Le Café en revue Nuytten / Film : Ombre et lumière
Carnets

Nuytten / Film : Ombre et lumière

par David Vasse

Les Sœurs Brontë (André Téchiné, 1979).

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu le 19 janvier 2016 au Café des images.

Projet rare que celui entrepris par Caroline Champetier, pour un film dont on aurait tort de croire qu’il s’agit simplement d’un hommage ou d’un essai sur une ancienne gloire de la photographie du cinéma français. Bien qu’évoquant le principe de la série Cinéma de notre temps (des cinéastes filmés par d’autres cinéastes), ce Nuytten/Film ne se limite pas au cas exceptionnel d’une directrice de la photo filmant un ex-directeur de la photo, il fonde sa singularité dans ce qui a motivé en grande partie son geste : le besoin d’en savoir plus sur le retrait des plateaux de celui qui aura signé quelques-unes des lumières marquantes du cinéma français des années 1970 et 1980.

Plus une enquête, en somme, qu’une célébration, le film de Champetier se situe à l’angle dérobé d’une décision dont elle admire l’audace autant que le mystère, l’aplomb autant que la part secrète. Avec modestie, elle s’emploie à faire autrement la lumière sur un homme qui a cessé depuis longtemps d’en faire, préférant désormais travailler non pas dans l’ombre (qui est une façon de continuer à en créer, de la lumière) mais à l’ombre, pour lui-même, en marge d’un milieu qu’il avait fini par ne plus reconnaitre, au service duquel il avait surtout le sentiment de ne plus s’appartenir.

Trop respectueuse de « l’œuvre » de Nuytten comme de son choix de se ranger, Champetier évite le confort du divan tendu vers l’aveu qui justifierait tout. De celui à qui elle doit, dit-elle, sa naissance de directrice de la lumière, dès le jour où elle fut envoyée sur le tournage de Détective de Godard pour y faire des photos (c’était en 1984), elle ne peut parler que d’une voix humble et complice, très loin de la solennité hagiographique. L’heure n’est pas au bilan, le film ne se tiendra pas à hauteur d’une résignation exprimée dans une solitude assise et fière. Ce qui compte pour Champetier, c’est au contraire de rester fidèle à l’idée d’un mouvement ininterrompu, d’une activité incessante par laquelle Nuytten et elle conçoivent justement l’existence de la lumière dans un film, son trajet dans un plan de cinéma.

FAIRE LA LUMIÈRE DANS UN PLAN RELÈVE DU TRAVAIL MANUEL, DE LA PHYSIQUE PURE.

Nuytten a arrêté le métier de directeur de la photographie mais il ne s’arrête pas, Champetier le filmant occupé à fixer du parquet en compagnie de ses fils et de sa compagne. Pas besoin de lui demander de raconter les hauts et les bas de son parcours la tête entre les mains ; il le fait au contraire la tête libérée et les mains toujours à polir la matière. Souvenirs off et images du bonhomme au taquet entre les lattes de bois et le bruit des scies sauteuses, ponctués d’extraits des films qui ont fait sa notoriété, ainsi va Nuytten/Film, sereinement, patiemment, concrètement guidé par l’idée défendue par Nuytten, et ô combien partagée par Champetier, selon laquelle faire la lumière dans un plan relève du travail manuel, de la physique pure, et que cela réclame beaucoup de préparation, quitte à s’imprégner de la lumière naturelle des lieux quelque temps avant de tourner.

Il est clair qu’on en apprend autant sur Champetier que sur Nuytten, qu’il est sans doute davantage question d’autoportrait que de portrait, tant les propos du second, semblant flotter dans les limbes d’une époque indéfinie, pourraient être signés par la première, à l’usage du temps présent. Les points de convergence sont multiples : la recherche de la meilleure implication dans le mouvement du plan combiné à celui des acteurs, vaincre l’obsession du raccord-lumière en faveur de la création d’un moment lumineux à l’intérieur du cadre, capable de projeter dans la scène un autre type d’information sensible, établir une sorte d’échange secret avec l’acteur dès qu’une lampe s’allume sur son visage. Surtout, que la lumière ne soit pas estimée à titre d’illustration soignée, mais qu’elle soit bien une composante essentielle du pouvoir d’incarnation du plan. Ni esthètes, ni techniciens à proprement parler, ces deux-là ont pour exigence commune de penser la lumière en termes de rythme et de profondeur, le plus possible en accord avec le déplacement des principaux éléments de la scène. C’est pourquoi préférer le plan à l’image, c’est à chaque fois privilégier l’énergie des volumes et les lignes à la mise en application visible du scénario.

