Le Café en revue Raoul Ruiz en trois films
Critique

Raoul Ruiz en trois films

par Jean-Marie Samocki

Ce jour-là (Raoul Ruiz, 2002).

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Cet article fait partie d’un cycle

L’IMEC consacre le 4 mai l’un de ses « Grands soirs » au cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz. Le Café des images vous propose pour l’occasion de rencontrer l’actrice Édith Scob (Les Yeux sans visage, Holy Motors, L’Heure d’été…) autour de la projection de Ce Jour-là, ainsi que de deux courts-métrages, Querelle de jardins, et Colloque de chiens. Édith Scob a travaillé à de nombreuses reprises avec Raoul Ruiz, notamment pour Le Temps retrouvé (1998), Comédie de l’innocence (2000), Les Âmes fortes (2000).

Une discussion avec Édith Scob fera suite à la projection.


Plus qu’aucune autre, l’œuvre de Raoul Ruiz est difficile à saisir. Sa caractéristique immédiate est de se diffracter, de se ramifier de sorte qu’il est difficile d’y porter un regard définitif, tant ses films sont difficiles à voir et ne se mettent pas forcément facilement en relation. Ruiz pratique l’art de la variation et du contre-pied avec un goût immodéré du système, sachant alterner le format très long et le format très court, l’ambition romanesque et la sécheresse expérimentale. Ses fictions déjouent aussi les structures de distribution et d’exploitation auxquelles le spectateur de salle de cinéma est habitué. Il a connu une période de forte visibilité dans les années 90 et au début des années 2000 notamment grâce à Paulo Branco qui a replacé ses films dans un système classique avec un budget plus conséquent. Il s’appuie alors sur un scénario plutôt linéaire, empruntant souvent à des conventions de genre (mélodrame, burlesque, policier, fantastique), et sa fantaisie artiste arrive à susciter la présence récurrente de stars françaises (Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Michel Piccoli, Laetitia Casta).

Ruiz pratique l’art de la variation et du contre-pied avec un goût immodéré du système, sachant alterner l’ambition romanesque et la sécheresse expérimentale.

Il ne s’agit cependant que d’un pan de son œuvre, peut-être plus constant et plus facile à identifier, et qui ne saurait la résumer. Cette série de longs-métrages (de Généalogies d’un crime aux Mystères de Lisbonne) n’est pas forcément plus importante que les multiples essais courts qu’il a filmés et qui n’ont pas tous connu une distribution en salles. Son talent ne se réduit pas à la construction de récits-gigognes centrés autour de formes de la perversité. Cette période le confronte surtout à l’incarnation par l’acteur, à l’émotion et à la question des modalités de jeu : son talent propre est d’associer une réflexion particulièrement aigüe et exigeante sur ce qu’est une fiction cinématographique à des formes étranges, qui souvent se développent par la mise en abyme et la mise à nu de sa propre structure et qui très régulièrement n’ont pas besoin de l’acteur pour se développer.

Les trois films que proposent l’IMEC et le Café des Images permettent de découvrir l’humour, l’étrangeté et la sûreté théorique d’un cinéaste absolument original et d’apprécier son travail entre la recherche d’une structure et la déroute constante du spectateur. Contrairement à ce que la différence de formats pourrait augurer, il n’y en a pas un moins intéressant ou plus mineur que les autres. Chaque film, pour Ruiz, est une pièce d’un puzzle dont la forme et le dessin sont toujours en mouvement. Les trois films forment néanmoins un portrait original, et partiel, de Ruiz, de l’invention formaliste stricte à l’humour noir déstabilisant. Commençons par Querelle de jardins pour suivre comment Ruiz s’approprie peu à peu, au sein d’une réflexion fascinée par l’abstraction, la question de l’incarnation et du sentiment.

Querelle de jardins (Raoul Ruiz, ).

Querelle de jardins (Raoul Ruiz, 1982).

Querelle de jardins (1982).

