En mai 2016, Eugenio Renzi rendait compte pour Il Manifesto de la présentation à la Quinzaine des Réalisateurs de Neruda, réalisé par Pablo Larrain et actuellement programmé au Café. Nous sommes heureux de vous proposer aujourd’hui une traduction française du texte, par Simona Crippa.
Une biographie de Pablo Neruda, poète chilien, sénateur communiste, recherché politique, ne peut que contenir trois genres, et le film qui la met en scène ne peut qu’être trois fois « po » – comme aimait le dire Godard : poétique, politique, policier. Mais ces trois dimensions vont-elles bien ensemble ? S’entre-aident-elles ou se mettent-elles des bâtons dans les roues ?
Si l’on juge d’après le dernier film de Pablo Larrain, on peut répondre : les deux à la fois. Procédons par ordre. Dans la première partie, le film met en scène le poète. Nous sommes dans les années 1950. Le Chili, secoué par une âpre lutte de classes, est en rapide voie de « fascisation ». Les organisations politiques et syndicales de gauche sont mises au ban, les militants sont arrêtés et internés dans des camps de concentration. Mais dans la splendide demeure de Neruda les lois du matérialisme historique semblent suspendues.
Tous les soirs le poète invite l’élite chilienne à son symposium, et, entre un travestissement et un chant, il fait revivre le meilleur des « années rugissantes » du cinéma américain et de la scène artistique parisienne.
Or ce Lazare aux goûts sophistiqués et cosmopolites est aussi un sénateur communiste. Sénateur d’un parti qui est encore encadré par de solides principes staliniens, impliqué dans une bataille où deux superlatifs s’affrontent : un prolétariat très pauvre et une haute bourgeoisie très féroce. Entre ces deux mondes il n’y a rien. Et il est clair que le fils d’un cheminot devenu un poète de renommée mondiale, marié à une artiste qui en a complété l’éducation en en polissant les goûts, est plus à l’aise avec la bourgeoisie qu’avec le peuple.
Mais pourquoi le poète a-t-il choisi le prolétariat ? Par quel moyen sa recherche du beau rencontre-t-elle le problème du juste ? Et surtout, comment le cinéma peut-il s’emparer de ces questions, se mettre à leur niveau et ne pas se limiter à les servir déjà « cuites » comme il arrive habituellement (surtout dans le cinéma andin) ?
Pourquoi le poète a-t-il choisi le prolétariat ? Par quel moyen sa recherche du beau rencontre-t-elle le problème du juste ?
Au lieu d’essayer de démêler la question complexe du beau et du juste, Larrain choisit d’ajouter un troisième ingrédient à son intrigue : l’enquête judiciaire, autrement dit le plaisir, la pure distraction. Il invente ainsi un personnage, un jeune inspecteur que le Président met aux trousses du poète. Ici aussi il s’agit d’être fidèle à la biographie : don Pablo outre la haute poésie et le militantisme, aimait les romans policiers. Mais il ne s’agit en l’occurrence pas seulement d’un détail biographique. Entre plaisirs et distractions, Larrain essaie d’interpréter les choix de vie du poète et de l’homme politique. Très vite on se rend compte que l’inspecteur est une sorte d’alter ego de Neruda. Lui aussi est fils de prolétaires (la mère est une prostituée). Lui aussi s’est frayé un chemin et s’est inventé un masque. Ce n’est plus un bâtard, ce n’est plus le fils de personne. Mais contrairement au poète, le policier a choisi de se ranger du côté des patrons. Neruda et son inspecteur sont en effet les deux vies différentes de la même personne. Neruda est donc moins un biopic qu’une curieuse mixture d’éléments différents, d’images frétillantes. Dans la phase finale, le film se dessaisit et arrive à épouser une forme ouvertement irrationnelle.
Qu’est-ce qui tient ensemble le tout ? Pour commencer ce n’est pas certain que le tout, c’est-à-dire le film, tienne. Neruda a le mérite de faire apparaître une question complexe où l’art est sollicité par deux fois dans son rapport avec la politique. De quelle manière la poésie peut-elle rencontrer le langage de la politique ? Et comment le cinéma peut-il mettre en scène, avec son propre langage, les deux autres ? Ce n’est pas dit que Larrain ait trouvé la bonne forme. Sans doute moins que dans ses trois précédents films : Tony Manero qui l’avait fait découvrir, toujours à la Quinzaine, il y a huit ans, suivi de Post Mortem et de No.
Neruda est moins léger que le premier. Moins grave que le second. Moins précis que le troisième. Cependant il y a une idée que le film poursuit, cherche à exprimer, trouve à certains moments et puis abandonne en cours de route : la voix du poète. C’est dans la voix du poète, qui n’est pas une voix naturelle, que les trois langages pourraient trouver une forme. La même voix qui séduit les masses, inquiète les patrons, crée son propre Autre qui fait l’enquête sur le Même. L’idée est belle. Mais à peine murmurée.
Traduit de l’italien par Simona Crippa.