Carnets

Nota Bene

par David Vasse

Don Giovanni (Carmelo Bene, 1970).

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu le 6 et 7 février 2016 au Café des images.

 

Un week-end de drapés colorés, de hennissements et de masses chues d’on ne sait quel oracle. Dans le cadre du festival Ecritures partagées, organisé par la Comédie de Caen et en collaboration avec le Café des images, occasion a été donnée de découvrir ou redécouvrir l’œuvre cinématographique de Carmelo Bene, avec la projection de trois de ses cinq longs métrages, Notre-Dame des Turcs (1968), Capricci (1969) et Don Giovanni (1970), ses trois premiers. Courte mais dense, régulière (cinq films en cinq ans, de 1968 à 1973) mais diffractée, cette œuvre est indissociable de l’époque qui l’a vue surgir. Epoque-charnière de crises et de cris, de révoltes et de courts circuits, où le langage (du cinéma, de la communication, de la politique) subissait les assauts théoriques les plus fous, où, comme l’écrivait Roland Barthes en 1968, « pour rendre à l’écriture son avenir, la naissance du lecteur [devait] se payer de la mort de l’auteur ».

Vie et mort, début et fin, création et destruction, liberté et aliénation, c’était le moment de faire table rase à l’ombre du néant. Evidemment, Carmelo Bene est contemporain de cette hystérie historique, sauf que chez lui l’offense faite à son temps ne passe jamais par une défense de l’art considéré comme un absolu salvateur. La négativité dont il affectait la plupart des productions artistiques, la détestation de tout dont il faisait à la fois principe et concept, cet appel éperdu de la perte, sont autant d’attributs internes au traitement de son propre abîme.

Comment revenir à Bene ? Comment surtout en     revenir ?

Comment revenir à Bene ? Comment surtout en revenir ? Par quels détours éviter de s’infliger la peine de nouveaux commentaires sur des films dont lui-même, qui tenait la communication pour la plus grande des corruptions, prétendait qu’il ne servait à rien de chercher à les expliquer ? Comment s’épargner l’impasse d’une pensée coincée dans un magma de significations si proliférant que celles-ci finissent par s’annuler dans leur fuite ? Témoigner d’un retour des films, plus qu’un retour aux films. Décider de le faire sans forcément évaluer le bien qu’il y aurait à en constituer un truchement pour aujourd’hui. En faire ce qu’on veut en vérité, en maintenant l’idée qu’en son temps déjà le cinéma de Bene baignait dans une parfaite contingence. « On peut se décider à boire ou renoncer à boire : je prends mon verre, je le porte à mes lèvres, je peux boire ou ne pas boire, la distance entre le verre sur la table et mes lèvres reste la même » disait-il à Noël Simsolo dans l’entretien aux Cahiers du cinéma, n°213, de juin 1969. Entre les années 1970 et aujourd’hui, nul besoin de rapprocher la table, seul compte le goût des films portés à nos lèvres. L’avis viendra après déglutition. Rance ou racé, à chacun le verdict du palais.

Parlons de bouffe justement, l’endroit où Bene rejoint quelques-uns des grands observateurs critiques de 1968. La bouffe comme ce qui enclenche et sature la machine à organes. Un rituel bouffon et catastrophique, une jouissance tératologique aux confins de l’écœurement. C’est sur un banquet jonché de victuailles que s’ouvre Don Giovanni, où Bene et son chien se disputent un énorme os de mouton (on pense à ce moment-là à la première partie d’Histoire de ma mort d’Albert Serra, possible héritier de Bene dans cette façon de retourner le mythe sur son versant le plus trivial et le plus joyeusement décadent). Capricci met également à table trois vieillards dont l’eau à la bouche ne coule plus que le long de leur décrépitude. Et dans Notre-Dame des Turcs Carmelo Bene offre une séquence dantesque de préparation de repas dans une cuisine entre un moine et son fils. Moment d’exténuation de la mécanique du pi(t)re où nourriture rime simultanément avec ordures, où la répétition presque orgiaque des gestes élémentaires confine à l’inanité implosive. Dans le double rôle, Bene se dépense jusqu’à s’abolir dans l’objet de la dépense, pousse à un point-limite le grotesque d’une vaste circulation des fluides alimentaires et organiques. Dans cette extase d’un existentialisme hérité du néoréalisme italien, Bene excède le comportement de l’homme réduit à ses viscères du côté de la joie du garnement qui s’amuse de son propre engloutissement.

