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Embauché pour tenir le journal de tournage de Cemetery of Splendour, Giovanni Marchini Camia a pu se fondre dans l’équipe réunie autour d’Apichatpong Weerasethakul. Outre un aperçu de l’ambiance qui régnait sur le plateau, ce texte revient sur la production internationale du film et sur le rapport du cinéaste thaïlandais au montage.
Ce texte est également disponible dans sa version originale anglaise.
Le 3 décembre 2014 a eu lieu le dernier jour du tournage de Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, qui en a compté 31, répartis sur les deux mois précédents. Le soir, la plupart des membres de l’équipe sont sortis boire un dernier verre au bar à côté de notre hôtel. Nous étions dans le centre de Khon Kaen, ville natale d’Apichatpong, au Nord-Est de la Thaïlande, où a été tourné l’intégralité du film. Pendant une discussion avec Sompot Chidgasornpongse (dit Boat[1]), le premier assistant-réalisateur, j’ai exprimé ma grande impatience de voir le film terminé. Boat a travaillé sur presque tous les films de Joe depuis Tropical Malady et m’a assuré que je serai très surpris par le montage final. Joe, m’a t-il dit, retravaille complètement la structure au montage. Des scènes majeures peuvent tout à fait disparaître. Par exemple, deux scènes de sexe ont été coupées dans Tropical Malady, dont l’une avait été tournée avec un vrai tigre. Boat était convaincu que Joe finirait aussi par couper le monstre de Cemetery of Splendour – « C’est trop extrême », a-t-il dit.
Les trois derniers jours de tournage ont été consacrés au monstre, ce qui a contraint la production à ajouter deux journées au planning prévu. Dans le scénario, juste avant que les personnages ne se réveillent à la fin du film, une scène de rêve montrait la carcasse d’un monstre énorme flottant sur un lac. Des passants le tiraient jusqu’à la rive, et l’un d’eux le poignardait au flanc, provoquant l’éruption violente d’un sang mêlé de fleurs jaunes. Le faux monstre a été construit en plastique et en latex à partir d’un dessin de Joe. C’était stupéfiant : il avait à peu près la taille d’une petite voiture et la couleur d’un hématome. On aurait dit un amas cancéreux d’organes et d’orifices sexuels, qui rappelait les premiers films de David Cronenberg. Puisque c’était un effet spécial non numérique – un homme caché à l’intérieur du monstre tenait un tube plein de faux sang et de fleurs qui seraient éjectés grâce à une pompe puissante –, l’équipe des effets spéciaux et le département artistique ont dû bricoler et tâtonner pendant trois jours pour atteindre un résultat réaliste. C’était l’un des moments les plus éprouvants et démoralisants du tournage. Le retard qui s’en est suivi a posé des problèmes logistiques et entraîné une perte financière conséquente. Quand Boat m’a annoncé que la scène ne serait pas dans le film, j’ai peiné à le croire.
Comme Boat, le premier assistant-réalisateur l’avait annoncé, le montage final est très surprenant.
De fait, quand j’ai finalement découvert Cemetery of Splendour pour sa première mondiale à Cannes le 18 mai 2015, la scène avait complètement disparu. La seule apparition du monstre se trouve vers le début du film, pendant une divagation onirique absente du scénario. On l’aperçoit flottant sur l’eau, largement submergé et difficilement reconnaissable. Comme Boat l’avait annoncé, le montage final est très surprenant. Le monstre n’est pas le seul élément à avoir été coupé. Des personnages et des lieux ont disparu, ainsi que la scène qui avait le plus déconcerté l’équipe : une autre scène de rêve, où l’un des acteurs réguliers de Joe, Sakda Kaewbuadee (Tong), nettoie le mamelon d’un soldat. Il le frottait d’abord avec une brosse à dents puis coupait les poils autour avec un couple-ongles. L’action était filmée en très gros plan : le téton occupait tout le cadre, comme un œil grotesque. C’était une vision surréaliste et choquante, surtout dans un film dont l’esthétique repose plutôt sur le plan d’ensemble. A l’instar du monstre et d’un certain nombre d’autres éléments, la scène avait été donc jugée « trop extrême » et supprimée. Au final, Cemetery of Splendour est beaucoup plus mesuré et calme que ce que le scénario pouvait laisser imaginer.
