Intestin de roi
– par David VasseLa mort de Louis XIV (Albert Serra, 2016).
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Cet article fait partie d’un cycle
Vu au Café des images le 30 octobre 2016.
Nous sommes au début d’Histoire de ma mort, le précédent film d’Albert Serra. Au poète venu lui rendre visite dans son château, Casanova confie que selon lui « la France est en train de tomber ». Joint à la tirade, le geste de verser du vin sur une oie posée au milieu d’autres victuailles s’affiche prophétique. Ironique même à travers le jeu de mot « R-Oie » répété avec délectation. Filmer ce qui décline, sous le coup de la fatigue ou de la dernière heure venue, est un des tours du cinéma de Serra. Sa cocasserie littérale. Tout son mouvement à la fois musard et comme dicté par une insondable attraction spiritiste vise à donner consistance à tout phénomène d’extinction progressive. Le constat d’une France qui tombe dans la bouche du libertin annonce aussi bien un écroulement de régime que l’épuisement des propres forces du personnage (au dernier plan, il sera à terre pour de bon).
Après deux films lumineux tournés en vaste plaine à deux ou trois personnages (Honor de Cavalleria et Le Chant des oiseaux), Histoire de ma mort opérait en lui-même un glissement insidieux du clair à beaucoup plus sombre, conformément à son postulat imaginaire de faire se rencontrer deux grandes figures mythologiques, Casanova et Dracula, au croisement de deux siècles cruciaux dans l’histoire culturelle européenne. A mi parcours, d’Ouest en Est, le film éteignait les Lumières pour le Romantisme noir du XIXème. En laissant peu à peu les ténèbres s’emparer du récit, Albert Serra faisait accéder ce qui jusqu’ici relevait chez lui de l’étape pédestre sur une voie aussi dégagée qu’indéfinie à un niveau de transmutation temporelle et historique autrement vertigineux. Pour changer d’ère, il lui fallait changer d’air et rendre celui-ci sans doute plus suffocant. Et imperceptiblement, on passait des corps allongés aux corps couchés, aux corps qui se reposent à ceux qui sont sur le point de reposer. Du souffle à reprendre au soupir à rendre. Droit, courbé, enfin étendu sur le dos, Casanova, sous nos yeux, était lui aussi en train de tomber.
Filmer ce qui décline, sous le coup de la fatigue ou de la dernière heure venue, est un des tours du cinéma de Serra. Sa cocasserie littérale.
La Mort de Louis XIV découle logiquement de ce troisième film de Serra, la mort dans les deux titres assurant la continuité. Prolongeant en le radicalisant le soir d’une vie illustre, il configure, sous un même éclairage à la bougie, l’alliance énoncée par Casanova du roi et de la nourriture. Cette fois, le R-Oie est déplumé, bientôt vidé comme une volaille. C’est d’emblée la fin de son règne et en tant que personnage de Serra la fin d’un long périple effectué depuis longtemps. Les premières minutes le cueillent le soir au retour d’une promenade dans les jardins de Versailles. Il revient en quelque sorte du grand frais où aimaient flâner les films précédents du Catalan. Mais c’est la promenade de trop. Très vite, le Monarque se plaint d’une douleur à la jambe. Est-ce d’avoir trop cheminé dehors que le corps du Roi d’un coup dit stop, comme s’il payait à lui seul tous les kilomètres parcourus par ses prédécesseurs, Don Quichotte, les Rois Mages, Casanova? Plus besoin de retracer comment il tombe. Il est déjà tombé, ne se relèvera plus. Désormais, plus la peine de sortir, la chambre du souverain aura tout de l’impasse sépulcrale.
Cinéaste concret, presque organique, Albert Serra prend tout au sens propre. Au pied de la lettre comme au pied du lit. Une sorte de Buñuel aristo, passé du picaresque lo-fi à la somptuosité des intérieurs ritualisés jusqu’au morbide. Non sans malice, il associe l’état terminal d’un régime de royauté épris d’absolu à l’état de décomposition d’un roi dont il n’y a plus rien d’autre à faire que de surveiller le régime. Le Soleil n’est plus, reste le Roi ou ce qu’il en reste, de la même manière que Casanova était réduit à la bouffe et à ses excréments. « Cette histoire d’alimentation est une piste à creuser » reconnait ce cher Fagon. Pour Serra aussi. Cette histoire sera celle de son film et le temps arrêté celui nécessaire à la creuser. La fin du Roi approche à mesure que sa faim le quitte, sa bouche peu à peu se fermant jusqu’à ne plus rien laisser entrer.
De l’imitation ravie du halètement de ses chiens au visage pétrifié par l’abandon de ses forces, il n’est pas interdit de suivre le film en observant simplement l’évolution d’une bouche qui, de déglutitions irritées en inerties momifiées des lèvres, murmure à elle seule la trame d’une inexorable déchéance. Il fallait s’y attendre : Albert Serra n’est pas du genre à se prosterner devant les légendes, à reconstituer leur lustre dans le respect d’un mieux disant culturel destiné à satisfaire les historiens. Il n’est pas non plus très prompt à succomber aux facilités démythificatrices. C’est au contraire à ramener la grandeur des modèles à des échelles plus triviales que vise son cinéma. A les débarrasser de leur aura muséale en faveur d’une sensation plus directe de leur pauvre condition ici-bas sans jamais trahir le fondement de leur quête. Qu’on puisse enfin toucher du doigt, des yeux et du nez leur noblesse supposée intouchable est pour lui une option de cinéma bien plus excitante.
