L’Odyssée de Pi : les trois épilogues
– par Camille BrunelL'Odyssée de Pi (Ang Lee, 2012).
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Cet article fait partie d’un cycle
Avatar, de James Cameron (2009) – 178′
L’Odyssée de Pi, d’Ang Lee (2012) – 125′
Noé, de Darren Aronofsky (2014) – 128′
L’Odyssée de Pi confirme la mutation, amorcée par Avatar, de l’écologisme hollywoodien en philosophie animaliste – et dont la réécriture récente du Livre de la Jungle, à la fin de laquelle Mowgli ne rejoint pas les humains et s’intègre aux animaux, est le dernier exemple. Cette mutation ne s’opère cependant que dans les dernières minutes du film d’Ang Lee. Ne pas les prendre en compte, comme on le ferait si l’on se souciait de ménager la surprise de la fin à notre lecteur, ne serait faire du film qu’une fable sur la bonté envers les animaux sauvages – rien, en somme, qu’une malheureuse affiche de la WWF n’ait pas déjà compris.
Au terme de l’odyssée du titre, l’épilogue se déroule en trois temps.
1) La barque accoste au Mexique et le tigre s’éloigne (sans dire au revoir).
2) Pi est contraint d’inventer une histoire « crédible » pour les assureurs japonais.
3) Le tigre pénètre dans la jungle.
Le premier temps, fondamental, marque celui de la découverte de l’ingratitude animale, c’est-à-dire de leur altérité – altérité qu’il ne semble pas nécessaire d’alourdir de quelque adjectif de type « insoluble », « absolue » ou « insondable », réflexe de langage impliquant étrangement que les humains entre eux sont tous à même de se comprendre, ce qui ne manque pas d’innocence. Alors qu’il eût été d’une facilité déconcertante de donner l’illusion d’un au revoir, l’image du tigre saute dans le sable, s’étire, s’en va : l’homme (le personnage, le scénariste, le réalisateur, l’animateur) se résout ainsi à un sentiment d’inachevé, qui n’est autre que la part de liberté accordée à l’animal. Le visage à moitié couvert de sable, Pi attend un adieu qui ne vient pas : « je pleurais parce que Richard Parker m’avait quitté… sans la moindre cérémonie. » (« I was weeping because Richard Parker left me… so unceremoniously. »).
La nuance est importante : le garçon ne pleure pas d’avoir perdu son compagnon de voyage, ce qui serait revenu à le traiter en humain, voire en peluche (il se doute bien que le tigre ne va pas rester avec lui et devenir son meilleur ami !), mais bien parce que le tigre est un tigre, et qu’il le découvre douloureusement, en une forme de blessure narcissique inédite au cinéma. La chose est d’autant plus étonnante qu’avant son aventure, Pi vit une histoire d’amour avec Anandi, jeune danseuse indienne. Il raconte se souvenir de toute leur dernière journée ensemble – à l’exception du moment où ils se sont dit au revoir. Dans le fond, Richard Parker se contente d’aller à l’essentiel, voilà tout, au sens fort de l’expression : il guide Pi jusqu’à ce qui le fonde, jusqu’à son essence, c’est-à-dire sa place dans la communauté des animaux, et dans l’univers.
Dans sa chambre d’hôpital, le jeune rescapé se retrouve ensuite à raconter à deux incrédules une version plus « réaliste » de son histoire, de manière à ce que la compagnie d’assurances puisse y croire. Ce récit de substitution est horrible et enchaîne les scènes de cruauté, de meurtre, de cannibalisme. « Sachant qu’il n’existe aucun moyen de prouver lequel de ces récits est vrai », demande-t-il, « lequel préférez-vous ? ». Le film propose avant tout une interprétation religieuse de l’alternative : puisqu’il n’existe aucune preuve de l’existence du divin, ni aucune preuve de son absence, autant choisir l’hypothèse qui fait surgir de l’individu ce qu’il recèle de meilleur.
Puisqu’il n’existe aucune preuve de l’existence du divin, ni aucune preuve de son absence, autant choisir l’hypothèse qui fait surgir de l’individu ce qu’il recèle de meilleur.
Cette façon de suggérer que la croyance en quelque chose de supérieur découle d’un choix (et non d’une éducation ou d’un réflexe) peut aussi s’interpréter dans le cadre d’une lecture animaliste du film. Croire au divin, qu’il soit hindou, chrétien ou musulman, c’est croire qu’il existe quelque chose qui ne peut être saisi, mais commande néanmoins aux bonnes actions des humains. Or l’intelligence animale peut être décrite en de tels termes : impossible à saisir, certes ; impossible à prouver, éventuellement – mais sans elle, l’animal n’est qu’une machine. Et s’il n’est qu’une machine, rien n’interdit de s’en servir comme d’une machine. Le fait de croire à l’intelligence animale évite d’agir cruellement envers l’ensemble de la création : autant y croire, sans forcément en attendre de preuve scientifique.