Autre absence qui m’a beaucoup étonné : celle d’une très longue scène de nuit en voiture, qui devait se trouver plus ou moins au milieu du film, comme un tournant. Je pensais vraiment que la scène resterait, non seulement parce qu’il y a des scènes de voiture dans tous les films de Joe depuis le plan d’ouverture de son premier, Mysterious Object at Noon, mais aussi parce qu’elle avait ici un rôle structurel important : elle faisait le pont entre la réalité et le rêve. Il y a maintenant à la place un montage magnifique de plans de l’hôpital et d’autres lieux autour de Khon Kaen, pour certains inconnus du spectateur. Les couleurs émises par les tubes phosphorescents à côté des lits d’hôpitaux s’immiscent dans le tissu du film et se prolongent dans les plans suivants, ce qui crée une fantasmagorie hypnotisante. La version de cette scène dans le scénario était beaucoup plus basique. Alors qu’elle est un élément capital du film, au même titre que ses scènes les plus puissantes, ce n’est qu’au montage qu’elle a trouvé cette forme.
C’est un exemple parmi d’autres, qui souligne le rôle capital joué par le monteur de Joe, Lee Chatametikool (Lee). Lee a monté tous les films majeurs de Joe depuis Blissfully Yours et même s’il n’est pas présent sur les tournages, ce qui l’aide sans doute à garder une distance par rapport à sa matière première, il s’investit profondément dans les différents aspects créatifs de la post-production. Lorsque j’ai parlé du montage à Joe, il m’a avoué qu’il serait perdu sans Lee. Ils ont dû mettre en place un bon nombre de stratégies pour pouvoir effectuer l’intégralité du montage et de l’étalonnage à Bangkok. Comme pour les précédents films de Joe, une grande part du budget de Cemetery of Splendour venait d’institutions comme le World Cinema Fund de la Berlinale, l’Aide aux cinémas du monde du CNC ou le Norvegian Sørfond, qui soutiennent le cinéma des pays en manque d’une infrastructure forte en ce domaine. Or, chacun impose ses conditions particulières. L’une des conditions imposées par l’Aide aux cinémas du monde du CNC, contributeur majeur, était que 50% des financements de la post-production devaient être dépensés en France. C’est pourquoi une partie du montage était censée se dérouler à Paris. Mais comme les délais étaient très brefs – le tournage se terminait en décembre et le film devait être soumis à Cannes en mars –, il a finalement été décidé, afin que Lee puisse pleinement s’investir, que le mixage son et la préparation de la copie d’exploitation en numérique (DCP) seraient pris en charge en France, pour répondre aux exigences du CNC.
Cemetery of Splendour est à ce jour le film de Joe qui a bénéficié du plus important budget : presque 1 million d’euros (en comparaison, sa Palme d’Or, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), a coûté à peu près 650 000 euros). Pour réunir une telle somme, les deux principales compagnies de production – celle de Joe, Kick the Machine, et Illuminations Film, une compagnie britannique – ont dû s’assurer les fonds d’une dizaine de sources internationales. Quelques-unes participent à la production des films de Joe depuis de nombreuses années, comme la compagnie française Anna Sanders Film, qui a collaboré avec Joe presque depuis le début de sa carrière, alors que la compagnie allemande Match Factory n’est arrivée que depuis Oncle Boonmee. Certains contributeurs moins importants, comme les Norvégiens de Tordenfilm, ont garanti la distribution du film dans leur région dans le cadre d’un contrat de co-production, tandis que d’autres, comme Louverture Films, compagnie américaine, et Detalle Films, compagnie mexicaine, sont de purs bienfaiteurs.
Avec toutes ces compagnies investies, la production était surveillée de près. C’est l’une des raisons pour laquelle on m’a demandé de rédiger un journal de bord du tournage. À la fin de chaque journée, quand nous retournions à l’hôtel, je consignais ce qui s’était passé sur le plateau et le téléchargeais sur un compte Tumblr privé, accessible uniquement aux différents producteurs. C’est Joe qui a eu cette idée, pour se libérer d’une certaine pression. Il voulait réduire les distractions extérieures. Comme avec Lee en post-production, sur les tournages, Joe aime s’entourer de gens qu’il connaît bien. Il a constitué au fil des ans une équipe très soudée. De fait, le tournage d’Oncle Boonmee, qui intégrait à l’équipe beaucoup de nouveaux membres, a été retardé et s’est avéré particulièrement stressant. Au dire de tous, le tournage de Cemetery of Splendour a été de loin le plus paisible de la carrière de Joe.
