Qui fait le monstre fait l’humain
– par Camille BrunelQuelques minutes après minuit (J.A. Bayona, 2017).
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Quelques minutes après minuit, de J.A. Bayona (2017) – 108′
Si les psychiatres comme Boris Cyrulnik ou Claude Béata peuvent se montrer favorables à une approche antispéciste de l’animal, il n’en va pas vraiment de même pour les psychologues et les psychanalystes. Les premiers, poussés par les découvertes scientifiques, reconnaissent aux animaux une théorie de l’esprit – la capacité à envisager l’intériorité d’autrui – et la possibilité de souffrir de troubles mentaux (lire Le Risque d’Aimer, sur la possibilité d’une psychiatrie vétérinaire). Les seconds, en revanche, ont été formés pour étudier l’inconscient et ses manifestations : plus ou moins volontairement, ils abordent ainsi les animaux sous l’angle de l’incomplétude. Aux animaux manquerait en effet ce qui est censé conférer à l’humain l’exceptionnelle complexité que des milliers d’universités, d’ouvrages et de divans s’évertuent à examiner.
Comment leur en vouloir ? Il a fallu des siècles à l’humain pour découvrir son propre inconscient ; on peut imaginer sans trop se tromper qu’il lui faudra encore quelque temps pour admettre que ce qui fait rêver le chat est ce qui fait rêver le bébé ; quant aux IRM sous-marins qui nous permettront de scanner l’activité cérébrale des cachalots endormis, ils sont encore plus hypothétiques aujourd’hui que les stations sur Mars.
Les « mentaphobes » – ceux qui nient l’intelligence animale, selon la définition élaborée par David Chauvet dans Contre la mentaphobie – ont donc encore de longues années devant eux pour continuer d’affirmer que ce qui se passe dans la tête d’un cétacé ne peut qu’être absolument différent de ce qui se passe dans celle d’un humain, et de mettre cette différence officielle au service du spécisme.
Quelques minutes après minuit est l’histoire d’une psychanalyse : un enfant d’une dizaine d’années voit sa mère mourir du cancer ; en proie à une légitime peur panique de l’abandon, il se renferme sur lui-même, et une vie de sociopathe dépressif le guetterait si un arbre doué de parole n’apparaissait pour lui servir de psy. Le film se structure ainsi autour des apparitions de ce dernier, programmées très tôt comme les multiples séances d’une psychothérapie à venir (« je vais te raconter trois histoires, puis tu vas m’en raconter une, et cette histoire sera ta vérité »). Bref, Quelques minutes après minuit n’est pas un film de psychiatre mais bien un film de psychologue, et les animaux en sont spectaculairement absents : pas l’ombre d’un oiseau dans les branchages du géant.
Lorsque l’imaginaire se concentre sur l’humain et ce qu’il imagine à partir du réel, les animaux ne sont plus que la transition coupée au montage.
On peut s’en étonner. J.A. Bayona, le réalisateur, a été choisi pour porter à l’écran la suite de Jurassic World, prévue pour 2018, c’est-à-dire pour prendre la suite d’une saga ayant changé les monstres en animaux (Jurassic Park annonçait en 1993 les thèses sur la proximité des lézards terribles et des oiseaux), puis les animaux en individus (dans Jurassic World, sorti en 2015, ces nouveaux oiseaux avaient des prénoms, reconnaissaient les visages, communiquaient…). Qu’attendre de cette suite réalisée par l’auteur d’un film dont les bêtes cèdent entièrement la place à une seule extra-humanité – l’arbre géant – n’ayant rien d’animal, renvoyant même à la monstruosité dans le titre original (« A monster calls ») ?
Max et les Maximonstres, de Spike Jonze, fonctionnait de la même manière : un enfant névrosé s’imaginait des compagnons-psy pour surmonter ses troubles, et ces compagnons, parce qu’imaginaires, n’étaient pas des animaux mais des humanoïdes vaguement reliés aux animaux sauvages (titre original: Where the wild things are). Lorsque l’imaginaire se concentre sur l’humain et ce qu’il imagine à partir du réel, les animaux ne sont plus que la transition coupée au montage, et le résultat s’avère singulièrement anthropocentré. Ce qu’on peut appeler un film de psy.
Chez Bayona, on trouve bien les dessins de la mère, finalement découverts par le fils : comme sa propre mère à elle, celle-ci aimait les oiseaux (et l’on comprend comment ces oiseaux sont ceux qui faisaient défaut au monstre). La mère dessine cependant d’autres animaux – cachalot, araignée géante, gorille noir : rien que des animaux changés par le cinéma en catastrophes naturelles ou en titans.
Connor, le jeune garçon, regarde en effet King Kong avec sa mère au début du film. Il s’agit évidemment de la version de 1933, quand les animaux n’étaient qu’autant de monstres sans conscience ou d’humains déguisés, et non de celle de 2006, où Peter Jackson emplissait le gorille de pulsions, de souvenirs, jamais complètement lisibles ni incompréhensibles non plus – aussi minutieusement animalisé du point de vue de son aspect, que de sa psychologie.