L’intelligence des animaux au cinéma dépend elle aussi d’un acte de foi : on croit aux animaux comme on croit aux dieux. Richard Parker est plusieurs fois associé à un dieu, en particulier dans la séquence où Pi s’interroge sur sa façon de voir le monde et croise Krishna au fond de son reflet : associer l’animal et le dieu, chose commune dans la religion hindoue, est également une manière d’insister sur le caractère sacré de la vie animale, idée révolutionnaire s’il en est aux yeux du public occidental (« judéo-chrétien », pourrait-on dire) pour qui seul l’humain est à l’image de Dieu, révolutionnaire puisqu’elle implique qu’on commet le même sacrilège en détruisant un animal qu’en détruisant une œuvre d’art sacré[1].
Le lien entre l’animal et le sacré est depuis 2010 à la source de nombreuses paraboles dans lesquelles la faune constitue une véritable armée contre la vanité humaine, un bras vengeur de l’inviolable : partant d’Avatar où les animaux se liguent contre les machines profanatrices, on trouve, dans la foulée de L’Odyssée de Pi, Noé, où Dieu choisit de n’épargner que les animaux, mais encore Exodus de Ridley Scott, où les sept plaies d’Egypte sont majoritairement constituées d’attaques d’animaux, ou encore White God, film hongrois au titre explicite dans lequel une meute de chiens envahit Budapest ; même Jurassic World s’inscrit dans cette mouvance puisque le patron du parc, dépassé par la révolte des animaux préhistoriques qu’il croyait contrôler, est incarné par l’acteur indien Irrfan Khan… par ailleurs narrateur et interprète de L’Odyssée de Pi.
Vient le dernier temps de l’épilogue. Les incrédules sont convaincus, l’histoire peut s’arrêter. Un dernier plan fait de nouveau intervenir le tigre. La caméra se tient à sa droite, derrière ses épaules ; elle regarde dans la même direction que lui. Apparaît alors Pi en train de sourire, donnant l’impression que le tigre est en train de se le remémorer. Comme la pensée qu’il est, le visage de Pi s’efface, laissant la place à l’océan auquel il était associé et qui, souvenir lui aussi, cède la place à la jungle réelle face à Richard Parker. En trois fondus enchaînés, Ang Lee confirme que le tigre ne s’est pas retourné, certes, mais qu’il n’en était pas moins en train de saluer, en esprit, son sauveur. Il n’avait juste pas le même cérémonial ; pas un cérémonial phatique, disons, sans recherche d’aucune prise de contact – pourtant Lee choisit de suggérer, par ces deux fondus enchaînés, que ce cérémonial a eu lieu.
Alors le tigre s’éloigne, mais la caméra ne bouge pas ; et nous quittons son point de vue, plantés sur le sable. Nous le regardons partir, disparaître au fond des arbres. Un travelling compensé conclut le film : travelling arrière, zoom avant. La jungle paraît se refermer sur elle-même, plus mystérieuse que jamais. Ce travelling compensé, c’est toute une philosophie à venir : la porte d’entrée de la nouvelle arche hollywoodienne. Travelling arrière – éloignement – zoom avant : car c’est en s’éloignant que l’on voit de plus près, que le fond se rapproche. Prendre du recul pour mieux voir : c’est laisser vivre les animaux, les laisser respirer ; peut-être même les laisser revenir, s’ils le veulent.
[1]Cette idée est reprise par Paul Watson, activiste végane et fondateur de la Sea Shepherd Society, dans son dernier essai Earthforce (Actes Sud, 2015) : « La culture anthropocentrique a appris à la plupart d’entre nous à considérer ses propres croyances comme sacrées. Ainsi, on considère comme blasphématoire de cracher sur la Pierre noire de La Mecque, de détruire le mur des Lamentations à Jérusalem, ou encore de dégrader une statue du Vatican. Si quelqu’un venait à commettre l’une de ces choses, son sort serait rapidement et violemment réglé, et une partie de la société anthropocentrique applaudirait sa punition. Pourtant, lorsque des bûcherons s’attaquent au caractère sacré de ce qu’il reste des forêts de séquoias en Californie, lorsqu’ils dégradent les cathédrales du monde naturel, les mouvements écologistes ne peuvent réagir qu’en lançant des pétitions, en écrivant des lettres ou en envoyant des signes de protestation. Si, selon nous, les forêts de séquoias sont sacrées, alors nous devons considérer leur destruction comme blasphématoire, et le cas des destructeurs doit être tout aussi rapidement et violemment réglé. »