Cet article fait partie d’un cycle
Avec le nouveau film de Raymond Depardon, Jean-Marie Samocki inaugure un cycle de textes courts et consacrés à l’actualité exclusivement. Il ne s’agit pas de critiquer au sens strict les films mais d’être attentifs à la façon dont le film invente sa façon de naître ou de mourir, de vivre ou de laisser faire. Le début et la fin, dans un film, débordent la question de la mise en place du récit et de sa conclusion scénaristique, la présentation des personnages et l’achèvement relatif de leur destin. Qu’est-ce que qui se joue quand on ouvre et ferme un film ? Qu’est-ce qui se joue lorsque le spectateur accepte la première image et qu’il en attend la dernière ? Ne cherchons pas à tout comprendre du récit, mais voyons comment celui-ci trouve son accomplissement (ou pas) et quel monde le spectateur a pu traverser (ou pas).
La nature même du projet de Raymond Depardon risque de rendre la question du commencement et de la fin délicate. En effet, il entend non pas donner la parole aux Français mais recueillir la parole de quelques Français, rencontrés de façon plus ou moins aléatoire dans quelques villes de France, choisies sur l’ensemble du territoire. Cette esthétique du recueil, par laquelle le cinéaste entend se retirer de toute intervention directe pour laisser la conversation se développer par-delà son action, cherche à mettre au premier plan la parole de ceux qu’il a rencontrés, avec ses accents, ses sursauts, et surtout ses accidents, ses intensités, ses chutes et ses accélérations. Depardon, quand il a présenté son film au Café des Images, a parlé lui-même d’un travail de l’écoute, proche de celui d’un psychanalyste, qui laisserait les paroles se développer, se chevaucher, pour à la fin en tirer un constat, ou, plus simplement, comprendre que quelque chose s’est déposé et s’est formé à travers toutes ces petites histoires du quotidien, qui finissent tantôt en comédie, tantôt en prémices de drame. Comme pour une analyse, la notion de début et de fin serait maladroite, inadéquate. Il n’y a pas de début ou de fin à la vérité, elle se résume à ses manifestations ou à ses ruses, ses fausses pistes ; en tout cas, elle refuse le rituel d’une linéarité, d’un dévoilement progressif qu’un récit saurait mettre en ordre. En outre, comment mettre en récit ce qui n’est plus un roman national de la vie en France, mais des instantanés, des glissements ou des micro-récits, sans chute évidente, et sans morale ? La subtilité de Depardon est de ne pas avoir voulu inventer des cases à ce qui ne saurait être rangé. Il part alors d’une intuition musicale : le début du film consiste alors en l’exposition d’un refrain qui permet de rythmer le voyage. La fin du film serait pour sa part une forme de résolution temporaire, un parti pris d’ouverture où ce n’est plus au spectateur que le cinéaste s’adresse mais à la France toute entière, à qui il cherche à offrir un reflet.
C’est un moment étrange, totalement incongru au premier abord : le passage de la caravane. Elle nous est présentée dès la première image avec sa silhouette ressuscitée des années Soixante-Dix : elle nous invite certainement au voyage, à la nonchalance touristique. Elle impose pourtant une image de fausse bonhomie, d’une nostalgie un peu surjouée. Depardon raconte avec verve comment il a trouvé cette caravane, comment il a marchandé aussi : il ne voulait pas de camping-car haut et écrasant, d’un seigneur de la route.
