Le Café en revue How are you ? How are you ?
Carnets

How are you ? How are you ?

par Camille Brunel

Certaines femmes (Kelly Reichardt, 2016).

Cet article fait partie d’un cycle

Certaines femmes est cette année le second film dédié à une chienne décédée. La dédicace est même la première mention du générique de fin : FOR LUCY, en majuscules. Lucy était en effet l’héroïne canine et éponyme de Wendy et Lucy, précédent film de Reichardt qui lui avait valu de remporter la très convoitée Palme Dog du festival de Cannes – à l’instar de Nellie, petite chienne à qui Paterson, de Jim Jarmusch, était dédié.

Dans Certaines femmes, tout le monde possède un chien (ou une chienne, du coup) : Laura, l’avocate jouée par Laura Dern, l’emmène avec elle sur son lieu de travail ; la palefrenière jouée par Lily Gladstone possède une sorte de petit corgi qui court après son quad dans les plans larges ; quant à la famille de Gina (Michelle Williams), l’un des trois épilogues vient confirmer qu’elle possédait bien, elle aussi, une petite Lucy, quoique celle-ci ne soit pas intervenue dans son segment du film.

Contrairement à Wendy et Lucy, la chienne n’est pas ici une figure centrale. Certaines femmes aurait plutôt tendance à se situer dans la veine de La Dernière piste où les animaux, quoique présents – comme le western le permettait – avaient plutôt pour fonction de faire écho à la situation des humains.

Dans la troupe de pionniers dont faisait déjà partie Michelle Williams, les hommes étaient chargés des décisions tandis que les femmes s’occupaient des bêtes : l’une d’elle avait un canari à charge, une autre caressait les bœufs et pensait aux cochons laissés derrière elle ; quant au personnage de Williams, Emily, il faisait preuve de compassion envers un Indien ouvertement considéré comme un animal par les hommes – a fortiori par le guide raciste et spéciste de l’équipée, qu’on ne voyait jamais s’occuper de son cheval.

Dans le chapitre consacré à la palefrenière solitaire, la mise en scène de Reichardt fait ainsi preuve d’une véritable attention envers les chevaux, égale à celle de son personnage. Pas question de donner dans le cadrage spéciste décapitant les montures pour ne montrer que les cow-boys : dès le début du chapitre, pieds et sabots sont filmés ensemble. Par la suite, lors d’une virée en ville, Reichardt filme longuement l’amble de l’animal sur le bitume, dont elle partage peut-être le malaise, puis panote lentement vers les deux cavalières. Le cheval passe d’ailleurs un moment dans l’exacte même situation que Nellie, la chienne de Paterson, et bénéficie de la même attention de la part du montage : un plan large sur son attente, solitaire, à l’extérieur d’un diner.

Aimer un animal a toujours quelque chose de l’acte de foi.

La note de fond de Certaines femmes est celle-là, toute d’abandon et d’amour non réciproque. On comprend mieux l’importance des animaux : la relation unissant un humain à un animal, quand bien même celle-ci est faite d’amour (avec le chien) ou de bienveillance (avec les chevaux), ne se verra jamais formellement confirmée. Aimer un animal a toujours quelque chose de l’acte de foi. On arguera que la situation est la même entre humains, et on aura sans doute raison.

Cette équivalence forme peut-être même le cœur de Certaines femmes, qui commence sur un pauvre homme que sa compagnie a arnaqué et qui cherche désespérément l’amour de son avocate, ou du moins son attention. « Try to be compassionate« , recommande un agent à l’avocate chargée de négocier avec son client devenu enragé. Le plan de la caresse du pied de l’avocate, Laura, à sa chienne endormie, annonçait déjà un amour à sens unique ; de la même manière, Laura est la maîtresse d’un homme marié : nulle réciprocité à attendre de ce côté-ci non plus.

Car si réciprocité il y a, elle ne vient pas des bêtes que l’on attendait. Ni chiens, ni chevaux, ni humains. Dans la clairière du vieil homme à qui Gina achète des pierres, deux cailles s’envolent. Le vieil homme les remarque, imite leur chant, le commente : il les entend en effet se demander « How are you? How are you?« . Gina se charge de traduire en souriant la seconde partie du chant, sifflotée elle aussi : « I’m just fine ! I’m just fine !« 

Par la suite, le chant de la caille exige du spectateur, s’il veut saisir l’intérêt de ce segment central, qu’il écoute les oiseaux. Lorsque Gina fait signe de la main au vieil homme, et que celui-ci semble l’ignorer, c’est qu’elle était elle-même en train de lui répondre. Ecoutez bien : elle ne songe à lui faire signe qu’après avoir entendu une caille demander « how are you? » – or elle ne répond pas « I’m fine« . Il faut attendre la partie de l’épilogue consacré à Gina pour la voir baignée de lumière, écoutant de nouveau la question de la caille. Cette fois, cependant, Reichardt attend pour couper qu’ait retenti la réponse. « I’m just fine!« 

Cette réponse est celle de la caille à sa compagne et de Gina à elle-même, mais c’est aussi la façon dont Reichardt offre in extremis un peu de réciprocité à son actrice fétiche, dont le salut était possible dès son apparition, à elle qui cherchait déjà à écouter les animaux : « Did you hear the coyotes?« , demandait-elle à sa fille déplaisante et son mari infidèle : mais non, elle était seule à les avoir entendus.