L’homme aux loups
– par Jean-Marie SamockiRester vertical (Alain Guiraudie, 2016).
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A l’occasion de la sortie de son nouveau film, Rester vertical, le Café des images consacre du 28 août au 6 septembre une rétrospective à Alain Guiraudie.
Il est très facile d’opposer Rester Vertical à L’Inconnu du Lac. Alain Guiraudie fait ici le choix d’une lumière plus terne, souvent crépusculaire mais nuageuse et voilée, qui contraste avec les trouées de soleil de L’inconnu du Lac, comme avec la densité de sa nuit. Il s’éloigne aussi d’une structure narrative solide, arcboutée sur les tensions entre le désir et la mort, souvent proche des conventions d’un récit policier. La trajectoire de Rester Vertical est sinueuse, faite d’allers et de retours, d’éloignements géographiques réguliers, qui emprunte parfois à l’autofiction et se développe selon de brusques changements de ton. Ce n’est plus le cercle de la mort et de la beauté, mais la lente dérive du cauchemar et de la légende. La dérive et la fuite étaient déjà centrales dans Le Roi de l’évasion, mais elles servaient des décalages burlesques ou comiques. Pourtant, ces différences sont bien moins essentielles que tout ce qui rassemble ses trois derniers longs-métrages et qui ne fait ressembler ce cinéaste à aucun autre d’aujourd’hui : une conscience aiguë du récit, une maîtrise de ses divagations et des fausses pistes, une fausse nonchalance dans l’exposition des faits qui conduit à une précipitation imprévisible des situations. Les fins de film sont particulièrement étranges : rien ne semble s’être résolu alors que les personnages et les situations sont bel et bien arrivés au point extrême de ce qu’ils pouvaient devenir.
rien ne semble s’être résolu alors que les personnages et les situations sont bel et bien arrivés au point extrême de ce qu’ils pouvaient devenir.
La fin de L’Inconnu du Lac est exemplaire : le jeune amant est pourchassé par son assassin, il a assisté impuissant aux meurtres de tous ceux qui auraient pu lui venir en aide ; et pourtant, Guiraudie ne termine pas sur la mort attendue du personnage principal, il ne filme pas son assassinat, il le laisse seul au milieu d’un endroit déserté, dans une semi-pénombre, appelant en vain son criminel. Le spectateur s’attend au surgissement du meurtrier, attend le sang et l’étreinte funèbre, et il n’y aura rien. Il ne s’agit pas vraiment d’une scène de suspense non plus. Le meurtrier disparaît de la séquence, il s’est dissous entre les arbres et l’eau, il ne reste qu’un cri et une solitude apeurée. Le cinéaste fait le choix d’une brutale coupe de montage plutôt que de la violence affichée d’un archétype du film de genre. Ce pourrait être une irrésolution, une hésitation à ne pas conclure et à ne pas montrer, voire une sorte de pied de nez. C’est tout le contraire : une fin implacable et fatale, éloignée de toute dérobade. Par cette fin, Guiraudie nous convainc que l’enjeu du récit, contrairement à un film hitchcockien classique, ne se situe pas dans la lutte finale ou dans la mise à mort, où l’un sera tué et l’autre aura survécu. L’Inconnu du lac n’est pas L’Inconnu du Nord-Express. L’enjeu du récit est de conduire à une séquence où le personnage principal se retrouve seul face à l’ambiguïté de son désir, démuni, dépossédé même de l’instant de sa mort. C’est un geste narratif particulièrement audacieux, puisqu’il clôt le récit sur une suspension qui n’est ni une ouverture, ni un inachèvement. Il n’y a pas de suite possible au destin du personnage, qui trouve sa conclusion sur une suspension infinie. Guiraudie raconte un lent dépouillement du monde. Les figures d‘altérité disparaissent peu à peu. L’univers est réduit à la peur et à l’imminence d‘une pulsion qui ne surgit pas tout à fait.
Rester Vertical approfondit encore cette conscience du récit et ces métamorphoses modernes du destin. A la fin de ce film, le personnage principal, dépossédé à peu près de tout ce qu’il avait eu (son enfant, sa carrière, sa femme), va dans la lande et se trouve face aux loups. Il voit d’abord un loup solitaire avant de se rendre compte qu’il s’agit d’une horde qui l’encercle. Il n’a pas tant peur que cela, et tend même la main vers la gueule du loup avant que son ami agriculteur n’intervienne pour le sauver. Nous ne les verrons pas partir. Il prend son ami par la main et lui conseille, pour ne pas engendrer la violence des loups, de ne pas montrer sa peur, de ne pas ployer et de « rester vertical ».
Guiraudie cultive l‘art de la coupe franche au milieu de la situation et achève une fois de plus un récit de destin sur une scène qui ne semble rien conclure. Le personnage principal ne revoit pas son enfant ; sa descente aux enfers reste métaphorique, et l’on ne saura rien de ce qu’il adviendra de sa carrière cinématographique. On peut même imaginer qu’il sera dévoré par les loups. Il est seul dans un no man’s land à la fois géographique et moral : il accepte d’être l’objet d’un rejet sans qu’il ait véritablement décidé quoi que ce soit. Il s’agit cependant moins d’un dépouillement que d’une décantation. Si le récit semble accélérer la chute de son personnage, les séquences se répètent et deviennent plus cruelles et plus imperturbables, faisant de la tension entre la mise à mort et la naissance à soi l’enjeu principal de chaque événement. Semblant partir d’une situation concrète (le refus du désir lors d’un moment de séduction), le scénario lui ôte peu à peu son contenu réel pour en chercher des équivalences symboliques. Ce non inaugural se métamorphose continuellement dans le film pour devenir un non au monde, tellement étrange et horrible que le spectateur ne sait plus si c’est le personnage principal qui s’oppose au monde tel qu’il est ou si c’est le monde qui exclut celui-ci de sa marche. La rencontre avec les loups devient finalement le dernier avatar de ce qu’a toujours fait le protagoniste : jouer avec le danger, ou plus précisément ne voir le désir que dans un objet qu’il a créé comme dangereux. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne peut que rencontrer le loup, et que le film ne peut se finir qu’au point de cette rencontre. L’avancée du scénario constitue la lente arrivée vers une scène symbolique qui condense toute la tension du désir et qui cherche à le représenter avant même l’éclatement de la pulsion. C’est toute l’originalité de Guiraudie dans sa représentation de la sexualité, très frontale. Il part de cette frontalité pour essayer de mettre en images quelque chose de plus fondamental, de plus effrayant aussi, qui est la peur d’un désir que la sexualité ne sait pas prendre en charge et ne peut pas domestiquer.