Crépusculaire, La Mort de Louis XIV ? Oui à condition là aussi d’ôter à cette expression tout le vernis symbolique un peu hautain pour lui préférer le lent dépôt de nuit qui très vite recouvre les hauts murs du royaume. Tout à l’heure, j’évoquais la façon dont l’atmosphère anthracite des Carpates finissait par dévorer Histoire de ma mort. L’obscurité vampirique y devenait maitresse des lieux. Ici, l’emprise des ténèbres est immédiate, dès le générique au cours duquel on distingue à travers une typographie sur fond noir la végétation des jardins où le Roi se promène. Des trouées d’extérieurs sont d’emblée étouffées par le noir de l’écran. Un peu plus loin, la chaise roulante du Monarque poussée par ses valets glisse derrière un arbre faisant à son tour obstruction aux dernières traces du jour. Même un plan large des alentours verdoyants du château sera immanquablement strié par la grille d’une fenêtre dont les losanges en fer forgé affecteront la majesté du paysage.
Du reste, tout le décor de la chambre royale, composé d’épaisses étoffes et de broderies surchargées, faiblement exposé à la lueur parcimonieuse des bougies, leste la gravité du moment d’une pénombre persistante. Et comme Serra est décidément un homme pour qui l’image est une émanation d’un état de corps, il faut voir la progression de la gangrène dont souffre le Roi comme la plus parfaite attestation de l’irrésistible conquête du noir : une jambe qui se met à pourrir irrémédiablement, comme enduite de suie.
Tandis que Louis agonise, sa Cour ergote sur sa santé, ses causes et ses conséquences. Sentant la fin toute proche, Fagon estime qu’il est temps de relativiser le culte de l’obéissance prôné par le plus dur et le plus long règne de France et que ce n’est plus la question ni la peine de céder aux caprices du moribond. Chacun y va de son raisonnement au cours de scènes assez drôles qui voient s’affronter mezzo voce les rationalistes patentés et les poètes savants un peu illuminés, la connaissance pratique et la connaissance théorique, les bons outils et les élixirs à base de plantes. L’état de santé du Roi devient alors prétexte à élucubrations autour de la grande aventure du cinéma de Serra : celle de la croyance à l’épreuve des humeurs métaboliques.
Il faut voir la progression de la gangrène dont souffre le Roi comme la plus parfaite attestation de l’irrésistible conquête du noir.
Rien de supérieur dans la croyance, rien de ce qui en elle excède les pauvres fonctions du corps humain. Toujours faut-il la vérifier au contact de ce qu’il ingère et rejette, en constatant une nouvelle fois que le résultat de ces opérations organiques ridiculisera cette prétention à les élucider. Qui croire ? Le charlatan Lebrun ? Les médecins de la Faculté de Paris ? Ou au contraire le fidèle Fagon ? Personne au fond car même ce dernier, pourtant intime du souverain, reconnaitra à la fin n’avoir pas cru à cette « histoire de gangrène ». C’est uniquement lors de l’autopsie, avec l’intestin et la rate sous le nez, que tout ce petit cercle de serviteurs en aura le cœur net. Le verdict des organes sera toujours plus fort que les sornettes d’époque. Que la transition annoncée d’un temps à un autre, d’un régime à autre (« Messieurs, nous ferons mieux la prochaine fois », ultime réplique du film) soit également évoquée à travers une histoire de mauvais transit apporte un couvert particulièrement tranchant à la table déjà bien garnie d’Albert Serra.
Je m’aperçois que je n’ai pas parlé de Jean-Pierre Léaud. Mais qu’ajouter aux hommages rendus un peu partout à son génie, en particulier par Jean-Marie Samocki dans son beau texte sur l’acteur récemment publié dans la revue ? Peut-être me contenterais-je de rapporter une scène que l’alitement de Louis/Léaud a fait revenir en moi. C’est dans Baisers volés de François Truffaut. Sitôt après avoir reçu au petit matin le joli pneumatique qu’Antoine Doinel lui avait envoyé, Fabienne Tabard décide de se rendre chez lui dans sa chambre de bonne. Élégante, maquillée, prête à se donner à lui pour la première et dernière fois, elle se met à lui parler des gens qui, d’après elle, sont tous exceptionnels et, en guise de témoignage, raconte comment son père, avant le dernier soupir, avait eu le temps de dire à ses médecins que les gens étaient formidables. « Et puis il est parti » dit-elle. Face à la grande dame, gêné et tout ouïe, Antoine reste au lit, le drap remonté jusqu’au nez. Alité, il le sera encore mais malade dans Les Deux Anglaises et le continent. En le voyant dans La Mort de Louis XIV, une fulgurante condensation mémorielle s’est produite : Doinel sous les draps, associé à travers les âges, au père mourant de Fabienne Tabard, soit le montage en direct de la jeunesse éternelle et de l’adieu au trône. Jean-Pierre Léaud est exceptionnel. Mais heureusement il n’est pas encore parti.