Le Café en revue "Pôle emploi, ne quittez pas", récit de tournée (2/6)
Carnets

« Pôle emploi, ne quittez pas », récit de tournée (2/6)

par Nora Philippe

Ceci nest pas un film militant

Lhiver à Brest

Première fois que je mets les pieds dans le Finistère. On me loge somptueusement dans une chambre d’où j’aperçois le port et un ciel bleu et rose polaroïd. Alors que je passe rencontrer vers 19h le projectionniste du cinéma Les Studios afin de vérifier le son et l’image, on est en train de lever dans le hall les derniers étals d’une vente coopérative de légumes qui a attiré une foule animée. L’exploitant m’explique que ce transformisme fidélise le public, faisant du cinéma un point de rendez-vous dans la ville. Je dîne seule de l’autre côté de la rue à côté d’une table accaparée par une discussion sur l’Association d’aide aux Veuves et Orphelins de la Marine. Ils sont nombreux, tu sais. De retour aux Studios, alors que j’attends la fin du film, on me présente Félix, un chat à l’anthracite soyeux et aux yeux bonhommes, qui déambule les pattes sur la caisse, connu pour suivre l’exploitant partout où il se déplace, et pour le point d’honneur qu’il met à accueillir les spectateurs sur le seuil du cinéma. Dans la salle 3 s’achève au même moment une séance de Sud eau nord déplacer, d’Antoine Boutet, qui en est à son 5e jour d’exploitation. « ça marche? – Non, pas du tout. – C’est pourtant un magnifique film », nous accordons-nous. – Oui, mais il vaut mieux des séances uniques avec intervenant ou via une association, comme vous faites. Vous obtenez 90 entrées en une seule fois plutôt que 35 en une semaine. » J’en prends de la graine, un peu triste quand même (90, 35, c’est peu, pense le chat Félix, mélancolique sous le crachin brestois).

De fait, les séances avec débats fonctionnent généralement bien, mais c’est un travail de titan pour la distribution, qui doit pactiser avec un tissu d’associations ou de réseaux dits militants (AC!, Culture en marche, Nouvelle donne, mouvement Utopia, Fédération des chômeurs et des précaires, ATTAC, ADN …), des syndicats (CGT, SNU, SUD), des centres de recherche (CSOCNAMCEE), et enfin des partenariats médias (Rue89Politis,…).

Droits de lhomme, variations

Au cinéma Le Sirius du Havre (encore une ville que je ne connaissais pas), la soirée est organisée par la Ligue des droits de l’homme, réseau qui aura décidément soutenu très efficacement le film, sur la base de l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme:

ARTICLE 23

  1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
  2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
  3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
  4. Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

A bon entendeur salut. Les situations réelles que montre ou suggère le film brisent cent fois ces quatre points.

EN TANT QUE RÉALISATRICE DE DOCUMENTAIRE, JE SUIS « LE SUJET SUPPOSÉ SAVOIR ».

En tant que réalisatrice de documentaire, je n’apparais ni vraiment comme une artiste, ni comme une spécialiste, ou alors comme les deux à la fois – en tout cas, je suis « le sujet supposé savoir ». Je ne veux pourtant pas devenir l’exégète de mon film, ni une commentatrice des thèmes que sont Pôle emploi ou le chômage ; comme spectatrice, j’ai quitté assez de débats en route pour détester ces moments embarrassants où le réalisateur offre des explications plus pauvres que son film, qui le dépasse, et c’est tant mieux. Or, dans des dimensions que je n’aurais jamais imaginées, Pôle emploi ne quittez pas a vraiment joué comme un miroir et un écran de projection pour le public, qui a exprimé son émotion, sa colère politique, ou sociale, ou personnelle, ses opinions et préconisations, a déposé dans l’espace de la salle des récits parfois très intimes. Adepte des scénarios catastrophe, je suis toujours surprise de voir que les gens ne partent pas après le film ou pendant le débat et restent vraiment m’écouter parler. Et chaque soir en effet, cela brode et cela transfère, cela adhère ou se dissocie.

