Le Café en revue Le vieillissement de Jean-Pierre Léaud
Carnets

Le vieillissement de Jean-Pierre Léaud

par Jean-Marie Samocki

La mort de Louis XIV (Albert Serra, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Après Ethan Hawke, Harrisson Ford et David Bowie, Jean-Marie Samocki poursuit son travail sur les images du vieillissement à travers la figure de Jean-Pierre Léaud, à l’affiche du nouveau film d’Albert Serra, La mort de Louis XIV.


1. C’est une décision logique, somme toute, de choisir Jean-Pierre Léaud pour incarner Louis XIV agonisant. En Louis XIV, nous retrouvons ce qui a fait le génie et la singularité irréductible de Léaud : l’apparition de l’enfant-roi que François Truffaut a consacré sous les traits d’Antoine Doinel, sa capacité à être sans cesse au cours de sa jeunesse et de sa première maturité du côté de la clarté et de la lumière, une longévité sans égale qui lui a permis non seulement de guider Bonello, Assayas ou Tsaï Ming-Liang dans les labyrinthes de la création moderne, un héritage avec beaucoup d’épigones (Matthieu Amalric, Louis Garrel, Vincent Macaigne, même Melvil Poupaud d’une certaine façon) mais aucun successeur véritable. Serra lui donne ce qu’il n’a pas encore eu : un admirateur insatiable qui scrute avidement ce que le temps a déposé, déformé, démis de son visage. Le cannibalisme du regard de Serra transforme chaque pan du corps de Léaud en témoignage d’un lent pourrissement tout autant qu’il lui donne une mise en scène grandiose. Chaque artifice qui accompagne la désagrégation du corps humain devient une offrande faite à l’histoire de l’art et à l’histoire de la beauté. Distinguer la dévoration et la dévotion devient impossible.

Et s’il fallait au contraire inverser la logique ? Il paraît maintenant très juste, et évident, de penser au dernier Louis XIV pour accompagner Léaud dans sa fin de carrière et pouvoir pour la première fois le filmer intégralement (des pieds à la tête) et constamment (puisque chaque seconde du film lui est dédié). Léaud est maintenant le seul avec Godard à pouvoir représenter la victoire esthétique de la Nouvelle Vague, à incarner la rupture de ton, de pensée et de forme qu’elle a su cristalliser et à dépasser le recueillement et l’abattement. Par son corps sans modèle, dès Les 400 coups évidemment, Léaud a appartenu à l’enfance qu’il a immédiatement transfusée dans les corps immatériel des images du cinéma. Léaud a porté haut des valeurs de contestation, de résistance, d’affirmation, qui ont placé la jeunesse non plus côté d’un temps biologique mais d’un espace éthique d’où il n’a cessé de rayonner.

Louis XIV est devenu le sarcophage magnifique pour montrer ce dont Léaud a toujours été le nom : une majesté gestuelle qui marque chaque plan de l’empire de sa fantaisie.

Nous pouvons voir le corps de Léaud dans deux apparitions de Camille redouble de Noémie Lvovsky : il s’agit d’un Léaud fébrile, asexué, dans un rôle de magicien qui permet à une femme de revivre sa jeunesse, auquel il donnait un corps de sorcière abandonnée. L’hommage était ambigu : le scénario faisait de celui qui avait été Doinel l’intercesseur idéal pour un voyage dans le temps, mais la chair de Léaud montrait finalement, à son corps défendant, l’affaissement réel des peaux, la brutalité d’une transformation physique. Serra, au contraire, fait des tremblements du vieillard, de l’écroulement physique le lieu d’où reconquérir la majesté et l’autorité de l’acteur. Le personnage de Louis XIV est devenu le sarcophage magnifique, le seul possible pour montrer ce dont Léaud a toujours été le nom : un modèle sans égal, une majesté gestuelle qui marque chaque plan de l’empire de sa fantaisie. Serra fait le choix absolument inverse de Lvovsky : non plus la fantaisie, mais l’autorité absolue.

Il va plus loin en retournant ce qui avait été les prérogatives ou les attributs de Léaud dans les années 60 et 70 : il passe de l’invention infinie de l’improvisation, d’une puissance anarchique à l’incarnation d‘une souveraineté cinématographique. Serra contemple encore un trait poétique que Léaud n’a jamais perdu : une contradiction de temps qui n’a jamais quitté l’enregistrement de son image. Il est l’éternelle jeunesse, encore jeune et presque poupin à 46 ans, en 1990, dans J’ai engagé un tueur de Kaurismaki. Serra capte maintenant la mort d’avant la mort, pas exactement les derniers instants, mais le lent travail de la mort jusqu’au moment où le biologique et le verbal ne résistent plus et ne parviennent plus à masquer une mort intérieure inexorable et déjà triomphale. Léaud n’incarne pas un roi qui enfin meurt à la fin du film, mais un roi qui est déjà presque mort et dont on peut plus refouler la future disparition.

Out 1 (Jacques Rivette, 1971) / La Chinoise (Jean-Luc Godard, 1967).

Out 1 (Jacques Rivette, 1971) / La Chinoise (Jean-Luc Godard, 1967).