Dès le premier jour, j’ai été frappé par l’atmosphère qui régnait sur le plateau.
Dès le premier jour, j’ai été frappé par l’atmosphère qui régnait sur le plateau. D’ordinaire, les tournages sont des environnements stressants, avec des plannings chargés et des égos exacerbés : un équilibre fragile qui explose souvent. C’était ici tout le contraire. Pendant les 31 jours de tournage, je n’ai jamais assisté à une seule dispute. Je n’ai même pas entendu le ton monter. C’est sans doute dû, en partie, à la spécificité de la culture thaï, qui réprouve les élans d’émotion et où les figures d’autorité sont généralement plus respectées qu’en Occident[2]. Ces aspects culturels ne peuvent toutefois pas expliquer l’efficacité impressionnante et infaillible de l’équipe, ni la joie ambiante du début à la fin, sans une once de ressentiment. Le facteur principal reste l’intimité construite parmi les membres de l’équipe durant ces dix dernières années.
Parmi les chefs, le seul nouveau membre de l’équipe était le directeur de la photo, Diego García (le directeur de la photo habituel de Joe, Sayombhu Mukdeeprom, n’était pas disponible car il était au Portugal sur le tournage des Mille et une nuits de Miguel Gomes). Ce qui est intéressant, c’est que tous les chefs de département ont d’abord rejoint l’équipe en tant que stagiaires. Beaucoup n’avaient alors aucune expérience ; ils ont travaillé dur pour atteindre le poste qu’ils occupent actuellement. La plupart ne travaille pas seulement sur les longs-métrages de Joe mais aussi sur ses nombreux courts et ses installations. Ils collaborent donc plusieurs fois par an. Comme Joe me l’a expliqué : « Ce n’est pas qu’une histoire de travail. Parfois, on se retrouve seulement pour dîner, parler de cinéma, de choses et d’autres. On connaît nos goûts respectifs. C’est vraiment une question de personnalité. Les penchants politiques, toutes ces choses-là, ça compte pour moi. Quand on ne connaît pas l’autre, ça influence notre façon de lui parler. On ne travaille pas comme les studios, avec une organisation industrialisée, comme une chaîne de montage – on fonctionne plutôt comme une famille. »
Au début, quand l’équipe était encore restreinte, Joe lui-même cherchait les nouveaux, le plus souvent par petites annonces. Il voulait s’assurer qu’ils s’intégreraient bien, en termes de personnalité. Aujourd’hui, c’est surtout Boat et Akekarat Homlaor (Ake) qui s’acquittent de cette tâche. Ake est le chef décorateur, en charge du département artistique. À la base, il avait été embauché comme chauffeur et traiteur sur Blissfully Yours. Son département est devenu la principale porte pour intégrer l’équipe de Joe – le directeur artistique actuel, le preneur de son et le costumier, par exemple, ont commencé avec des postes mineurs au département artistique – et fonctionne comme une petite famille en soi. Pendant le tournage, ils vivaient tous ensemble dans une maison séparée. Ake, qui a une bonne dizaine d’années de plus que les autres, jouait un vrai rôle de père. C’étaient eux qui avaient le plus de vie sociale pendant les jours de repos. Ake les emmenait en pick-up au restaurant, dans les bars, en boîte de nuit – on était toujours sûr de s’amuser quand on sortait avec les membres du département artistique. C’était revigorant, et ça renforçait les liens, mais c’était aussi un moyen d’observation très efficace : de cette façon, on se rendait vite compte quand quelqu’un n’était sur la même longueur d’onde et qu’il fallait le remplacer.