Toujours inspirée, voilée de temps en temps de mélancolie mais sans la moindre trace de ressentiment, la parole de Bruno Nuytten fait rejoindre le sens pratique de la photographie à la volonté de ne jamais la sacrifier aux impératifs de production (âcre souvenir du tournage de Jean de Florette de Claude Berri, au cours duquel il s’est senti dépossédé de ses moyens et perdre son indépendance). L’idéal a toujours été le même, et il se prolonge en la personne de Caroline Champetier : travailler au cœur du plan, être un auteur de lumière respecté et écouté par l’auteur du film, lier l’artisanat de ce poste à l’art de la mise en scène. Cette désacralisation de la fonction de directeur de la photographie sur le versant purement pragmatique de sa tâche, Nuytten y procède avec un usage souvent savoureux de la métaphore.

Il y a ce moment où il se met à décrire l’obstination avec laquelle il est capable de réparer des objets condamnés à la poubelle, révélant au passage quelques indices de caractère par quoi se vérifie l’exactitude de ses exploits d’hier. Prenant pour exemple une pelle à tarte dont le manche abîmé ne tenait plus qu’à un fil, il explique qu’il ne faut jamais renoncer à trouver des solutions à un problème qui se pose au contact du réel, à condition d’accepter d’y passer des heures. Malgré les apparences, un accessoire n’est jamais fini, on peut toujours en obtenir quelque chose à force de persévérance, à force surtout de croire qu’intervenir sur lui suffit à soutenir un peu d’espoir en un nouveau miracle. Refaire usage de l’usure, opposer au caprice de la matière une transformation heureuse et perfectible de son ordre, c’est selon Nuytten une définition du traitement du plan par l’outil photographique. Sauver l’objet de son inutilité, sauver le plan du risque du déchet, l’opération est voisine.

Le réel ça résiste, assure-t-il, sur un tournage plus qu’ailleurs, l’endroit même où ça bloque sans arrêt et où il faut faire preuve d’ingéniosité réflexe pour s’en sortir. Dans le fil de son évocation des charmes du bricolage, Nuytten prend l’image du clou à enfoncer dans un mur trop dur. Le mur coince, où trouver le meilleur coin pour satisfaire la fonction du clou, le meilleur point de contact à la surface solide du réel ? La solution est là, dans cette localisation d’une zone idéale qui ne modifiera ni le mur ni le clou, mais contribuera à parfaire l’équilibre de leur conjonction. Il ne faut pas trop se forcer pour y deviner la rigueur et l’intuition de l’ancien collaborateur de Duras et de Doillon au moment de régler les lampes et autres réflecteurs. Comparons le mur à un plateau de tournage, le clou au plan et nous obtenons une vision assez éclairante de ce que peut être la création d’un mouvement de lumière lors d’une prise : une affaire d’angles à prononcer et d’espaces à creuser.

Nuytten/Film (Caroline Champetier, 2015) /

Nuytten/Film (Caroline Champetier, 2015) / Camille Claudel (Bruno Nuytten, 1988).

Sculpter, pourrait-on ajouter à propos de l’étude du plan chez Nuytten comme chez Champetier. Les deux tiennent à cette analogie dont la persistance permet de situer leur pratique au croisement du manuel et du spirituel, de la matière et du temps. Elle est d’autant plus précieuse que s’y niche l’imaginaire du film. Au fil des extraits et des confidences, une rêverie se diffuse par effets de correspondances tactiles et de rimes délicates. Vers la fin du film, Bruno Nuytten revient sur l’hypothèse d’une « bande » à partir de laquelle s’amorce un dialogue intangible et néanmoins vibrant entre les acteurs et lui sans se toucher, uniquement par le prisme d’une lumière déposée. A priori, rien d’extraordinaire dans cette révélation qui fait référence à ce prodige né de la fameuse disproportion entre la lourdeur de la machinerie du cinéma et l’ineffable d’une émotion captée en quelques secondes. Mais le choix des extraits établi par Caroline Champetier, que le montage d’Isabelle Prim rend particulièrement éloquent au diapason des paroles de Nuytten, parvient à composer une sorte de communauté désirable où se reflètent les expériences et les rencontres de l’un et de l’autre, les films et les personnages qu’ils ont côtoyés, pareils aux motifs d’un grand journal intime écrit à l’encre d’un destin d’une remarquable proximité. En témoignent ces connexions autour du sculpteur Rodin, personnage du premier long métrage de Nuytten (Camille Claudel, 1988), et dont le musée figure au centre d’Un couple parfait (2006) de Nobuhiro Suwa, dont Champetier assura la direction artistique. Pialat, cité dès le début pour sa haine des conventions, apparait, lui, comme un modèle d’autodépréciation dans lequel se reconnait volontiers le modèle filmé de Champetier. Et ainsi de suite.