A Monteils, en Midi-Pyrénées, une femme vient me voir, les larmes aux yeux: « Vous avez dépeint exactement ce que je vis et vois dans l’école primaire où je travaille. Je me suis battue pour qu’une CUI-CAE (Contrat unique d’insertion – contrat d’accompagnement dans l’emploi) excellente, comme Alberte dans votre film, puisse rester. Nous avons manifesté, mais la mairie n’a rien voulu entendre, elle a dû partir, elle est en dépression et nous manquons de personnel. C’est très dur. »

A Cadillac, une commune où se situe le plus important hôpital psychiatrique pour patients dangereux de France – centre qui a connu plusieurs mobilisations après l’agression d’une infirmière, dans un contexte de sous-effectif chronique -, des anciens de l’APHP décrivent les mêmes expériences, les mêmes souffrances, la folie qui guette les soignants eux-mêmes, et le sentiment que l’on est oublié de tous.

A Falaise, un ancien cadre de la Banque de France vient me trouver sur le parking: « J’ai ressenti beaucoup d’empathie avec le personnage de la directrice. Dans mon métier, vous ne pouvez pas savoir combien j’ai dû faire de choses que je n’aurais pas voulu faire. C’est comme ça. »

Aux Arcades d’Alès, une ancienne Inspectrice des impôts soupire : « Je n’aimerais pas être à leur place. Quand j’ai dû épingler un énième petit commerçant qui était de bonne foi et que j’allais porter à la ruine, j’ai décidé d’arrêter. Mais je pouvais, c’est un luxe. Et cette hystérie des formulaires et des codes… La fiscalité de l’éleveur de porcs n’est pas la même que celle de l’éleveur de poulets, ce sont des milliers de pages de droit fiscal qui vous rendent fou. »

A l’Escurial (Paris 13e), un spectateur qui s’avèrera, dans la correspondance mail qui a suivi, travailler au Conseil d’Etat, prend la parole, la voix fine et cinglante: « Je viens chaque dimanche pour voir du documentaire, j’ai vu ici Les arrivantsEntrée du personnelAu bord du monde, et d’autres encore, vous les documentaristes vous pointez du doigt les malheurs et les dysfonctionnements du monde, souvent vous le faites très bien au demeurant, avec des moyens filmiques différents et renouvelés, mais moi j’ai le sentiment de venir observer la misère du monde, à travers des caméras presque complaisantes, qui s’en repaissent, sans qu’il y ait un quelconque engagement de votre part pour trouver des issues. A quoi servez-vous? »

A Poitiers, au TAP Castille : « Je suis au chômage depuis 19 ans, c’est une injustice totale, et votre film n’explique rien, ne donne aucune piste, aucune solution. Pas de chiffres, pas de dates. Pourquoi on en est là? Je sors de cette projection comme j’y suis entré. Ce n’est pas responsable de votre part ! Expliquez-vous ! »

anonyme

Anonyme, Chômeurs aux Etats-Unis pendant la crise de 1929.

Enfin, assez régulièrement, des demandeurs d’emploi dans la salle regrettent que les chômeurs soient moins présents dans le film que les employés de Pôle emploi, et que les cas spécifiques ne soient pas « abordés »: travailleurs senior, travailleurs handicapés, travailleurs mineurs…J’explique alors qu’un film repose sur des choix, parfois drastiques, afin qu’il ait un point de vue, un squelette, une architecture. Et mon parti pris depuis l’écriture était de m’attacher aux agents de Pôle emploi ; me concentrer sur les demandeurs d’emploi aurait exigé de sortir de l’agence, car l’expérience du chômage dépasse largement celle-ci. Je n’ai pas fait un film sur le chômage. Toujours, quelle incroyable soif de représentation, représentation de soi, représentation de sa communauté…

Sidentifier ne signifie pas faire corps pour autant : ce qui plonge généralement la salle dans la stupeur est l’impossibilité d’une quelconque lecture manichéiste et l’absence de chaîne de causalité claire, l’absence de responsabilité directe à tous les échelons de la hiérarchie, donc une culpabilité globale, un « système » (le mot revient sans cesse dans la salle) malade. D’aucuns citent Hannah Arendt. Beaucoup se scandalisent de voir la complexité déroutante des facteurs du chômage, à la fois économiques, politiques et même culturels, et non de se voir servir des explications qui rendraient celui-ci plus supportable parce que moins mystérieux.