Reviennent alors en mémoire deux films sortis la même année, Dillinger est mort de Marco Ferreri et Saute ma ville de Chantal Akerman, deux opérations de saccage domestique, méthodique chez l’Italien, endiablé chez la Belge, deux théâtres culinaires où l’acte se dissocie de toute volonté, entrainé uniquement par l’euphorie de son insignifiance. La cuisine, décidément, apparait à cette époque comme l’espace privilégié d’un adieu à l’opulence matérielle au profit de la sensation terminale (sensation = sans action, pour reprendre l’idée de Jean-Paul Manganaro, l’ami et traducteur de Carmelo Bene).

« Le poids, c’est organiser sa propre dimension », entend-on dans Notre-Dame des Turcs. Manière d’insinuer qu’en ce monde les « dispositions d’oiseau » dont parlait Antonin Artaud ne sont perceptibles que dans le compromis avec ces satanées attractions terrestres. Frappent dans ces trois films la pression du pondéral, l’invention d’une gravité sans quoi rien ne tient. Abondent ces corps qu’on porte, qu’on traine, qu’on arrache au sol vil des encombrants. Ces valises et ces malles dont le contenu importe moins que l’accablement qu’elles figurent. Pauvres affaires dedans, reliques inutiles moins lourdes que la difficulté à s’en débarrasser. Il y a là comme la condition du fardeau autant que celle du gag à répétition, presque d’un film à l’autre.

En réalité, le corps est bien l’invariant démantibulé au milieu d’un espace-temps sans cesse décomposé et recomposé, en « variation continue », comme l’a analysé Deleuze. Le corps oui mais à l’état de décharge nerveuse, assimilé à ses plaies, affaibli puis régénéré. Bandé, ensanglanté, écrasé, percuté, sous perfusion, le corps n’est que douleur vivifiante, matière à encaisser les outrages de la métamorphose. Artaud de nouveau dans L’Ombilic des Limbes : « J’ai le culte non pas du moi mais de la chair, dans le sens sensible du mot chair. Toutes les choses ne me touchent qu’en tant qu’elles affectent ma chair, qu’elles coïncident avec elle, et à ce point même où elles l’ébranlent, pas au-delà. »

Le corps de Bene, partout et nulle part, hurle à chaque plan l’urgence de se déprendre de lui, de somatiser l’angoisse de se confondre avec l’identification de son enveloppe. Toute l’énergie déployée se devine alors sous deux angles complémentaires : celui d’une lutte acharnée contre la fixation d’une image de soi comme objet et celui de la performance actoriale par quoi Bene, au risque de l’informe, se voue à l’exacerbation de ses propres évocations. Lui qui se définissait comme « la masse de ses atomes », il faut le voir travailler à la démultiplication de ses puissances à proportion de ce qui l’entrave, redoubler d’effort à mesure qu’on l’empêche. Il y a dans chaque film quelque chose comme un document sur l’acteur à l’épreuve de son dépassement. Jamais en pause, toujours au turbin. Au point qu’il n’est pas interdit de prendre sa mort à la fin de Notre-Dame des Turcs comme le comble de l’épuisement après une telle débauche de gestes et de convulsions.

On parle souvent de destruction délibérée à propos de Carmelo Bene. Détruire pour éviter de se complaire dans l’acquis reproductible. Irrécupérable, c’est ce que demeure son corpus de films. Toutefois, il faut veiller à ne pas ramener cette visée à un absolutisme dandy et révolutionnaire. Crachant sur l’art et ses représentations, Bene n’a que faire de l’idée même de révolution qu’il jugeait ringarde et convenue. Son obsession de la destruction se situe ailleurs, du côté de la dépossession. Rien ne lui fait plus horreur que la nomination d’une existence à faire valoir pour elle-même, rien de pire que d’être une seule chose, une et indivisible. Le narcissisme dont on l’a sottement accusé n’est autre que le motif majeur d’une désintégration du moi en une multitude de facettes moléculaires, évaporées dans le chaos du monde et de l’histoire.

