Critique

Une saison en enfer

par Jean-Sébastien Massart

Juste la fin du monde (Xavier Dolan, 2016).

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A la fin de Mommy, un adolescent intenable interné par sa mère dans un hôpital psychiatrique, mourait en se défenestrant. A la fin de Juste la fin du monde, un oiseau se cogne contre les cloisons de la maison où Louis (Gaspard Ulliel), revenu pour annoncer à sa famille sa mort prochaine, n’a pas eu le courage de parler. D’une fin à l’autre, c’est le même enfer qui recommence. L’enfer c’est les autres, disait Mommy, figurant l’hostilité de ces autres dans la scène du karaoké sur Vivo per lei. Mais les films de Xavier Dolan ont peut-être moins donné forme à cet enfer-là qu’à celui de la famille (de J’ai tué ma mère à Mommy) et du couple (dans Laurence anyways). D’où son intérêt pour ce personnage enfermé dans son secret qui est au cœur de la dramaturgie de la pièce de Jean-Luc Lagarce : Louis c’est Dolan, tout comme Steve dans Mommy. Mais dans Juste la fin du monde, Louis est sorti depuis longtemps de l’adolescence, il a aussi quitté l’enfer familial pendant douze ans, il a vieilli. Il n’y a pas de drame dans son retour, aucune catharsis possible, juste un oiseau qui meurt dans la lumière rougeoyante qui embrase la scène finale.

Cette fin diffère radicalement de celle de la pièce de Jean-Luc Lagarce, que Dolan n’a pas seulement adaptée mais largement réécrite. Lorsque Louis exprime son désir de revoir la maison de son enfance, Antoine, son frère aîné (Vincent Cassel) lui rétorque : « Tu veux revoir cette piaule de chiasse pour voir comment le temps a malmené les lieux ? ». Dolan maltraite la prose de Lagarce, il a raison. Comme il a eu raison de confier à Vincent Cassel le rôle du grand frère brutal – un beauf, aussi, qui rabroue sa femme en permanence – qui raille le langage poétique de Louis (« le temps a malmené les lieux»). Juste la fin du monde est un texte au destin étonnant, il faut le souligner. Incompréhensiblement porté aux nues par la critique littéraire, il s’est imposé rapidement comme un classique du théâtre contemporain, au point d’être inscrit au programme de l’agrégation en 2012. Dolan a eu l’intelligence de le ramener à ce qu’il est : un petit mélodrame bourgeois rempli d’effets littéraires. Quand Marion Cotillard parle la « langue » de la pièce – cette langue qui se corrige en permanence, se reprend, cherche péniblement ses mots, dit ostensiblement qu’elle ne peut pas dire – tout sonne faux. Ou plutôt, rien ne sonne comme dans un film de Xavier Dolan, où la langue est depuis toujours agressive. Le Français québécois, avec ses particularités syntaxiques et phonétiques, a donné à cette langue un potentiel explosif qui ici est éteint par le Français très écrit de Lagarce.

Dès lors, le film devient le lieu d’un conflit d’écritures assez passionnant : d’un côté le pathos feutré de Lagarce, avec sa délicatesse, ses petits non-dits de drame bourgeois, de l’autre l’orgueil de Dolan, sa gesticulation lyrique, son esthétique camp, ici étonnamment contenue (à l’exception du maquillage de Nathalie Baye). Ce conflit impose au film une forme particulière : épousant la dramaturgie plate de la pièce de Lagarce, Dolan privilégie les scènes à deux (Louis et sa mère, Louis et sa belle-sœur, Louis et son frère), il montre la famille comme une cellule qui a déjà explosé. Lorsque des lueurs d’enfer reviennent dans la scène finale, tous les membres de la famille sont à nouveau réunis pour le départ de Louis. Le mouvement final du film n’est plus porté par le lyrisme romantique (le suicide de Steve dans Mommy), il se résume à un drame minuscule, celui de l’oiseau qui meurt.

Le silence devient ici l’horizon désolé d’un film qui semble s’écœurer de mots, alors que ceux-ci ont toujours été la source vive du cinéma de Dolan.

Il faut être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître l’impact de cette scène et ne pas voir sa profonde habileté au regard de la conclusion du drame de Lagarce. Le silence devient l’horizon désolé d’un film qui semble s’écœurer de mots, alors que ceux-ci ont toujours été la source vive du cinéma de Dolan. Entre les petits non-dits de Lagarce et les grandes effusions lyriques des films québécois, Juste la fin du monde, premier film français de son auteur, s’achève sur un compromis silencieux qui tient dans l’image de cet oiseau mort. Pour la première fois depuis J’ai tué ma mère, quelque chose paraît retenu dans l’écriture de Dolan. Contraint par la dramaturgie de Lagarce, tout le film fait l’expérience de cette retenue. Dès que l‘écriture de Dolan se libère, elle se trouve au bord du ridicule, comme dans ce long flash-back où Louis se souvient d’un amour d’adolescence en secouant la poussière d’un vieux matelas. La scène, très naïve et colorée, détonne dans l’esthétique générale du film, mais elle est essentielle parce qu’elle représente autant le souvenir de Louis que celui des films d’avant La Fin du monde. On se dit alors que c’est de l’adolescence – et de toute l’esthétique un peu putassière que Dolan lui a associée jusqu’à Mommy – qu’il faut faire le deuil. Ce sinistre dimanche en famille est une visite chez les morts, un adieu à une période de la vie qui a été, pour Dolan, extrêmement créative (six films en sept ans). Par ce flash-back sur l’adolescence de Louis, l’écriture de Dolan modifie l’axe de la pièce de Lagarce. Juste la fin du monde est peut-être moins un mélodrame familial joué en huis-clos, que le dernier mouvement d’une période qu’on peut qualifier de « romantique », avec tous les clichés que cela implique.

Depuis Musset, on n’a cessé d’en raconter mélancoliquement la fin et tout un pan du cinéma français d’auteur, qui va des 400 coups de Truffaut aux Amants réguliers de Philippe Garrel a déployé cette mythologie romantique. Juste la fin du monde choisit de la retenir : Dolan n’éprouve pas de véritable compassion pour le personnage de Louis, il le regarde comme un petit snob, qui considère que sa famille médiocre n’est pas digne de son secret. Peut-être fallait-il un acteur sans éclat, comme l’est ici Gaspard Ulliel, pour enterrer le romantisme criard des films québécois, peut-être fallait-il exiger que tout, dans son jeu, soit retenu pour que le doux oiseau de jeunesse finisse par mourir en se cognant contre les cloisons de la maison. Film de rupture et de clôture, Juste la fin du monde est la saison en enfer de Xavier Dolan, c’est-à-dire une impasse. Impasse thématique et stylistique dont l’auteur de Mommy sort cependant grandi : il est rare qu’un jeune cinéaste ait un regard aussi précis sur son propre travail, il est rare qu’il reconsidère, avec si peu de complaisance, ce qui a participé à sa propre consécration.

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