Le Café en revue Regagner La Maison dans l’ombre
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Regagner La Maison dans l’ombre

par David Vasse

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu le 6 mars 2016 au Café des images.

Pour le deuxième rendez-vous du cycle L’acteur, regard-caméra autour de Maud Wyler, nous avons pu voir ou revoir La Maison dans l’ombre de Nicholas Ray (On Dangerous Ground – 1951). Grâce soit rendue à Léa Seydoux, deuxième invitée, de l’avoir choisi. Choix du cœur, a-t-elle confessé, plus que choix théorique sur le jeu de l’acteur. On la comprend, bien que la présence d’un personnage aveugle dans cette histoire adaptée d’un roman de Gerald Butler, Mad With Much Heart, invite irrésistiblement à regarder comment s’y prend celle qui l’incarne pour se repérer dans l’espace. Ce personnage, c’est Mary Malden (Ida Lupino), jeune femme vivant seule dans une maison perdue dans une campagne au nord de New York, à Westham, là où vient d’être envoyé le violent cop Jim Wilson (Robert Ryan) pour enquêter sur le meurtre d’une jeune fille.

Pour un acteur, jouer un aveugle est probablement une métaphore du métier : trouver des appuis de jeu, prendre ses marques dans la scène, dans la pièce, avec un mélange d’instinct, d’assurance et de fébrilité, savoir où on est sans forcément savoir avec précision où on va, tâtonner avec, malgré tout, l’émotion de sentir l’exactitude de la portée de ses gestes. Se guider ou se laisser guider, être maitre de ses directions ou bien accepter de suivre celles qu’un autre (un personnage, un partenaire, un metteur en scène) se propose d’offrir.

Pour un acteur, jouer un aveugle est probablement une métaphore du métier.

Les scènes entre Mary et Jim dans la maison comptent parmi les plus belles du film, ces moments où se conjuguent enjeux affectifs et document sur le double rapport d’équilibre dans l’espace de Mary et de l’actrice. Dans le temps aussi. Mary arrive tard dans le film, en son milieu. Tout autant bouleversée par le crime de son petit frère Danny que par l’intrusion chez elle de la première partie du film, elle doit se situer plus durement encore entre une mise à l’épreuve de ses responsabilités de sœur/mère/fille (elle a constamment besoin de Danny) et un hébergement forcé de toutes les pulsions accumulées auparavant, dans la nuit urbaine. Malaise du retard, du décalage narratif comme on parle de décalage horaire, perturbation de qui est pris en cours de route et qui, en d’autres circonstances, eût pu être contourné ou simplement ignoré.

Mary réagit comme elle peut à ce qui s’ajoute à sa cécité : une histoire qui toque à sa porte, démarrée loin d’elle, sur les bases d’un film noir classique. Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Qui êtes-vous, Mr Wilson ? Au besoin quotidien de se repérer dans son environnement s’accorde désormais le besoin tragique de se repérer dans une histoire sur laquelle elle n’a fatalement aucune prise. Grandeur de Lupino qui donne à voir, à un même degré d’intensité de jeu, toutes les nuances d’une telle situation, jeu comme méthode concrète de vectorisation dynamique de l’espace et comme expression du trouble généré à la fois par l’infirmité du personnage et par la nécessité de se concentrer uniquement sur les effets d’effraction du drame, sans capitaliser sur son origine scénaristique.

En même temps, c’est par là qu’il faut aussi comprendre à quel point Nick Ray échappe à l’opposition trop apparente des deux parties, cette disjonction du récit qui a sans doute dérouté à l’époque et contribué à l’échec public et critique du film aux USA. Contrainte par son état, Mary se déplace en un ensemble de gestes coordonnés pour et par elle seule. C’est à travers eux que s’énonce pas à pas sa solitude. Être seul, être isolé, en marge ou en retrait, est une constance dans le cinéma de Ray. Mais chez lui, la solitude passe avant tout par une somme d’attitudes et de gestes singuliers. Les personnages sont seuls car ils se caractérisent par des gestes qui n’appartiennent qu’à eux, en-deçà des lois du genre. Ils sont seuls parce qu’ils sont les seuls à les faire (on retrouve cela aussi chez Fritz Lang, ce fameux « geste qui échappe »). Ce sont ces gestes, tantôt furtifs, tantôt cruciaux, qui infiltrent les incidences de la vie dans les rêts du genre. Stridence, symptôme ou au contraire trace humaine rescapée de la peur et du désastre, on peut les qualifier tour à tour selon le moment où il importera de les saisir.

