Sous les climats du cinéma
– par Hervé Aubron"Les Glaciers grondants", répétition. David Lescot, 2015.
Ça y est, la COP21 s’est enfin ouverte à Paris. Ce qui était encore il y a peu un sigle abscons (la « COP21 » ? une nouvelle enseigne de supermarché ?) est devenu un signal clignotant partout sur les réseaux sociaux – mais sans doute pas autant dans les têtes. Il ne serait pas si fou de soutenir que le cinéma est un art du climat, et même du changement climatique. Voilà bien, en effet, l’une des dimensions qui saisirent, ravirent, émurent les premiers spectateurs du cinématographe : sa capacité à imprimer, capter en continu les plus infimes variations de la lumière et de l’atmosphère. La momie du changement, oui – notamment climatique.
Le Café des Images place ce vendredi 4 décembre une soirée sous le signe de cet émerveillement devenu vertige et hantise. Plutôt que de projeter des réalisations utilisant le dérèglement climatique comme un simple thème ou un prétexte à scénario (le plus souvent catastrophe), on a préféré convoquer des films s’exposant plus intimement aux températures extrêmes, cherchant à saisir comment des corps, des humeurs mais aussi des formes y résistent (ou non). Cela s’apparentera à un chaud-froid.
La « COP21 » ? Une nouvelle enseigne de supermarché ?
D’un côté, La Saveur de la pastèque, du Taïwanais Tsai Ming-liang (2005). Plus joliment intitulé à l’international The Wayward Cloud (« le nuage récalcitrant »), le film interroge tous les états de la soif à travers une canicule chronique écrasant Taipei (cela relevait encore, en 2005, d’une légère anticipation – mais plus vraiment aujourd’hui). L’eau courante étant coupée dans la journée, les habitants d’une tour se traînent avec des pastèques sous le bras – le fruit est promu gourde de secours, il ressemble aussi curieusement à un globe terrestre transbahuté, toujours prêt à glisser, s’éventrer, s’écraser. Aussi épuisés soient-ils, les personnages zombiques du film s’ingénient à dépenser leurs dernières forces dans des activités dont la priorité vitale est discutable – exemplairement, le tournage d’un porno fauché, devenant l’emblème d’une industrie culturelle aussi inflationniste que dérisoire. Pourquoi encore transpirer devant une caméra quand il y a déjà tant de coups de reins en stock ? L’eau manque mais les greniers de jouissances en boîte explosent : cela n’empêche pas des techniciens apathiques de dégoupiller des bouteilles d’eau minérale au-dessus d’un couple forniquant dans une baignoire, pour simuler une douche. Le film, par ailleurs, est entrecoupé d’intermèdes musicaux, transmuant les affects ou les souvenirs des personnages en opérettes kitsch, des kermesses éraillées recourant à des accessoires et costumes de bazar, une friperie de fortune, et inventant un lyrisme de la récupération ou du recyclage.
Après la canicule et les pastèques surchauffées, renversement de vapeur avec Rencontres au bout du monde (2007), un documentaire de Werner Herzog, qui y fait le portrait de la population industrieuse (tour à tour euphorique et mélancolique) de la base américaine McMurdo, en Antarctique. On y croise beaucoup de scientifiques mais aussi des employés parant à la vie quotidienne de cette bourgade parachutée au milieu du grand nulle part. Comme souvent chez Herzog, leurs expériences (mais aussi l’objet de leurs recherches) forment une sorte de stage intensif de survie ou de disparition, ce qui est la même chose – la capacité que doit maintenant avoir l’humanité à se perpétuer tout en ne niant plus, comme elle l’a fait depuis toujours, la possibilité de son extinction. Ici, le train-train et la science-fiction sont pris dans un même bloc de glace. Des Terriens nous parlent depuis un continent qui fait bien partie de notre planète, mais ils pourraient tout aussi bien s’adresser à nous depuis Jupiter, Saturne ou on ne sait quel autre astre gelé. Une nouvelle fois, le cinéaste allemand suggère que nous sommes des extraterrestres qui s’ignorent, vivant hors sol sur une planète que nous ne connaissons pas – cette base polaire n’étant pas un agencement d’exception mais peut-être la structure fondamentale de tous nos habitats.