Suite assurée par l’omniprésence de l’habitat, véritable ponctuation entre la mémoire des films retenus et le tempo de la menuiserie pratiquée en amateur. D’India Song aux travaux de bricolage, la maison fait office de lien poétique, tout comme elle se prête à une nouvelle métaphore artisanale du plan de cinéma : construire, éclairer, vérifier les prises et les perspectives, habiter enfin la pièce une fois indiqués les points d’entrée et de sortie. Ce cœur à l’ouvrage, à quoi on reconnait les grands directeurs de la photographie, est inséparable d’une forme d’entêtement à ne pas être un simple exécutant. L’indépendance revendiquée par Nuytten dans la signature de ses plans revient à dire qu’il y était chez lui de toute façon, qu’en aucun cas il n’y était invité que par contrat avec le maitre des lieux (le metteur en scène) et qu’en dernière instance il en détenait un double des clés. C’est cet orgueil-là qui force le respect, cette dignité qui permet de saisir les raisons d’un tel congé.

PRÉFÉRER LA PROBITÉ DE L’ARTISANAT À LA NOBLESSE DE L’ART, C’EST DÉFENDRE LA DURÉE CONCRÈTE DE LA BESOGNE CONTRE LE TEMPS SACRÉ DE L’ŒUVRE.

C’est par là aussi qu’il faut prendre au sérieux le vœu de Nuytten d’être un personnage. « Tout ce qui n’est pas romanesque ne m’intéresse pas » déclare-t-il à la fin du film, précisant que l’esprit d’enfance n’est pas étranger à cette affirmation. Du reste aura-t-il passé des heures à montrer que l’art était pour lui un objectif inaccessible, admirable chez les autres mais impossible à reproduire, et que seul le travail, l’endurance du travail, pouvait prétendre à une certaine idée de l’accomplissement des choses. Préférer la probité de l’artisanat à la noblesse de l’art, c’est en effet opter pour la vertu romanesque contre la tendance romantique, c’est défendre la durée concrète de la besogne contre le temps sacré de l’œuvre. De même que se retirer prématurément de la scène n’est pas sans panache, achevant de rendre crédible une aussi étonnante confession de la part d’un homme jadis habitué à se tenir derrière la caméra.

En signe d’amitié et de gratitude, Caroline Champetier y répond sous la forme d’un toit offert en un raccord. Dans un film aussi peuplé de maisons, in et over, il fallait bien que leur synthèse aboutisse à l’illusion d’une même occupation des lieux, qu’un personnage de film rencontre l’aspirant personnage Nuytten. C’est ce qui se passe dans un extrait d’Hôtel des Amériques (1981), l’un des films de la collaboration Nuytten-Téchiné. Hélène (Catherine Deneuve) traverse l’intérieur de La Salamandre, cette grande maison à l’abandon que son mari défunt lui a laissée en héritage et dont elle ne peut ni ne veut s’occuper, par peur d’y croiser les fantômes de leur histoire. De pièce en pièce, elle recherche Gilles (Patrick Dewaere), l’homme qu’elle craint d’aimer dans la hantise d’un deuil qui n’en finit pas. Un plan l’accueille au dernier étage, elle regarde en direction de Gilles mais au contre-champ attendu sur lui se substitue un plan de Bruno Nuytten en train de poser une latte de bois sur le plancher, l’intégrant comme par magie dans l’espace de la fiction. Soudain, à la faveur d’une coupe, c’est La Salamandre que Nuytten donne l’impression de rénover, à l’image de Gilles lorsque celui-ci entreprendra de repeindre l’appartement d’Hélène. En une fraction de seconde, l’auteur de la photo du film est passé au statut de personnage désiré par Deneuve. Difficile de mieux combler l’aspiration au romanesque !

Au-delà de la relation privilégiée de ces deux figures de la lumière en France, ce Nuytten/Film donne à voir et à entendre l’expression d’un refus. Décliné dans le discours, celui-ci se traduit aussi de manière frappante dans l’abondance des personnes et des personnages filmés de dos, cette partie du corps dont on sait depuis Straub qu’elle supporte comme nulle autre l’idée d’opposition et de résistance. Après tout, Bruno Nuytten n’a-t-il pas tourné le dos au milieu du cinéma, n’est-il pas parti sans se retourner ? Marque de pudeur ou confirmation d’un honneur sans faille, le dos porte alors la déférence à hauteur d’une profonde et sincère compréhension qu’il est difficile de ne pas ressentir. Au terme de cette traversée dans la vie d’un homme à la franchise non affectée par un quelconque désenchantement, m’est curieusement revenue à l’esprit une phrase d’Holy Motors, dont Caroline Champetier (tiens, tiens) signa la lumière. Phrase énoncée comme une profession de foi par Denis Lavant, l’acteur jamais au repos, mais dont il est ici profitable de retourner la formulation en son contraire au nom d’une même intégrité. Pourquoi avez-vous arrêté, M. Nuytten ? Pour la beauté du geste.

A suivre.

Nuytten/Film.

Nuytten/Film.