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Dans La Maison dans l’ombre, ils ne manquent pas. Ils sont particulièrement observables dès que le film digresse du côté de la « petite » vie, c’est-à-dire tous ces moments où on a le sentiment que le film, comme Jim, aimerait bien changer de registre, faire autre chose que d’obéir aux règles du métier et du film noir (difficile, à cet égard, de négliger l’importance du scénariste A.I. Bezzerides, auteur quatre ans plus tard du scénario d’En quatrième vitesse). Jim qui vide le reste de son assiette dans la poubelle avant de rejoindre ses collègues au commissariat, l’arrêt chez le médecin pour soigner l’épaule de son coéquipier depuis que celui-ci a planté des rosiers dans son jardin, le foot shoot avec l’enfant dans la rue au retour du travail, et bien sûr, on l’a déjà dit, la relation tout en délicatesse de Jim et de Mary au moment, précisément, où le film change de tonalité, passant du film noir au mélodrame, inversant tout en la conservant l’irruption de la brutalité du geste (dans la première partie, il fallait retenir Jim dans sa fureur, dans la seconde, c’est lui qui retient celle de Brent (Ward Bond), le père de la victime).

L’insupportable pour Jim au début est que le train-train de la violence rattrape constamment ce qui s’y dérobe. Même sous la forme d’une temporisation passagère, la bienveillance des uns avec les autres se manifeste en plein boulot, dans les rondes nocturnes, les interpellations de témoins, sans modifier grand-chose de leur sordide répétition. Au restaurant, le commissaire devise sur l’enquête et le comportement dérangeant de Jim tout en commentant la qualité des plats. Coups de poing et coups de fourchette se donnent le change dans un monde où la crapulerie et la morne autorité rythment les travaux et les jours.

Comme dit Bill « Pop » Daly (Charles Kemper), le flic à l’épaule endolorie : « Pour que la vie soit tolérable, il faut autre chose. Il faut du cœur. » Tout le cinéma de Ray est dans cet éclair de lucidité. Pour les personnages comme pour le film, il faut toujours espérer autre chose. Du cœur bien sûr mais surtout un lieu où le dénicher, un refuge, un jardin secret, une utopie. Une maison dans l’ombre en quelque sorte, là où il est permis d’échapper à la nuit. Aveuglé par son dégoût de la cité et de ses vices, Jim découvrira cet abri tenu par une autre familière de l’obscurité, qui parviendra à lui ouvrir les yeux.

Toucher et être touché, c’est sur la base de cette polarité sensible que Mary et Jim se déclareront bientôt indispensables l’un à l’autre.

Rien de rédempteur pour autant. Jim ne prend pas conscience de ses fautes (ce serait trop rapide), il réagit plutôt, au contact de Mary, à une réversibilité des formes de persécution, autre grand thème de Ray. Et cela passe par une parole et une écoute qui absorbent tout dans la chaleur de l’âtre, en un suprême détournement. Avant, Jim frappait pour faire parler. Peu bavard, avare de confidences, ainsi que Bill le lui reprochait, le voici à apprendre ce que parler veut dire. Maintenant, Mary lui parle. Maintenant, il ne frappe plus. Les yeux, la bouche, les mains pour voir, non plus pour s’abîmer dans le noir des villes, c’est cette révélation-là que le film à présent s’accorde le temps de faire advenir. Toucher et être touché, c’est sur la base de cette polarité sensible que Mary et Jim se déclareront bientôt indispensables l’un à l’autre. Il y a toujours deux façons de guider quelqu’un, par le corps et par l’esprit. Seule, dans l’ombre et le froid, la maison attendait finalement d’en consacrer la rencontre.

Il est encore temps de louer La Maison dans l’ombre, film méconnu et décidément admirable. Comme il est important d’évacuer le schématisme auquel on pourrait trop facilement le réduire. Ville contre campagne, nuit contre jour, noir des trottoirs contre blanc des neiges, cité contre cécité, le mal acquis et le bien conquis. Tout cela saute aux yeux, si j’ose dire, mais Nick Ray est un cinéaste bien trop torturé et complexe pour se laisser aller à l’exploitation de pareils binômes. Aucune frontière au fond, aucun saut majeur dans la différence, juste la mutation d’un état jugé critique. Jim est envoyé dans le Nord tout autant pour mise au vert que pour affaire. Changer d’air mais pas de corvée. Mutation donc, au double sens du terme : détachement et transformation. Professionnelle et existentielle. Aucun effet de brisure ni de substitution de l’obscurité par la lumière. Jim est simplement envoyé ailleurs pour voir si une part secrète de lui-même y est aussi. Peu à peu dévoilée, elle y sera en effet.

Alors tout est complet, là-bas devient chez lui en un fondu enchainé fulgurant qui abolit la convention sirupeuse du demi-tour. C’est fini, le coupable est mort, personne ne triomphe, Jim n’a plus qu’à regagner son sinistre bitume. Il s’en va, laissant derrière lui Mary et son cœur à prendre. A travers le pare-brise, la même pluie, le même trafic, la même routine à retrouver demain. Mais soudain, le lieu quitté devient sans transition la destination, derrière devient devant. La distance et le regret s’évanouissent pour confirmer l’idée que, chez Ray, trouver une maison et pouvoir y revenir est un absolu qui se dispense des trajets laborieux et incertains. In a lonely place, toujours et profondément.

A suivre.