Le court-métrage est fondé sur une opposition entre deux conceptions du jardin  : d’une part, le jardin à la française tel qu’on le voit au château de Versailles, structuré par les notions d’ordre et de symétrie, où tous les chemins convergent vers le palais du Roi  ; de l’autre, le jardin à l’anglaise, fait de zones d’ombre, où l’on peut se cacher de tout regard et où chaque parcelle est filmée comme une crypte ou un tombeau. Versailles est le lieu où chacun retrouve son voisin  ; le jardin à l’anglaise est l’espace rêvé pour se perdre et tutoyer la mort. Le cinéaste se plaît à étendre cette opposition systématique à tous les aspects de la forme : le chant joyeux français s’oppose au recueillement ou à l’introspection du lied ; les plans de foule de touristes ne peuvent se confondre avec les feuillages ombragés ; à Versailles, Ruiz exalte la profondeur de champ et dans le jardin à l’anglaise, il l’entrave. Cela ne pourrait être que facétieux et finalement anecdotique. Mais Querelle de jardins illustre la capacité étonnante qu’a Ruiz de transformer tout projet en déclaration théorique ou formaliste. Il n’y a pas de personnage au sens classique du terme ; le récit est supporté par une voix off dont la fonction est de mettre à distance des péripéties volontiers absurdes, en tout cas déjà distanciées ; l’ensemble tient par la juxtaposition de deux mondes formels cohérents, exclusifs, que le montage raccorde systématiquement pourtant, soutenu par la narration qui se développe avec allégresse et ironie au gré des «  par hasard  » et des «  entre-temps  ». Est-ce dire que Ruiz privilégie forcément un de ces deux mondes, l’un étant un idéal, l’autre son double honni et repoussant  ? Justement pas. Si l’on reconnaît l’univers classique de la maîtrise et l’univers romantique du tourment intérieur, le but du jeu n’est pas d’établir une hiérarchie mais d’inventer une forme où les deux pourraient coexister. Le film, dès lors, n’est pas romantique, ni satirique, et ne saurait non plus être la parodie de ces deux tonalités. L’horizon n’est absolument pas l’établissement du sens ou d’une compréhension ou encore d’une révélation. Ruiz n’invente pas un symbole ou une symbolisation, et ne recherche jamais la clarté d’une morale.  Le court-métrage est un laboratoire de l’ouvert et de l’obscur, où il pourrait par le montage raccorder deux espaces qui se transformeraient alternativement en champ panoptique et en caverne secrète. Il élabore une structure miniature, pleine et autarcique, où il met en pratique un principe théorique de fiction.

Colloque de chiens (1977).

Dialogue de jardins et Colloque de chiens ont un élément majeur en commun  : l’existence d’une voix off volontairement affectée qui retrace l’histoire rocambolesque de quelques personnages. Dans Dialogue de jardins, la voix était extrêmement théâtrale, outrancièrement affectée, pour briser l’identification directe des paysages et appuyer un humour que le montage rendait parfois trop implicite. Ici, la voix est froide, distante, relatant sans émotion apparente le destin mélodramatique d’un trio maudit. Elle fait entièrement partie d’un code narratif, entre le roman-photo et le fait divers sordide. Il ne s’agit pas d’une absence de style, bien au contraire. C’est un style très concerté fondé sur l’empilement des péripéties et l’accélération des conséquences dramatiques. Ruiz se coule dans l’écriture de la presse à sensations pour raconter la chute tragique de ses personnages : la référence est le magazine Détective, avec ses meurtres atroces. Le but est d’empêcher toute émotion. L’enjeu n’est pas l’implication du spectateur dans ce qui lui est montré, mais son exclusion absolue, sa sortie hors du processus de fiction. C’est en cela que le film est très théorique.

Ruiz, peu à peu, construit une matrice mélodramatique, qui vient des romans-feuilletons du Dix-Neuvième siècle et rencontre les soaps des années 1970, qui se ré-engendre elle-même de façon autonome, comme si elle n’avait plus d’auteur, ni de référence dans le monde réel. Une fois qu’il élabore plusieurs séquences (l’abandon, la vengeance, le désir, la tromperie, la répudiation, le crime, le départ), celles-ci se mettent à se reproduire par boucles ou par cycles sans qu’il puisse y avoir un terme, ni d’obstacles à la prolifération de l’intrigue. On peut devenir transsexuel, racoler et se racheter, tuer et désirer aussi facilement que possible, car la mécanique du stéréotype ignore censure et impossibilité. Autant que la parole est factice, mécanique, ivre du programme qu’elle débite (déchéance, rêves, sexe), la construction de l’image révèle sa fabrication à chaque instant, toujours rivée à un modèle de roman-photo et à des lieux communs visuels. Elle aussi est possédée par le régime de la répétition (des cadres, des espaces, des raccords) et exhibe facilement ses mensonges et ses ruses. L’exemple le plus simple est donné par la scène du crime  : alors que la voix off précise que le criminel utilise une bouteille de vin, l’image place un couteau. Pourtant, au sein de ce programme marqué par la boucle infinie des situations mélodramatiques et la distanciation comme seul rapport du regard à l’image, trois détails deviennent saillants, et permettent au film de dépasser son statut d’illustration théorique.

