur le sol. Deux interminables secondes plus tard, la caméra revient sur l’ouvrier. Mais le ver est dans la pomme, et le film se trouve entièrement renversé: derrière chaque plan d’ouvrier, un animal agonisait peut-être – il ne manquait que le panoramique. Or effectivement, si panoramique il y avait eu – ou si le plan avait été placé en tête de film – la souffrance animale, plutôt que de métaphoriser la souffrance humaine, lui aurait fait concurrence. Ce qui n’est pas le moindre des problèmes.

Abattoir d'Alès (film L214).

Abattoir d’Alès (film L214).

Le film sur la souffrance humaine se change alors en document sur l’art de regarder les abattoirs du bon côté, littéralement. S’il avait été exactement le même, et si les réalisateurs n’avaient pas reconnu être des consommateurs réguliers de viande, Saigneurs aurait été aussi fort dans sa représentation de la détresse humaine, mais son intérêt pour celle-ci n’aurait pas eu l’air d’une diversion en catastrophe; et les boules Quiès que s’enfilent à un moment donné les ouvriers auraient retrouvé leur fonction, qui est d’atténuer le bruit des machines, et non d’étouffer les cris des bêtes (coïncidence troublante: les meuglements off d’une vache s’arrêtent au moment où l’homme à l’image enfile ses bouchons). 

En l’occurrence, Saigneurs se retrouve le cul entre deux chaises: tout financé par la région de Bretagne qu’il est, il veut documenter la réalité des abattoirs; mais le patron trouve qu’il s’agit d’un « film de merde », dixit Girardot. Film engagé, il veut donc dénoncer la condition des ouvriers – peut-être, mais sans cette condition, les réalisateurs se retrouveraient privés de leur pitance régulière. Et les ouvriers chargés d’abattre les animaux? Et les animaux eux-mêmes? Le film n’en parle pas. Le premier plan en disait long, qui montrait un ouvrier enfiler non pas une, mais deux paires de gants – autant d’épaisseurs entre le réel et lui.

Naïf au sens fort du terme, Les Héritiers est le premier film de Maxence Voiseux, et s’intéresse à une fratrie dont la richesse repose sur l’élevage, l’exploitation et la mise à mort de plusieurs milliers d’animaux. Meuglements dès le premier plan, objectivisation permanente du bétail (« ça mange du maïs, ça », « on passe ramasser les vaches », « la 8135 c’est une Césarienne »), quand il ne s’agit pas d’une sexualisation troublante (« là, les filles, là… », « pour alimenter la boucherie il faut 100 mères »), le film prend acte d’une violence langagière avec une désinvolture incroyable, réduisant les tentatives de libération des enfants (« je veux être fermier, mais je vendrai du blé, moi! ») à l’état d’érucations aussi mignonnes qu’irréalistes.

Là encore, il serait possible de douter du parti pris du film, si la mise en scène du déni ne venait confirmer la volonté de renvoyer une image de l’élevage fidèle à ce que le goût pour la viande exige: un monde aimable, mécanisé mais humain, violent mais propre (« j’aime faire naître, moi, j’aime pas tuer », annonce un éleveur). Cette mise en scène intervient à deux reprises: d’abord au début, où le moment de l’abattage est filmé, ensuite lors de la naissance d’un veau. Le premier cas est extrêmement parlant: le bovin se fait perforer le crâne, et la scène s’arrête net: l’agonie révélée par le panoramique épiphanique de Saigneurs est purement et simplement coupée au montage; l’animal se fait carcasse en un clin d’oeil, en un coup de montage comme de baguette magique. Lors de la naissance, si l’on peut être troublé par l’usage de cordes et de poulies métalliques pour extraire le corps du petit hors de l’utérus de sa mère, on peut l’être encore plus par l’impossibilité de la mère, attachée à une barrière, de se retourner pour regarder son petit: mais là encore, la scène s’arrête dès que la mère commence à agiter son licol.

Cinéma du Réel, paraît-il. On l’a écrit plus haut, les vidéos issues de l’association L214 pourraient, elles, véritablement prétendre à ce nom-là. Non qu’elles soient moins montées ou  moins mises en scènes – musique, voix off et cadrage sont autant d’outils employés ici – mais parce que ces différents effets visent à révéler le réel, là où ceux de Girardot et Voiseux visent à le cacher. 

Trois régimes d’image occupent ces deux courts-métrages: d’abord une introduction, plein cadre, par une célébrité (la chanteuse Nili Hadida pour le Vigan; l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo pour Mauléon), ensuite, dans le cas de la vidéo de Mauléon, des images d’ovins en liberté, puis une succession d’images issues de caméras de surveillance, obtenues par l’association grâce à des employés dont on imagine facilement que leur diffusion puisse avoir été un moyen de se venger de leurs conditions de travail – ou simplement, comme Saigneurs le montre bien, de donner à voir une détresse animale à laquelle les employés eux-mêmes peuvent être sensibles.