Cette soirée s’inscrit dans le sillage d’un spectacle tout juste présenté au CDN de Caen et reprenant ces jours-ci à Paris, Les Glaciers grondants, conçu par David Lescot. La pièce est très directement arrimée à la COP21, elle en fait tout au moins son horizon : représentée en même temps que la conférence internationale, elle est appelée à évoluer selon le déroulement de celle-ci, à intégrer ce qui filtrera de sa boîte noire. Le spectacle prend pour pivot un écrivain à qui un journal a commandé, il y a un an, un article ayant trait au grand raout global sur l’environnement. Sur un plateau pour l’essentiel vide – et donc modulable à volonté –, l’écrivain devient une sorte de Monsieur Loyal présentant le journal de cette année écoulée, rendant compte de son enquête préalable (des comédiens rejouent des interviews que David Lescot a effectivement réalisés) mais aussi ses doutes intimes (en pleine rupture amoureuse, il n’est nullement un spécialiste d’écologie) et son parcours passé (des réminiscences de sa jeunesse et de son couple). Derrière le bonimenteur, des acteurs, mais aussi des musiciens et des danseurs, volent de rôle en rôle, incarnent ces diverses strates biographiques, documentaires et fictionnelles (jusqu’au théâtre dans le théâtre, avec des extraits du Conte d’hiver de Shakespeare, joué par une amie de jeunesse et dont le drame est étroitement calé sur les saisons et le changement de temps). Des machineries bricolées s’insèrent parfois dans l’agencement pour faire la pluie et le beau temps sur le plateau, fantasmant un remake minimaliste du théâtre baroque : rouleau à neige, bâche se faisant maquette des Andes, banquise de frigos… Sur de mêmes planches se déploient ainsi un théâtre du globe et le Kammerspiel d’une intimité – et c’est bien sûr là l’une des quadratures du nouveau cercle environnemental : comment faire coïncider ou tout au moins articuler des échelles sans commune mesure (celle de l’individu, celle du groupe, celle de la planète) ? Comment faire jouer ensemble le one-man show de chaque citoyen-consommateur, le son et lumière de nos désirs, regrets ou pulsions, et le planétarium globalisé dans lequel nous vivons ? Rencontre avec David Lescot.
Hervé Aubron : Les Glaciers grondants jouent en permanence avec la disproportion des échelles, du plus intime au plus global…
David Lescot : Si l’écologie m’importe, comme tout le monde, elle est longtemps restée assez théorique comparé à la réalité de mon existence et de mon environnement. Ma mère a dû voter Brice Lalonde en 1981, cela représentait quelque chose tout de même à la maison, mais voilà… Je n’avais pas vraiment étudié de près la question avant de lancer ce projet, il y a presque trois ans. Il y a eu l’annonce de cet événement, la COP, et je trouvais intéressant de le mettre en miroir avec la vie personnelle, intime. J’aime confronter des questions immenses, souvent illisibles, difficiles à synthétiser, et l’échelle de l’individu pris dans la quotidienneté : je l’ai déjà fait à fait à propos de l’Union européenne [L’Européenne, 2007] ou de la finance [Le Système de Ponzi, 2012]. Cette fois-ci encore, j’ai fait le même mouvement que le personnage de l’écrivain dans Les Glaciers grondants. J’aime bien accumuler de la documentation, m’immerger dedans, rencontrer des gens. La rencontre avec des spécialistes est irremplaçable.
H. A. : La scène se situe à la fois à l’échelle de la planète et à celle du crâne du personnage central – ses cogitations, ses souvenirs…
D. L. : Oui, c’est à la fois la planète et la chambre de l’écrivain, sa chambre dans tous les sens du terme.
H. A. : Vous sollicitez aussi le Conte d’hiver en insistant sur le fait que son drame évolue selon les variations des saisons, qu’il y a une climatologie des actes et des comportements. Par ailleurs, les réminiscences personnelles de l’écrivain, dans votre pièce, laissent à penser qu’il y aurait aussi une climatologie de chaque existence, que nous changerions de climats tout au long de notre vie.
