Tokyo-Méditérranée
– par Maud WylerSur le tournage de "Le lion est mort ce soir" de Nobuhiro Suwa.
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Cet article fait partie d’un cycle
Nous poursuivons la publication du journal tenu par Maud Wyler sur le tournage du « Lion est mort ce soir », le nouveau film de Nobuhiro Suwa, avec Jean-Pierre Léaud dans le rôle principal.
Nobuhiro Suwa aime tourner dans des environnements étrangers : il travaille ici en français et avec des enfants, comme il l’avait déjà fait pour Yuki & Nina, mais de façon plus intense et profonde encore. Ajoutant à ces deux énigmes — pour lui — celle que Jean-Pierre Léaud est depuis toujours et demeure — pour tous —, sans doute le cinéaste est-il tout près d’atteindre son rêve d’un cinéma sans maîtrise ni compréhension a priori, absolument livré à l’autre.
C’est aussi pour cette raison, parce qu’un tel cinéma se fait et se parle dans une langue à part, sans pareille, que le document que nous livre Maud Wyler est précieux.
Aujourd’hui j’ai fait du rouling, un terme pas japonais pour dire qu’on a joué dans une voiture. Quand on pense à toute la sécurité qui entoure la conduite, on se demande comment les prods de film se débrouillent pour passer entre les mailles du filet. On a fait des aller-retours le long du port de La Ciotat, joli petit port au demeurant, avec une voiture déguisée en Transformers : une caméra collée par de grandes barres de fer sur le capot, avec de quoi éclairer nos visages, des tapis de LED scotchés sur les vitres, et un arsenal de micros planqués un peu partout, et son chef-micro, sur le toit, « pour capter les sons raccord des autres voitures qui passent ». Nous voilà dans la circulation, pas complètement inaperçus, et en même temps, complètement dans notre bulle.
Le réalisateur veut une chose certes mais il faut doucement l’embarquer ailleurs, pour ne pas bêtement cocher la case de la scène jouée juste.
La scène d’aujourd’hui consiste à faire exister le moment vraiment joyeux du film, moment inspiré du jeune Antoine Doinel à l’arrière de la voiture familiale dans le film de Truffaut, LES 400 COUPS. La veille, Suwa nous demande d’imaginer des choses à dire dans cette situation. J’avais vaguement imaginé faire des blagues d’imitation mais j’apprends que les expressions du visage de mon jeune partenaire, Jules-héros du film, ont été mises à mal par un accident de raquette de tennis qui lui a salement ouvert la lèvre supérieure. Après plongeon dans mes propres souvenirs, je pense énigmes. Le genre de trucs qui tente de faire passer la pilule du long voyage. Et puis je sais que Jules en a un paquet en bagages. L’un dans l’autre, le moment de tourner s’approche. On repère le petit bout de chemin à parcourir. On nous « raccorde », ou plus grossièrement on nous essuie la face, parce que tourner vitres fermées dans le Sud est fatal pour le maquillage. Et puis « action », l’ingénieur du son emmitouflé dans une couverture noire dans le coffre, Jules se lance dans sa devinette : il y a un pont, il y a 3 personnes qui le traversent sans regarder le panneau puis… Ce garçon est étonnant, il est d’une sensibilité dingue et laisse tout échapper pour la caméra, sans filtre. C’est très beau. Dans la 2ème et dernière prise, il arrive à carrément me faire rougir, avant que je ne sois totalement prise en sandwich par l’autre passager, le conducteur-mon mari-mon copain dans le film. Suwa est content. Il a quelque chose.
Après la première prise, il nous a redonné 2-3 indications. Plutôt très agréables. Qui me sortent d’un rapport presque manichéen au jeu. C’est comme s’il demandait plus d’ambivalence. Je pense que je le sais mais l’oublie pourtant souvent : il faut désobéir. Le réalisateur veut une chose certes mais il faut doucement l’embarquer ailleurs, pour ne pas bêtement cocher la case de la scène jouée juste. Il faut toujours faire preuve de présomption, en tout cas c’est le luxe des artistes, en faisant confiance à l’intelligence sensible des spectateurs. Sur ce film-là, ils seront joliment servis.
Je pars moins en colère que la dernière fois, et assez impatiente de rejouer avec cet enfant. Pour lui, je pourrais même jouer à GT5 sur sa nouvelle PS4.