On peut devenir transsexuel, racoler et se racheter, tuer et désirer aussi facilement que possible, car la mécanique du stéréotype ignore censure et impossibilité.

Le premier détail concerne la façon de découper le cadavre et de le démembrer. La raison donnée est d’empêcher qu’on le retrouve et qu’on le reconstitue, mais c’est évidemment l’inverse qui se produit. L’horreur est hors-champ, mais l’essentiel n’est pas l’horreur mais ce geste de cacher et de disperser, qu’on retrouve comme un prétexte politique dans Le corps dispersé et le monde à l’envers (1975). Cacher et reconstituer  : c’est un geste de fiction, ici embryonnaire, mais qui constitue une matrice fréquente chez Ruiz. Le second détail concerne la même séquence  : les policiers se rendent compte que les membres retrouvés forment un cercle dont le lieu du crime est le centre.

On retrouve l’idée chère à Ruiz du film comme sanctuaire et de la fiction comme rassemblement de lambeaux  : le récit des membres dispersés d’Osiris en est une figure récurrente, qu’on peut lire par exemple dans le dernier chapitre de sa Poétique du cinéma 2. La figure géométrique s’inscrit dans l’espace de la ville et délivre un secret honteux  : on retrouve le cœur de l’un des films les plus célèbres de Ruiz, L’Hypothèse du tableau volé, qui se fonde sur l’idée que des rimes secrètes existent dans une série de tableaux et qu’il faut les reconstituer avec des figurants pour approfondir l’énigme que le visible recèle. L’opposition entre chair et géométrie, immobilité et vie y est poussée avec plus de force que dans Colloque de chiens, mais dans les deux cas, le souci de distanciation correspond à l’établissement de plusieurs régimes d’ordre  : ordre de la fiction (la structure), ordre du code (le tressage des stéréotypes qui empêche tout chaos), ordre du monde (avec le cadavre découpé comme figure ultime).

Enfin, le dernier détail concerne la situation initiale qui déclenche le jeu avec les codes  : on apprend à un enfant que sa mère n’est pas sa mère. Le récit de Colloque de chiens tend à résorber la question de l’identité, à l’effacer pour n’en faire qu’un épisode banal  ; mais cette situation est développée jusqu’au bout dans Comédie de l’innocence et représente le point de butée des Mystères de Lisbonne. La théorie de la fiction selon Ruiz a besoin du secret, de la combinaison et de l’infini ; mais elle nécessité aussi une interrogation sur les structures de l’identité, ou plus exactement sur les déchirures que la notion d’identité ne protège pas.

Colloque de chiens

Colloque de chiens (Raoul Ruiz, 1977).

Ce jour-là (2003).

Derrière des apparences de fantaisie surréaliste teintée d’absurde et d’humour noir, le film abrite une séquence et quelques plans étonnants  : Emil Pointpoirot (interprété par Bernard Giraudeau), avec l’aide de Livia (Elsa Zylberstein), a rassemblé les cadavres qui ont parsemé le manoir. Certains sont morts naturellement, d’autres ont été victimes de sa folie meurtrière. Le spectateur, ne ressent pourtant pas de compassion pour eux, qui sont tous des salauds à des degrés divers – la Suisse ici est un réservoir satirique qui évoque certains films de Claude Chabrol.

Ruiz ne filme pas Emil et Livia en train de rechercher les morts mais, vers la fin du film, pour le dîner familial, il nous montre tous les cadavres attablés, pendant que les deux personnages principaux se partagent un rosbif. Le plan est saisissant  : on a l’impression d’être subitement dans Massacre à la tronçonneuse ou dans des giallos de Mario Bava. L’horizon fantastique n’est pas étonnant, puisque Ruiz s’oppose à toute inspiration naturaliste. Il n’y a pas de modèle dans le réel, il n’y a que des structures à perfectionner, démultiplier, déployer ou réinventer. La présence d’Edith Scob est un souvenir des Yeux sans visage de Franju, tout autant qu’un hommage à son jeu inquiétant, très subtil, où la moindre inflexion de la voix donne aux dialogues un arrière-plan fictionnel riche, créant immédiatement de l’angoisse ou au contraire suspendant toute émotion. La force de ce festin des morts ne vient pas pourtant de cette intrusion d’un genre dans un autre. Il forme une figure parfaite où tous les personnages prennent sens dans la création d’un ordre parfait et réalisé : non pas l’ordre des vivants, fait de rapacité et de complot, mais l’ordre des morts qui gémissent et hurlent. Les visages paraissent plus aigus et les corps deviennent ceux de pantins qu’on a désarticulés. Tout l’enjeu du film est de sortir d’un espace satirique pour arriver à créer des personnages de cinéma qui ne doivent rien à la psychologie et qui n’existent que par des oppositions de chair, de texture, de regard.