D. L. : J’ai l’impression que le Conte d’hiver est la seule pièce construite de cette manière, en se calant autant sur les changements de saison. Je voulais revenir à cette vieille théorie des saisons ou des climats influant sur nos humeurs : une théorie qu’on a oubliée, qu’on a remplacée par d’autres croyances… Une théorie dont on sait qu’elle est fausse, mais qui comporte comme toujours une part de vrai. On est bien déterminés par les climats, par les saisons, pas de manière racialiste ou ethnique (la vieille histoire du tempérament des peuples selon leurs climats, telle qu’a pu le soutenir un Montesquieu par exemple), mais sur un mode physiologique, psychologique, émotionnel.
On se réchauffe, on se refroidit. La mémoire, et notamment la mémoire de nos histoires personnelles, intègre le climat. Nous-mêmes, on est des planètes ; nos expressions, nos sentiments ressemblent à des phénomènes climatiques, atmosphériques. J’ai récemment travaillé sur un projet avec des rescapés du ghetto de Varsovie et j’en ai rencontrés certains [pour un livre récemment publié chez Gallimard, Ceux qui restent]. Ils m’ont raconté leurs histoires d’enfance. Un homme m’a parlé de ses parents, qui sont morts dans le ghetto, et il avait parfois de vives émotions, il pleurait d’un coup, et puis ça passait, comme une averse qui le remplissait, et qui passait, à la manière d’un phénomène atmosphérique. Le Conte d’hiver fait le récit de la colère la plus injuste, terrible, dégueulasse, une histoire de pure jalousie, mais à la fin le personnage regrette ce qu’il a fait. Il est calme, il ne sera plus jamais en colère. La tempête s’est apaisée. Je trouve cela d’une justesse bouleversante.
H. A. : Les Glaciers grondants répercutent la COP. Une des questions la concernant est de savoir où elle se déroule exactement. Il y a bien sûr le centre de congrès construit au Bourget, mais cela se passe aussi ailleurs, cela s’est passé aussi en amont. Autrement dit : où est la scène de la COP ?
D. L. : C’est vrai qu’il n’y en a pas vraiment : le secret des négociations est mis en scène, on en reste aux anciens salons à l’anglaise dont rien ne filtre. Mon personnage insiste là-dessus dans la pièce, sur la parfaite isolation phonique des salles de conférences du Bourget. Une esthétique de la nébulosité est entretenue : le secret demeure un ressort essentiel du pouvoir. Pour le reste, il ne va vraisemblablement pas émerger grand-chose de décisif de la COP, si ce n’est que – c’est mon pronostic – le nucléaire va en sortir renforcé.
H. A. : Votre spectacle est appelé à prendre en compte l’évolution de la COP, et au-delà de l’actualité, puisqu’il s’égrène jusqu’au jour de la représentation. Pensez-vous prendre en compte les attentats de Paris ? Ce nouveau terrorisme constitue après tout, comme le dérèglement climatique, une manifestation sublime au sens propre : il agrège trop de données et de contradictions, excède notre imagination. On parvient difficilement à en faire la synthèse ou la représentation.
D. L. : Oui, le spectacle consiste entre autres à effeuiller le calendrier, et on va bien arriver au 13 novembre. C’est bien sûr très délicat : je ne veux pas que ce soit trop massif, pétrifiant. Je crois que cela va s’intégrer au flux d’informations télé qui surgit à la fin. On va s’arrêter une minute, faire une pause, un simple geste – parce c’est encore quelque chose qu’on ne peut penser. On ne peut pour l’heure que se taire, se recueillir, s’arrêter. Le ballet des commentateurs à la télé est toujours aussi sidérant – rien n’a changé depuis le 11 septembre. Personne ne comprend rien mais ça interprète pourtant tout de suite. Tout de suite, il faut de la valeur ajoutée dans la réaction, cela produit des tombereaux de conneries dont le répertoire, a posteriori, est vertigineux.
H. A. : On en revient au problème de la mesure : la difficulté d’articuler nos existences individuelles et le fracas environnant. Il y a une belle scène à ce propos dans votre spectacle : celle du dîner entre amis. Ils parlent très sérieusement de l’impasse écologique tout en goûtant aux plaisirs de la table, en se resservant à boire… Cela consomme toujours.