Ne rien posséder et surtout pas soi-même. Et surtout pas comprendre, car comprendre c’est déjà vouloir posséder. A la fin des années 1960, en pleine société de consommation, cette prophétie jouissait d’un certain impact. Chez Bene, cela passe avant tout par un excès de dissociation et de dichotomie. « C’est moi », a-t-il juste le temps de prononcer au début de Notre-Dame des Turcs, juste après le prologue sous verre dépoli. Ensuite, c’est la déflagration. Bene tombe du balcon, se tire dessus, se dédouble dans un folklore de série B. C’est moi ou c’était moi. C’est moi dans la dissémination de sa négation. En faisant cela, Bene torpille la notion même d’auteur, le principe d’autorité si défendu ailleurs. C’est par là qu’il faut sans doute prendre la mesure de son goût pour la ventriloquie, cette séparation de la voix et du corps que prolonge le travail de postsynchronisation effectué sur tous ses films.`

Ne rien posséder et surtout pas soi-même. Et surtout pas comprendre, car comprendre c’est déjà vouloir posséder.

De même qu’il faut y déceler une expérimentation sémiologique bien de son temps, dans la droite lignée de Saussure pour qui le discours n’était pas assignable à celui qui le tient. Sitôt proférée, la parole papillonne dans d’autres esprits, la pensée s’aventure vers d’autres subtiles issues. Nous ne sommes pas possesseurs de ce que nous croyons posséder. Alors gaspillons, jetons nos biens par la fenêtre, servons-nous dans les textes et les mythes pour n’en extraire qu’une substance elle aussi promise à toutes les combustions. Il en ressortira une beauté irisée de l’abandon, un éclat de ruine.

Certes, être spectateur d’un film de Bene n’est pas gagné. Ebloui, circonspect ou navré, on ne peut se prémunir d’aucune certitude. Normal en un sens lorsque tout concourt à rendre l’image nocive, cette chose trompeuse à laquelle il faut essayer d’échapper. C’est là que le cinéma de Carmelo Bene est particulièrement éprouvant. Débridé, baroque, en perpétuel déséquilibre, il semble gorgé d’images qui, à force d’effusion, induisent leur proscription. Aux innombrables actes qui tournoient de séquence en séquence et de film en film, celui de regarder est le plus brûlant, le plus toxique. Dans Capricci, le vieil Arden ne veut pas voir le tableau du Christ que le peintre Clarke a, comme tous les autres, empoisonné. Le général mexicain est, lui, saisi de spasmes tragi-comiques à force de contempler l’insoutenable – trop de sang, trop de sexe, trop d’émotions esthétiques. Dans Don Giovanni, la mère force sa petite fille à regarder en direction du scélérat. Le miroir, à la fin, se brise de trop de reflets insatiables. A chaque fois, c’est l’œil qui conduit aux gouffres de la disparition, c’est l’aberration du voir qui oblige à une résistance tout aussi illusoire.

Empruntant dans une scène de Capricci la théorie de Barthes sur la « cuisine ornementale », cette « belle cuisine pour la vue », Bene suggère que la vérité, si tant est qu’elle existe, n’est jamais accessible car trop recouverte d’images, de représentations et de symboles, bref tout ce qui fige en un glacis mortel. L’ouverture du film ne montre pas autre chose. Devant une reproduction peinte de l’emblème communiste, le peintre et le poète se livrent à un furieux corps à corps, armés d’une faucille et d’un marteau, substituant au figuré sans âme le propre d’une lutte sans merci. Déchirée sous les coups, l’image peinte ne pèse pas bien lourd face aux contorsions dédiées à la stridence de l’instant. Pour Bene, il faut lutter contre ce qui se voit, revendiquer « l’urgence de percevoir une cécité des images. » Reprise, répétée, différée, c’est ainsi que l’image vaincra son objectivation pour devenir enfin une impropriété délirante et sauvage.

Les films de Carmelo Bene ne commencent ni ne se terminent. Ils tombent et se relèvent sans cesse au beau milieu d’un temps qui n’est déjà plus là. Qu’avons-nous vu ? Question comme un abus de langage, réponse comme une sortie de mirage.

A suivre.

Notre-Dame des Turcs (Carmelo Bene, ).

Notre-Dame des Turcs (Carmelo Bene, 196!).