La caravane est forcément une métaphore d’un documentaire à échelle humaine, qui fait de la proximité et de la ressemblance une valeur humaniste. C’est même davantage que la survivance d’un artisanat ; c’est sa recréation fantasmée à une époque où la modernité deviendrait une exigence et un credo. Depardon se place absolument à rebours de ce mouvement, même si sa caravane va sans cesse de l’avant. Son recours à la pellicule correspond aussi à la nécessité d’une couleur plus douce, d’une technique plus caressante et plus enveloppante. Il est alors facile de voir dans la caravane une boîte photographique au sens propre, un autoportrait du cinéaste en objet révolu, avec une part d’autodérision et de lucidité tendre. Pourtant, l’image est agaçante, et son retour en guise d’interlude entre plusieurs séquences de conversations filmées ne dissipe pas cet agacement. C’est que cette caravane n’est pas que celle des saltimbanques et des bédouins, auxquels s’apparente à sa façon Depardon, retrouvant un geste d’Afrique ou de modestie au cœur de son tour de France. Elle est aussi une affirmation idéologique, celle d’une rencontre volontariste au devant des Français. Le souvenir des trente Glorieuses paraît servir à apaiser cette France victime de la mondialisation, dégradée et délaissée. Le cinéaste voudrait faire de son début un art poétique – du côté de Trenet et Poulidor – qui rassemble simplicité et évidence du paysage français, mais le spectateur se retrouve face à une fétichisation politique. Nous la voyons au début, car pendant presque la totalité du film le spectateur est coincé à l’intérieur, comme dans une chambre où les paroles révèlent l’état de la France 2016. La caravane devient le lieu où le faire et le dire se rejoignent, où cohabitent le spectacle et l’écoute. Elle devient la seule utopie possible et réalisable.
C’est cela qui ne cesse d’agacer : cette fétichisation du petit et du modeste comme un antidote à la morosité et une façon de retrouver l’esprit de la France. C’est sans doute une stratégie esthétique, qui vise à rassurer les témoins, à réussir à leur faire dire le présent en les enfermant dans une machine à remonter le temps. D’ailleurs, cette stratégie est efficace, et les saynètes sont réussies, remarquablement montées, et donnent cette impression de naturel et de vérité qui étaient déjà saisissantes dans les documentaires consacrés à l’institution judiciaire. Ce ne sont pas ici des instants d’audience – pour citer le sous-titre de Dixième chambre -, plutôt des instants d’instants, parcelles de vie vécue, explosions affectives qui permettent de caractériser immédiatement un personnage, une situation. Mais le retour de la caravane est alors autre chose qu’un leitmotiv ou une transition habile ; c’est le retour de la position du cinéaste, entre une modestie exhibée et la volonté de se poser face à toutes les craintes de déclassement qui nourrissent les discours des partis politiques français.
D’ailleurs la dernière séquence, délibérément optimiste, raccorde de façon étonnante moins avec ce qu’on appelle l’actualité qu’avec les slogans et les éléments de langage qu’on peut entendre depuis le début du quinquennat Hollande. Voilà une « France de la diversité », qui pense au mariage, à l’amour et à la sensualité, qui proclame « l’énergie de la jeunesse » et la « confiance dans l’avenir » en disant Fuck au France bashing. Ce n’est plus la France qui doute, mais l’allégorie d’une France qui se réinvente et qui vit dans le présent, dans son désir. Cette dernière séquence est très appuyée, sans doute parce qu’elle affirme presque tout ce que les témoins précédents avaient mis en doute et que par ailleurs le cinéaste veut la laisser en position de majesté : elle installe la lumière des sentiments dans l’image, lorsque le spectateur n’avaient jusque-là entendu surtout que doutes et séparations, soupçons sur l’Autre et inquiétude sur la capacité à vivre ici et maintenant, rébellion des femmes et forfanterie des hommes. C’est que la fin selon Depardon n’est pas une capitulation ou un renoncement. Il doit s’agir au contraire d’une espérance dans la ville même – Villeneuve-Saint-Georges – où on a pu entendre dans le film les seules paroles racistes : il lui faut opposer à « Les Antillais, ils parlent pas, ils gueulent » un « Complète le cœur bébé ».
La fin est alors l’autre face de l’utopie selon Depardon : face à la volonté esthétique (le nomadisme, la modestie, le cadrage comme bréviaire), l’utopie amoureuse. Je ne suis pas sûr que Depardon nous fasse entendre la France de 2016 ; mais rarement un film aujourd’hui aura pu donner à percevoir toutes les inquiétudes et les déséquilibres que le nom France fait maintenant naître.