Dans ces quelques plans, Ruiz ressaisit tout ce qui est dispersé ou mis à distance dans Ce jour-là : dans le même espace filmique, il passe du visage des deux amoureux aux éructations ricanantes et horribles des morts pour terminer son plan, comme dans un mouvement de balancier, sur Emil et Livia. Au sein de la même durée, l’arrière-plan et le premier plan échangent leurs valeurs à deux reprises, mais le visage blême de Livia est toujours situé en contiguïté avec celui des morts. C’est certainement encore le principe de démembrement et de rassemblement que nous avons déjà évoqué. Mais c’est aussi l’expression cinématographie d’une philosophie du décentrement. Qu’est-ce qui est l’essentiel  ? L’angélisme étrange et irraisonné d’Emil et de Livia ou la corruption du pouvoir et de la possession, dont la famille de banquiers suisses est la métaphore ? La blancheur du visage d’Elsa Zylberstein est-elle une page blanche qui permet à la fiction de se fasciner pour une forme de vide et de folie ou bien est-elle un objet, une chose périssable qui ne préserve pas de la morbidité du temps ? Les marques de distanciation sont très fréquentes : gros plans d’objets avec des visages flous ou chosifiés à l’arrière-plan, déformations visuelles, prolifération presque compulsive de gestes ou de noms. Elles n’ont pas qu’une fonction formelle, destinée à obliger le spectateur de sortir du film, à fuir toute identification. Ruiz a souvent dit que l’expérience cinématographique idéale selon lui consiste à entrer et à sortir presque immédiatement du film. Faire un film, c’est sans cesse détruire les mécanismes de la croyance et de la ressemblance. C’est ce qui se passe pendant Ce jour-là où la folie supposée des personnages oscille sans cesse entre la candeur impossible et la cruauté mécanique. La distanciation est une expérience de spectateur, mais aussi un leurre qui permet de ne pas bien voir une question essentielle qui est moins celle de la poésie et de la raison que celle de la liberté et de la création.

Faire un film, c’est sans cesse détruire les mécanismes de la croyance et de la ressemblance.

Le film apporte un éclairage métaphysique étrange à cette question. Souvent dans les dialogues, le nom de Dieu revient  : «  C’est Dieu qui décide  », «  Dieu peut pas vouloir ça.  », «  C’est pas moi, c’est Dieu.  », «  Je voulais bien car Dieu c’est Dieu.  », «  Dieu veut que tu partes  », etc. Il y a une forme d’humour à appeler Dieu pour sauver les personnages de leur irresponsabilité. Il n’y a en revanche pas de mysticisme, ni de recherche de sacré dans la démarche de Ruiz ici. Dieu a un rôle éminent en tant que fait de structure et garantie de fiction. Ce jour-là est le conflit meurtrier entre les enfants innocents (Emil et Livia) et les parents prédateurs. Leur relation est établie par le crime et les mouvements de spoliation. Dieu est ce qui permet aux enfants de renverser la relation et de passer de la périphérie de la fiction à son centre. C’est une forme absente qui justifie le retrait des figures de la loi et du respect (les policiers qui ont eu des «  ordres  » pour «  ne rien faire  », «  agir dans l’ombre  » et qui, de fait, seront à la marge des événements) et autorise les enfants fous de tuer ceux qui veulent les tuer. C’est parce que Livia fait de son évanescence la marque de l’existence d’un centre invisible qu’elle peut se retrouver seule et finalement accomplie à la fin du film. Ruiz a nommé «  Œil de Dieu  » «  l’incomplétude cérémonielle  », c’est-à-dire une théorie du manque. C’est aussi, certainement, ce cercle parfait où cohabitent les vivants qui mangent et les morts qui hurlent : un cercle vicieux et cannibale, au-delà de la morale, où ceux qui peuvent éprouvent leur liberté.

Ce jour-là.

Ce jour-là.