D. L. : L’humanité ne sait pas s’autolimiter tant qu’il y a des ressources à sa disposition. Les comportements ne changeront en la matière qu’en cas de force majeure, dans la violence et l’urgence. En attendant, ça continue. Voyez la climatisation par exemple. Le froid dont on a besoin dans les tours, c’est juste agréable, ce n’est pas vital. Un journaliste a eu une bonne expression à ce propos : il a écrit que ce froid-là, c’était littéralement une friandise. Pour le moment, on reprend toujours des friandises. On est si loin du compte aujourd’hui : on nous appelle seulement à être des consommateurs « responsables », on confond toujours le développement durable et la décroissance, qui sont des options politiques radicalement différentes. C’est cela qui m’énerve le plus dans la doxa politique : on en est toujours à s’exciter dès qu’on voit un tout petit surgeon de croissance…
H. A. : Votre spectacle recourt à une machinerie bricolée mais aussi à diverses disciplines, le théâtre, la danse, la musique. Vous ne projetez pas de film en revanche.
D. L. : Il y en a un peu, on projette donc à la fin un flux d’info télé, pour produire un effet de réel – et pour coller le plus possible à l’actualité. Je me suis posé la question de la projection et je l’ai évacuée, car je voulais des dispositifs les plus artisanaux possibles, les moyens du vieux théâtre, avec des machineries à deux balles, un théâtre baroque très économe. Je voulais une existence fragile, un couple sous la neige, fleur bleue, avec juste quelques pétales de neige qui tombent d’un rouleau…
H. A. : Vous parlez d’économie. Durant la pièce est relayée la parole d’un scientifique trouvant aberrant que les spécialistes du réchauffement climatique continuent à se réunir dans des congrès internationaux nécessitant beaucoup d’énergie, de billets d’avion, très onéreux en termes de carbone. De même, cet enjeu reste encore peu pris en compte dans la culture, comme si c’était un sanctuaire où le coût énergétique était anecdotique.
D. L. : Ah mais on pourrait, on devrait prendre en compte la donne environnementale dans la production même de la culture. Il est vrai qu’elle continue à se penser comme un espace du symbolique, délié des lois communes. De fait, certaines pièces m’apparaissent trop chères à tout point de vue. Quand je vois un spectacle gaspiller des litres et des litres d’eau, par exemple, je suis gêné. De même, que devient un décor quand un spectacle est fini ? La plupart du temps, il est détruit, après avoir été longtemps stocké dans un entrepôt. Il faudrait le recycler tout de suite.
H. A. : Quelle place a le cinéma dans votre formation et dans votre imaginaire ?
D. L. : J’ai ai été un grand dévoreur de cinéma américain – et avant tout des films noirs des années 1940 et 1950. J’adore les personnages de ce genre-là et de cette période-là. Ils sont d’une densité incroyable – Richard Widmark chez Jules Dassin par exemple [dans Night and The City, 1950]. Ils se débattent toujours dans des impasses impossibles, courent toujours à l’échec. Cela m’a a m’a beaucoup appris pour concevoir un type de personnage que j’affectionne : celui du looser. L’être humain est fondamentalement un looser, un mec qui a des problèmes et qui ne peut tout réussir.
H. A. : Le cinéma est à ce jour l’art le plus dépensier et énergivore qui soit…
D. L. : Oui, en même temps, avec le numérique, faire un film devient de plus en plus léger et accessible. C’est drôle, car Coppola en fait une sorte de prophétie sur le making of d’Apocalypse Now. Il est complètement délavé, écrasé par la machine qu’il a mise en place, ce feu d’artifice de toute la démesure artistique possible, avec hélicoptères de l’armée, catastrophes, épreuves et même dévastations. Il a foutu le feu à la jungle, il est épuisé, il sait qu’il ne pourra plus faire un film comme ça et à la fin du making of, il dit : l’avenir du cinéma va se jouer autrement. Chacun va se mettre à tourner avec des petites caméras de grande distribution et là il se réinventera quelque chose… Sur l’art et l’écologie, Apocalypse Now est vraiment un moment important, tout entier contenu dans le corps de Marlon Brando. Coppola voulait qu’il soit maigre, acétique, et il arrive obèse, comme un Bouddha. C’est bien sûr dix fois mieux : il est gros comme le film, et il incarne tous nos excès.
– Les Glaciers grondants, du 6 au 18 décembre, Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, Paris 18e.