Certains se voient représentés sur grand écran dans leur fonction, et ne le supportent pas. Un cadre bon teint, à l’Espace St-Michel, me demande, perplexe: « Mais ils n’ont pas de contrôle qualité, à Pôle emploi ? » D’autres brandissent immédiatement des coupables (l’Etat, l’économie, le capitalisme, les syndicats, la Chine…), comme on se raccrocherait à la ficelle d’un ballon qui passe alors qu’on patine dans le vide. Des étrangers ou immigrés récents lèvent la main pour dire: « Et encore, de quoi vous plaignez-vous ? En France, tout fonctionne plutôt bien ! » D’autres encore, heureusement, rient. Parmi eux, des employés Pôle emploi – je reviendrai à ce public spécifique plus tard…

A Pointe-à-Pitre, je suis interpellée par un spectateur, propriétaire d’exploitation venu de métropole, qui s’empare du micro pour éructer que le « reportage » confirme ce qu’il avait toujours pensé : Pôle emploi comme les autres institutions publiques du même acabit està démanteler fissa, pétaudière à la gabegie toujours plus coûteuse, d’ailleurs les chiffres sur les mises en relation efficaces ne prouvent-ils pas que Pôle emploi ne sert à rien ? Quant aux chômeurs – qu’il confond avec les bénéficiaires d’allocations sociales en général -, ils n’ont qu’à se bouger tout seuls.…La salle commence par soupirer puis s’agite franchement, une spectatrice se lève pour lui rappeler que le service public de l’emploi continue d’être une mission cruciale, spécialement en période de crise, que le chômage n’a jamais été un choix.…

Dans ces cas-là, il faut reprendre patiemment les chiffres, faire l’archéologie des idées reçues…La fraude aux prestations sociales représente autour de 1% du total des sommes versées (60 milliards de prestations versées en tout), et les indus sont recouvrés à hauteur de 88% dans les trois ans…A contrario, les différentes formes d’évasion et de fraude (TVA, impôt des sociétés, fraudes aux cotisations des employeurs…) s’élèveraient de 60 à 80 milliards d’euros par an… Quant au taux de reclassement des demandeurs d’emploi, il est plus élevé parmi les chômeurs indemnisés (39,8 %) que parmi ceux qui ne touchent rien (34 %). Autrement dit, l’indemnisation n’est pas un frein à la recherche d’emploi, on est loin du mythe du chômeur assisté. D’autres chiffres très parlants [1] permettent de battre les poncifs en brèche, même si l’opinion publique semble quelque peu figée : huit Français sur dix estiment qu’« il y a trop d’assistanat et (que) beaucoup de gens abusent des aides sociales. »

J’ai voulu un film qui n’offre pas exactement de « prise » et encore moins de thèse – en cela, régulièrement, le public a bien souligné que le film n’était pas militant…tout en m’accusant de me défiler. Il aurait fallu que je défende une cause claire (plus encore que je ne propose des solutions). En ces cas, j’évoque la séquence des courriers lus [2], et le générique de fin dont la bande image est composée des visages des agents. Ecoutez ces voix et regardez ces visages ! Un film nest pas un message ! Mais toujours on me place dans ce rôle fantasmé de guérisseuse ou de réformatrice. Cela prend une forme extrême au Ciné104 de Pantin : un des habitués du cinéma m’interpelle – Cest pas tout ça– pour que je me positionne sur le conflit israélo-palestinien.

PENQP - ticket

Un billet d’entrée à une séance de Pôle emploi ne quittez pas et son verso.

Certains soirs, je laisse la salle faire, dialoguer et se confronter, je vois naître des analogies inespérées, auxquelles je n’avais pas du tout pensé…. A Bordeaux, les spectateurs parlent de Jacques Ellul, d’autres du Batteur du Boléro de Patrice Leconte (les tics de Jacques Villeret). A Tremblay-en-France et au Lucernaire, ils évoquent le film Brasil. A Nice et Toulouse, des mains se lèvent pour citer Métropolis, et constater amèrement que les choses n’ont pas beaucoup changé.