A la fin du Roi de l’évasion, le protagoniste masculin se retrouve dans le même lit que le policier et les cultivateurs de dourougne. Ce pourrait être un happy end qui clôt un récit de fuite par des retrouvailles utopiques où la sexualité s’épanouit à l’abri de la loi et du jugement ; mais le protagoniste ne trouve pas son désir : il y a trop d’hommes pour lui qui recherche le sentiment et la douceur du partage. Cette fin est une conclusion narrative mais ne dit pas grand-chose du désir de son personnage principal. Après Le Roi de l’évasion, Guiraudie cherche dans ses récits une clôture qui serait un point de rupture, mais se doit absolument de donner un sens à la suspension de l’action. C’est comme un trajet sur une ligne de crête perpétuelle : Guiraudie garderait la crête, et il appauvrirait sans cesse l’espace autour d’elle, de sorte qu’il ne reste qu’un montage dont la netteté possède le tranchant des scènes primitives. Le paradoxe n’est qu’apparent : l’avancée narrative est une façon de s’éloigner des circonstances réalistes pour chercher à représenter une zone du désir que seuls les cauchemars ou les récits d’angoisse peuvent mettre en fiction. C’est ce à quoi sert le loup, qui fait le lien entre les représentations fondatrices de notre inconscient (et ici, il est difficile de ne pas penser aux loups qui regardent l’homme aux loups, dans le rêve qu’a longuement analysé Freud) et les légendes séculaires littéraires ou cinématographiques, dans les westerns ou dans les contes angoissants. Le loup annonce la sauvagerie qui nous démembre, mais il figure aussi le regard médusant, la fascination pour un objet sensoriel dont la réalité nous déroute et nous défait. S’il est le terme du cauchemar, ce n’est pas pour que nous l’oubliions, mais pour que nous apprenions à vivre dans la réalité avec la gueule affamée de nos fantasmes. La sidération devant le loup est le début de notre mise à mort : c’est le pendant de la première scène, c’est surtout un butée visuelle, indépassable. C’est là tout le génie de Guiraudie : transformer un évitement en duel, faire de la suspension d’une séquence le cœur d’un rapport au désir et non un refus de s’engager et d’inventer un destin. La fuite ne cesse de se confronter aux mêmes événements, secrets mais inlassables, pour qu’une représentation du fantasme puisse s’élever et se dégager de la réalité.
C’est là tout le génie de Guiraudie : transformer un évitement en duel, faire de la suspension le cœur d’un rapport au désir et non un refus de s’engager.
Cette fin possède pourtant une limite, contenue dans son titre. L’agriculteur conseille de « rester vertical » pour fuir la menace. Le conseil est autant éthique que sexuel, profond que malicieux. Mais que peut-il se passer lorsque la verticalité s’affaisse, qu’elle s’écroule et n’est plus possible ? A la fin d’Il était une fois dans l’Ouest, un jeune enfant doit supporter sur ses épaules son frère, pendu à un gibet. Il faut qu’il reste vertical, sinon son frère meurt et il deviendra son bourreau non consentant. C’est précisément ce qui arrive. L’agriculteur sauve le héros malheureux en le prenant par la main, pour l’éloigner du regard hypnotique des loups, mais si le héros ne peut plus rester vertical, tout est perdu. Le film se clôt aussi sur cette promesse qui ne peut pas être tenue.
Guiraudie sait filmer une dépossession de soi, et il sait nous faire réfléchir sur les rapports entre cette dépossession et le désir qu’une existence peut se donner. Il est finalement un cinéaste de l’angoisse, du délitement insidieux. Il sait inventer des figures qui basculent entre passivité et activité, malheur de la conscience et conscience de la persécution. La violence est encore intériorisée et l’effondrement psychologique appartient encore davantage au pressentiment qu’à la conscience.
Le cinéaste explore avec beaucoup de finesse les refus que le désir se donne à lui-même, mais ainsi il se condamne à ne pas explorer les tensions d’une relation avec l’autre. Celui-ci est mythifié, du côté du crime ou de la beauté, ou réifié, emprisonné par la peau, mais jamais encore une relation ne peut se nouer entre les personnages : soit elle existe avant que quelque chose ne se noue pour de bon (c’est ce que fait le gros homme à l’écart, sur la plage du Lac), soit l’enjeu est de bien dénouer (c’est ce que raconte l’escapade hétérosexuelle du Roi de l’évasion). Le cinéma de Guiraudie est déjà très impressionnant, mais encore naissant. Il est entièrement organisé sur la trajectoire d’un homme seul qui découvre au fond de lui l’attraction du dénuement ; s’ouvrir à un autre qui ne soit ni une apparence idéelle (l’assassin du Lac, le jeune homme de Vertical), ni une machine à paroles faite pour mourir (le gros homme du Lac, le vieillard de Vertical) est le défi qui l’attend certainement.