Lorsque l’on demande à Raphaël Girardot, après la projection de Saigneurs à Beaubourg, pourquoi les ouvriers chargés d’abattre les animaux sont invisibles dans son film, le réalisateur donne deux réponses. La première, c’est que les « assommeurs forment une caste à part: ce sont ceux qui craquent le plus, impossible de lier contact avec eux ». Girardot, qui essaye néanmoins de les filmer, a dès lors – deuxième réponse – le sentiment d’avoir obtenu des « images volées ». On pourrait croire que ce sentiment découle de la proximité esthétique évidente entre le résultat obtenu et les images de la L214: des animaux se font mutiler, s’effondrent, l’humain près d’eux s’en moque comme d’une guigne, passe au suivant. Or ce sentiment tient en réalité au fait, comme l’explique Girardot, qu’on est alors « dans une image mentale qu’on plaque: on n’est pas avec l’ouvrier parce qu’il y a le déni, ils ne veulent pas partager ».

D’aucuns déplorent (ici par exemple: http://www.huffingtonpost.fr/jocelyne-porcher/abattoir-ales-ferme-souffrance-animaux-pourquoi-maintenant_b_8312252.html) que les vidéos L214 ne donnent pas la parole aux assommeurs; Girardot prouve que la chose est, en fait, impossible, parce que la violence du lieu, les souffrances physiques et morales infligées aux animaux – et aux humains – confinent à l’indicible. En d’autres termes, les vidéos de la L214 s’imposent comme la seule manière de représenter la mort animale à l’intérieur des abattoirs: par la froideur, détachée de toute émotion, encadrée de poutres métalliques et de carrelage blanc, des caméras de surveillance.

La violence du lieu, les souffrances physiques et morales infligées aux animaux – et aux humains – confinent à l’indicible.

Emotion il y a, pourtant, chez L214 bien plus que chez Girardot. Chez les premiers, la voix off, le fond sonore et la brutalité des images qui apparaissent sans le moindre fondu, suscitent une répulsion que Saigneurs et Les Héritiers refusent, maintenant par un montage tranquille et l’absence de musique une pseudo-impartialité documentaire. Alors que Jocelyne Porcher, porte-parole inepte de la viande heureuse, défend bec et ongles la cause des éleveurs en accusant L214 de manipulation des masses via des vidéos montées – comme si les publicités et autres films soutenus par la région Bretagne n’avaient recours à aucun artifice – l’émotion n’est pas franchement celle que l’on attend: dans les vidéos du Vigan et de Mauléon, la voix off cherche moins à accentuer la violence de ce qui est montré qu’à faire tampon en la décrivant, à la manière du choeur dans les tragédies grecques; quant à la musique, elle est loin des morceaux de piano larmoyants de certaines vidéos militantes saturées de pathos: très sobre, monotone, elle fait plutôt office de contrepoint à la colère que pourraient susciter les sévices à l’image.

Les vidéos du Vigan et de Mauléon, particulièrement choquantes, marquent par la netteté extrême de leurs images, que les caméras de surveillance, il y a encore une dizaine d’années, ne permettaient pas d’obtenir. Des micros donnent même à entendre, dans le cas du Vigan, le rire des employés, délibérément sélectionné au milieu de dizaines d’heures de rushes pour ne rien perdre de ce qui les diabolise. A Mauléon, un plan zénithal sur un agneau suspendu à deux crochets s’éloignant l’un de l’autre donne à voir l’intérieur de l’animal en train d’être déchiré vivant, en l’absence des ouvriers – une séquence particulièrement obscène, là encore délibérément sélectionnée afin de souligner le fait que ce que l’on regarde ici ne devrait jamais être vu; l’horreur ne tenant pas à la présence des micros et de la caméra, mais bien à celle des rires et de la déchirure. Perchées en l’air, ces caméras, contrairement à celles de Girardot et Voiseux, n’épousent pas le point de vue des employés – et la démantibulation de l’agneau est visible, justement, parce que les ouvriers ne la voient pas, ne la regardent pas.

Ainsi serait-il possible d’organiser des projections de Saigneurs et des Héritiers, tout en programmant à chaque fois, en lever de rideau, l’un des films de la L214. On verrait mieux ensuite ce qui manque à Voiseux et Girardot, et où ce cinéma du déni veut réellement en venir. Qu’est-ce qu’on montre? Qu’est-ce qu’on cache? Qu’est-ce qu’on regarde, qu’est-ce qu’on révèle, qu’est-ce qu’on coupe? Où met-on la caméra? C’est en ce moment au cœur des abattoirs que la question du cinéma se joue; celle de son utilité, ou de son inanité, aussi.

Les Héritiers (Mayence Voiseux, 2016).

Les Héritiers (Mayence Voiseux, 2016).