Cette pensée obsédante

Il y a aussi des éblouissements, comme cet homme au fond de la salle, je ne sais plus dans quelle ville, qui se présente comme chef d’entreprise, avant de se lancer – Arrêtez-moi si jai tort : « On a parlé de formation, de problème de chômage, de conjoncture économique, d’accord, mais ce que votre film dessine, c’est que du microcosme de l’agence au macrocosme de la politique représenté par la mairie, c’est une humanité qui sinon s’agite dans des activités archaïques ou futiles, en tout cas le fait selon des rituels dont elle ne maîtrise même plus le sens, et une humanité qui est à la fois éminemment responsable et complètement battue, sans que l’on sache jamais pourquoi les choses (et les drames) sont ainsi et pas autrement. C’est un film vraiment kafkaïen, et pas seulement au sens un peu simplificateur d’un film sur l’absurdité de la bureaucratie. C’est un film métaphysique, même si on n’aime pas le mot aujourd’hui, qui laisse aussi sa part au mystère. »

Après cette intervention, alors que le débat avait déjà duré une heure, j’ai demandé à ce que nous puissions nous arrêter là-dessus ; et tout le monde a paru partir en paix. Leos Carax parle assez bien de cette quête: « A chaque sortie de film, j’ai cette pensée obsédante, comme une certitude, qu’il existe quelque part quelqu’un, homme ou femme, je ne sais pas, qui verra bientôt le film et ensuite en éclairera pour moi, magiquement, toute la raison d’être. Je cherche toujours son ombre, comme si j’avais son visage derrière les yeux ou son nom au bout de la langue. Mais ça ne vient pas. »

Des étoiles noires

Revenons au Sirius du Havre : en ce dimanche soir de janvier, la séance est pleine, et ce n’était pas acquis : l’usage veut que le week-end, le Havrais aille « de l’autre côté », Honfleur ou Deauville, et revienne tard le dimanche. Pas de quoi être au cinéma à 20h. Andy, le programmateur, m’explique que Le Havre est la ville la plus difficile du pays (« A preuve, le Gaumont du Havre fait le plus mauvais chiffre de tous les Gaumont de France »). Le débat dure et dure, les liens que tisse le film avec le chômage et la lente reconversion de la ville résonnent très fort. Un spectateur raconte qu’il a été directeur d’une agence d’intérim ici jusqu’à la fermeture des chantiers navals – après, plus de boulot, y compris pour lui. « On employait des ouvriers africains pour manipuler des produits très toxiques, notamment des solvants pour décaper les coques des bateaux. Ils envoyaient de l’argent au village. Tout le monde savait qu’on les condamnait, eux compris. Ils faisaient ça quelques années puis ils rentraient chez eux et y mourraient, les poumons détruits. »

La salle doit fermer.

Il y a toutefois cette main qui se lève dans le fond depuis longtemps, et qui s’est faite insistante. Il ne faut léser personne. Allez, la dernière pour la route.

– Monsieur ?

– Oui, bonsoir, je voulais savoir, est-ce que ce sont bien des acteurs, dans votre film ?

Elysée

La salle de cinéma de l’Elysée. Une question du public revient souvent: « Avez-vous envoyé votre film au gouvernement, aux ministres ? Nous avons envoyé un DVD du film à l’Elysée, mais n’avons pas obtenu de réponse. Voilà une salle de projection où nous ne sommes pas allés mais nous attendons toujours.

[1] Parmi les aides sociales – encore une fois : celles distribuées par Pôle emploi n’en sont pas – on constate un taux particulièrement élevé de non-recours pour les différentes formes du RSA : 50% en moyenne, et jusqu’à 68% pour le RSA activité fin 2011. soit 5,3 milliards d’euros pour le RSA et 4,7 milliards pour les prestations familiales et de logement d’ « économisés ».

[2] Dans cette séquence, j’ai demandé à des agents Pôle emploi de lire des courriers envoyés par les chômeurs suite à un avis de radiation.