Le Café en revue Les holocaustes mangent des yeux d'enfants
Carnets

Les holocaustes mangent des yeux d’enfants

par Camille Brunel

Miss Peregrine et les enfants particuliers (Tim Burton, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Miss Peregrine et les enfants particuliers, de Tim Burton (2016) – 123′

Ouvrage fondateur de l’éthologie moderne et coup fatal porté au machinisme cartésianiste, Milieu animal et milieu humain de Jakob von Uexküll commence comme un conte burtonien. Il suffit d’imaginer le paragraphe qui suit, premier de l’avant-propos écrit à Hambourg en 1933, lu par la voix de Terrence Stamp et avec des clochettes à la Danny Elfman en fond sonore :

« Le petit livre qui suit ne prétend pas servir de guide à une nouvelle science. Il renferme plutôt ce que l’on pourrait appeler la description d’une promenade dans des mondes inconnus. Ces mondes sont non seulement inconnus, mais ils sont en outre invisibles, d’autant plus que leur existence est déniée même par nombre de zoologistes et physiologistes. Cet avis, qui paraît curieux aux yeux de tout connaisseur de ces mondes, s’explique par le fait que l’accès à ces mondes ne s’ouvre pas à chacun, que des convictions fermes sont propres à verrouiller la porte qui en forme l’entrée si solidement qu’il ne peut pénétrer aucun rayon de lumière de tout l’éclat s’étendant sur ces mondes. Celui qui ne démord pas de la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines renonce à l’espoir de jamais apercevoir leurs milieux. »

Le dernier film de Tim Burton se déroule 10 ans plus tard, en 1943, et part du même principe : plusieurs mondes coexistent, où vivent des individus aux capacités corporelles (aux organes sensoriels et aux organes actanciels, dirait Uexküll) différentes des nôtres. Comme dans les histoires de mutants habituelles, l’idée est de recréer, dans le cadre de l’espèce humaine, toute une biodiversité ; au contraire des histoires de mutants habituelles, celle-ci repose sur l’idée que ces extra-humains occupent des mondes et des temporalités parallèles aux nôtres.

Comme chez Uexküll, l’accès à ces mondes ne s’ouvre pas à chacun mais aux gens « particuliers » : ceux qui peuvent admettre la possibilité que d’autres humanités sont possibles, d’autres réalités. C’est le cas de Jakob qui, élevé par un grand-père antispéciste considéré comme un fou dans notre monde, ne s’étonne pas en découvrant l’existence d’un garçon constitué d’abeilles, d’une fillette forte comme une fourmi ou d’une femme capable de se changer en oiseau.

Il faut dire que la chambre de Jakob est couverte d’images d’animaux, en particuliers de lamantins : la symbolique de ces paisibles mammifères marins chez Tim Burton reste certes à éclaircir, mais cela a sans doute quelque chose à voir avec le fait qu’on les a longtemps pris pour des humains des mers – déjà une sorte d’humanité parallèle.

« Il n’y a plus rien à explorer », assène le père de Jakob, ornithologue déchu, et le film de raconter comment Jakob découvre qu’il existe encore autant de mondes parallèles à explorer (les « loops« ) que d’oiseaux, que ces mondes sont peut-être ceux de la mouette du premier plan ou du crabe du second ; enfin que chacun des oiseaux rencontrés correspond à quelqu’un (l’héroïne, incarnée par Eva Green, s’appelle en effet Alma Peregrine, qu’on peut traduire grossièrement par « âme du faucon pèlerin »). La mention de New Delhi dans le premier photogramme signalait probablement l’arrivée chez Tim Burton de cette vision du monde englobant l’intégralité de l’extra-humanité.

Partant de là, quelques détails sont troublants. Oui, il y a une « scène de viande »: un repas où le gigot occupe le premier plan, où l’institutrice – moitié oiseau de proie, rappelons-le – croque dedans et bave, tandis que la cuisse de poulet démesurée dans l’assiette d’une ravissante petite fillette à anglaises l’amène à révéler son côté monstrueux : une gueule dentelée qui lui fend soudain la nuque et dévore le pilon en une furieuse mastication carnassière à l’arrière de son crâne.

Quelques minutes sur Google vous conduiront ainsi à un article de Ransom Riggs, auteur du roman adapté ici par Tim Burton, intitulé The city that goes vegetarian on Thursday et s’achevant sur ces mots : « Je ne suis absolument pas végétarien, mais quand je prends les choses rationnellement, je me dis qu’il faudrait que je le sois. » (« I’m not a vegetarian by any standard, but when I think about all this rationally, I kind of wish I were »). Ce texte date de 2009, le roman Miss Peregrine de 2011 : troublant, disions-nous.

Difficile de ne pas tiquer non plus en découvrant le pouvoir rendant Jakob « particulier » : il peut voir les holocaustes. Enfin, les « hollow-ghosts ». Mais prononcé très vite, en 1943, par un héros au prénom juif, c’est un peu la même chose. Les holocaustes, ici, sont de monstrueux géants carnivores sans yeux, uniquement pourvus d’une gueule immense et invisibles pour tout le monde, sauf le héros. Chaque jour, à l’heure du goûter, l’institutrice en tue un ; chaque soir, à l’heure du dîner, elle rembobine la journée jusqu’à la soirée de la veille afin d’éviter à un obus nazi de raser le manoir. Le parallèle est-il suffisamment clair ?

Or ici la métaphore ne fonctionne pas seulement au sein d’une évocation des massacres humains. A un moment donné, c’est un troupeau de moutons qui succombe à un holocauste. A la fin, l’un de ces derniers est abattu par un squelette animé coiffé d’une toque de chef et armé d’un couteau de boucher. Les holocaustes tirent en effet leur puissance de leur régime alimentaire : des yeux d’enfants. La bataille finale consiste donc à les rendre visible pour tout le monde aussi bien qu’à Jakob, en leur tirant dessus avec de la neige, des cotillons ou de la barbe à papa. Encore une victoire du cinéma commercial sur la mort industrielle.

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