Le Café en revue L’Heure exquise, le goût des archives du cœur
Carnets

L’Heure exquise, le goût des archives du cœur

par Annette Guillaumin

L’Heure exquise (René Allio, 1981).

Cet article fait partie d’un cycle

Professeur d’histoire, Annette Guillaumin fut la dernière compagne de René Allio. Elle a notamment contribué à la publication des carnets du cinéaste. Nous la remercions de nous avoir permis de reproduire ce texte, qu’elle a écrit en 2013.


Dans une lettre de 1993 envoyée à un ami, [Roland Rappaport], René Allio écrit ces mots lucides et émouvants : « … mon savoir-faire en matière de représentation de l’histoire (est) considéré comme un accomplissement, quand elle n’est qu’un moyen de maîtriser pour parvenir à ce que je considère comme mon véritable accomplissement(… ): la représentation de ceux dont je suis et dont je viens, qui n’ont pas d’histoire, ne sauraient compter dans l’histoire, représentation qui est toujours payée à sa juste valeur ; c’est à dire rien. »

De ce rien, René Allio fait tout, son œuvre, ses films et parmi eux L’Heure exquise.

L’heure exquise est son neuvième film depuis La Meule (court-métrage sorti en 1963) et son troisième réalisé dans sa ville natale, Marseille, après La vieille dame indigne en 1964  et  Retour à Marseille en 1979 (il y reviendra en 1989 avec Transit).

Les deux premiers films sont des fictions, mais, écrit René Allio, pour L’Heure exquise « c’est l’infinité des histoires vraies…. que je voulais chercher avec ce film. Et comme il s’agissait pour moi, dans ces directions, d’une première expérience, j’ai souhaité la tenter sur le matériau de ma propre histoire familiale et de l’espace marseillais dans lequel elle s’inscrit : une série décousue de scènes ou d’événements dont j’ai entendu cent fois le récit ou que j’ai vécu enfant ; une galerie de personnages vrais devenus mythiques pour moi seul ; deux quartiers marseillais, Bon secours et Saint-Gabriel, qui jouxtent celui de la Belle de Mai, dont les « traverses » et leurs sinuosités, je le sais, trament mes propres narrations…

Mais ce n’est justement pas par l’aspect documentaire ou ethnologique de ce genre d’attention que je me sens concerné. C’est plutôt par ce qu’elle nous permet de sentir, au contraire, dans la narration de chacun, un « travail du souvenir », travail où l’imaginaire du présent, avec ses scories et ses proliférations, joue un aussi grand rôle que les faits vrais du passé disparu, qui ressemble au « travail du rêve » dont nous parle l’analyste, ou mieux, au travail artistique. »

Le cœur plein de  ses émotions d’enfant, du chant de ses parents autour du piano, René Allio recompose ses souvenirs, en noue les traces au présent.

Adossé à ses première œuvres de peintre, de décorateur et de créateur de costumes, René Allio sait capter l’espace de Marseille, les lieux qu’il a aimés petit et adolescent. C’est en plasticien et peintre qu’il  cadre, intègre les taches et la lumière, les toits et les tuiles, les crépis des murs, la borne où le père astiquait ses souliers avant de descendre vers le port, où sont arrivés les aïeux, la famille maternelle provençale et la famille paternelle immigrée, venue du Piémont italien.
Avec tendresse à fleur de peau et extrême pudeur, dans une économie qui allie images et interviews d’aujourd’hui et ménage une place délicate à quelques plans fixes de photos de famille,  l’homme et l’artiste,  tout en un, raconte, de sa voix profonde et à juste distance, le « grain minuscule » des histoires familiales tissées de destins populaires et petits-bourgeois, « gens de peu » en tout cas, que toute sa vie il voulut « refigurer ».

Ces vies de bonheurs simples – rendez-vous furtifs et amoureux, repas de famille nombreuse vivant en HBM, fleurs et jardin du grand-père – sont  traversées par le labeur, les drames intimes, la tentative de suicide de l’oncle, les blessures des corps, et les tragédies guerrières de la grande Histoire.

Le cœur plein de  ses émotions d’enfant, du chant de ses parents autour du piano, de ses premiers jets picturaux sur la porte de garage du grand-père, René Allio cinéaste, père à son tour, recompose ses souvenirs, en noue les traces au présent en faisant jouer, à ses propres fils, des  personnages de  l’histoire.

Et, ce faisant,  paradoxalement, en réinventant par le sentiment, son passé, celui de sa famille et de sa ville natale, ouvre la porte à nos propres remémorations, vagabondages mémoriels et sensibles, bifurcations narratives, pour des heures exquises universelles.

Dans sa note accompagnant la sortie de L’Heure exquise, René Allio écrivait : « … si ce film devait parvenir à parler aux autres d’un espace, j’aimerais qu’à travers le mien propre ce soit le souvenir du leur qui s’éveille. Il me semblait, au moment de le mettre en route, que la part d’autobiographie n’était pas ce qui pourrait, dans le film, me couper des autres, et que faire au contraire, la part de soi, la part du moi, même s’il fallait vaincre une certaine pudeur, c’était chercher ce par quoi nous nous ressemblons le plus. »

Le pari est plus que tenu.

Tourné en 1980, en 16 mm, L’Heure exquise est produit par Laura Production et l’INA (avec la participation du Fonds de la Création audiovisuelle du Ministère de la Culture et de la Communication, du Service d’Études, de réalisation et de diffusion de documents audiovisuels du CNRS, et du Centre Méditerranéen de Création Cinématographique), son producteur délégué est Nicolas Philibert.

Le film est diffusé sur TF1 le 21 juillet 1981.

À l’image, Denis Gheerbrant et Claude Michaud, au son, Lucien Bertolina, au montage Martine Giordano.

La musique est de Georges Bœuf (du Groupe marseillais d’expérimentation musicale) et des extraits de La veuve joyeuse de Franz Léhar.

Annette Guillaumin, avril 2013