Tout cela s’est traduit sur le plateau par une atmosphère de travail incroyablement organisée. Grâce à l’intimité et la confiance établies au fil des ans, chaque département était très indépendant. Pendant le tournage, la communication avec Joe se faisait souvent de manière tacite. À part pour le monstre, construit par une équipe externe d’effets spéciaux qui n’est arrivée qu’à la fin, aucun retard signifiant n’a été pris en raison de problèmes techniques. La seule variable difficile à prévoir était le jeu des acteurs. Mais même s’ils étaient tous non-professionnels, un seul a posé problème, et il avait un petit rôle (qui a presque disparu du montage final). Ce manque de pression laissait la place aux manœuvres qu’imposait la méthode de Joe, qui suppose beaucoup d’improvisation et de flexibilité. Il agissait à la fois en fonction des circonstances extérieures et de ses élans créatifs. Il réécrivait régulièrement des scènes et des personnages au dernier moment, ou changeait le scénario d’un jour à l’autre, imposant de changer de lieu ou de matériel.
Il a même parfois fallu trouver de nouveaux acteurs du jour au lendemain. Par exemple, l’homme qui joue le professeur de méditation à l’hôpital dans la première moitié du film, a été embauché le matin même du tournage de la scène. Comme l’acteur qui devait jouer le rôle ne s’était pas présenté aux répétitions la veille, l’équipe de production a trouvé trois nouveaux acteurs le lendemain matin. Joe a fait passer des auditions pendant que le plateau était monté à côté. Comme l’acteur qu’il a choisi, un ingénieur propriétaire d’une boutique de nouilles, ne savait pas parler le dialecte isan, qui devait être la langue de la récitation méditative, le texte a été réécrit en thaï siamois[3]. Même si ce changement avait été imposé par les circonstances, Joe en était ravi. Comme les figures d’autorité que sont notamment les professeurs s’expriment d’ordinaire en siamois, la scène devenait en fait beaucoup plus réaliste.
C’est une chance que le tournage de Cemetery of Splendour a été une expérience si douce et agréable, car pour diverses raisons, le film est une manière d’adieu. Si Joe a voulu que le tournage soit consigné, ce qui impliquait non seulement mon journal de bord mais également un documentaire sur les coulisses, réalisé par le cinéaste indépendant Nontawat Numbenchapol (Ble), c’est parce qu’il ne tournera plus en Thaïlande. Je ne développerai pas ici les raisons d’une telle décision. Je me contenterai de dire que la profonde mélancolie qui imprègne Cemetery of Splendour tient en grande partie à ce sentiment éprouvé par Joe de laisser derrière lui la famille de cinéma qu’il a fondée depuis le début de sa carrière.
Traduit de l’anglais par Pauline Soulat.
[1] Les Thaïs ont souvent des noms très longs, mais leurs parents leur donnent aussi des surnoms plus courts. Si les noms longs sont utilisés dans des contextes formels, les Thaïs dans la vie de tous les jours se désignent eux-mêmes et entre eux par ces surnoms. (Contrairement à ce que disent régulièrement les articles étrangers sur Apichatpong, « Joe » [prononcer « Joey »] n’est pas un pseudo qu’il adopte pour faciliter la tâche de ceux qui ne parlent pas thaï.)
[2] Pour ne pas être accusé de faire des généralités, je précise que ce ne sont pas des conclusions que j’ai tirées de mon observation mais des explications qui m’ont été données par divers membres de l’équipe quand je leur ai exprimé ma surprise devant l’absence de conflits sur le plateau.
[3] Le rôle de la langue est un élément central de Cemetery of Splendour, qui sera malheureusement perdu pour la plupart des spectateurs étrangers puisqu’il est impossible d’en transmettre efficacement les nuances dans les sous-titres. L’Isan, région du Nord-Est de la Thaïlande où se situe Khon Kaen, est traditionnellement l’une des plus pauvres du pays. Dans les médias thaïs, le dialecte isan symbolise les classes pauvres. Au cinéma et à la télévision, il n’est parlé que par les personnages comiques ou de rustres. Depuis Oncle Boonmee et son installation jumelle, Primitive, Joe a introduit dans ses films des personnages qui parlent le dialecte isan. Il souligne ainsi cette disparité culturelle mais revendique aussi la possibilité de montrer au cinéma des personnages isans dans des rôles dramatiques ou sérieux. C’est également une source d’humour fréquente dans les films de Joe, comme dans la scène de Cemetery of Splendour où les incarnations des Deux Princesses rendent visite au personnage de Jenjira. Ignorant leur identité, Jenjira leur parle en dialecte isan. Personne n’oserait s’adresser à un membre de la famille royale en des termes si informels. C’est cette erreur qui cause en grande partie son désarroi lorsqu’elle découvre qui elles sont vraiment.