Non seulement le corps de Léaud a su dans les années 60 montrer l’insolence et les vicissitudes d’une jeunesse immémoriale, mais encore il a accompagné la fiction de l’éternelle jeunesse dans les mutations de ses différents passages. Serra l’a parfaitement compris : Léaud n’est pas que le nom de l’image arrêtée à la fin des 400 coups où s’est fixé le rêve d’un cinéma comme une enfance perpétuelle, la sécession de la réalité au nom de l’émotion d’une image brutalement saisie ; il est aussi ce corps de montage sans cesse écartelé entre le surgissement de l’instant et la mémoire que le spectateur a de lui. Truffaut en a parfaitement conscience à la fin de L’amour en fuite : Léaud finit par ne plus raccorder qu’avec lui-même, à tel point qu’on ne sait plus s’il joue en autarcie ou si au contraire ses propositions de jeu sont des encouragements lancés à ses partenaires, des signaux de phare.

Il correspond à ce battement incessant entre une geste et le cortège des souvenirs vivants qu’on a gardés de lui. Il a très longtemps conservé le même visage, et il a pu jouer alors avec les malentendus que cette ressemblance créait, parfois amenant son jeu sur le territoire des Doinel, le plus souvent l’en détachant en recherchant la combustion, une frénésie inquiétante : c’est l’apparition dans Week-end, le masque de l’inaliénable et de la fureur bourgeoise dans Porcherie, une course éperdue pour se délier de soi, se séparer presque de son corps et de sa pensée dans Le Départ. Il allie de façon étrange les vitesses du rêve ou du somnambulisme à des états de vide, d’enfermement en soi-même.

C’est pourquoi nous avons passé notre jeunesse à le voir grandir, à grandir avec lui (quel que soit notre âge ou quelle que soit notre génération, finalement) et nous ne l’avons pas bien vu vieillir. Avec les films de Truffaut, nous avons vu comment un jeu s’est inventé, s’est trouvé puis s’est déplacé et modulé en fonctions de différents personnages qu’il a dû incarner (dans La Nuit américaine et dans Les Deux anglaises et le continent), avec Godard, nous avons pu voir sa violence et sa radicalité, avec Eustache nous le voyons s’appauvrir, se quitter, s’épuiser et se blesser. Nous avons été sensibles à ses modulations, ses inventions, ses changements de voix ou de jeu mais enfin nous ne l’avons pas vu vieillir. Notre accompagnement ou notre amitié, plus que notre admiration, l’a soustrait au temps.

Peut-être pour une raison simple : le vieillissement de son corps ne s’est pas fixé sur une image-seuil. Il existe comme un gouffre entre deux rives. Ce que le cinéma a inventé par son vieillissement n’est pas seulement une continuité folle, généreuse, dont l’inquiétude a longtemps été contenue et masquée (cela a été l’apport décisif de Truffaut) ; pour filmer ce qu’il était après ses quarante ans (alors qu’il en paraissait encore trente), il a fallu inventer une discontinuité radicale, un point d’obscurcissement et son éclaircissement tardif, inespéré. Il a fallu faire en sorte que ce soit lui qui disparaisse et notre regard qui paraisse permanent, fixe ; qu’il ne soit plus l’acteur qui grandit et nous le spectateur, mais un maître en position de savoir et nous l’être de passage.

La Maman et la putain (Jean Eustache, 1973) / Rue Fontaine (Philippe Garrel, 1984).

La Maman et la putain (Jean Eustache, 1973) / Rue Fontaine (Philippe Garrel, 1984).

2. Le point de non-retour a lieu alors devant la caméra de Philippe Garrel. Il s’agit moins d’un point que d’un espace, celui qui éloigne Rue Fontaine en 1984 de La Naissance de l’amour en 1993. Dans Rue Fontaine, en dix-sept minutes, Garrel reprend tous les Léaud, ceux de Godard, Truffaut, Eustache, mais aussi de Pasolini, Bertolucci ou même celui qu’il avait déjà filmé en 1968 dans La Concentration : il le fait soliloquer, puis lui donne à jouer tous les états d’un amour décisif : la violence, la solitude, l’abandon, la pulsion de vie dans son ultime sursaut et peu à peu, il lui donne moins à faire, enténèbre le plan, efface la silhouette de l’acteur. Le plan est appauvri, spiritualisé. Les soubresauts des étreintes atteignent une puissance mélancolique aussi bien que métaphysique. Garrel part de cette épopée du sentiment amoureux que Léaud a construite avec Truffaut et Eustache et invente la poésie d’un engloutissement, comme le destin actuel de ses décrochages, de ses inventions de geste. Lorsqu’il le reprend presque dix ans plus tard, c’est comme s’il n’avait rien joué entre-temps, ni Détective et Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, ni deux films avec Kaurismaki, ni un avec Catherine Breillat ou un autre avec Olivier Assayas. Face à Lou Castel, il n’est pas totémisé, il instaure une intermittence magistrale, une forme d’accompagnement qui ne peut durer qu’un temps. Il paraît sans cesse sur le départ, arpentant le cadre pour fausser compagnie à la caméra. Il n’est plus le centre, mais un satellite.

Une séquence en détient le modèle : un très long monologue que Garrel coupe régulièrement en montrant le regard las et gentiment amusé de Lou Castel. Léaud s’emballe, et sa parole mêle l’introspection autobiographique à un délire abstrait. Plus il parle, plus la lucidité qu’il arbore paraît être un paravent de plus, un accessoire de jeu. Il n’arrive pas à rester en place dans le plan, et donne souvent l’impression de piéger la caméra. Il déambule comme un roi prostré et soudain s’appuie contre le mur comme un prisonnier qui fait du sport pour passer le temps. Il ne regarde pas celui qui parle, mais même quand il produit un geste, il est absorbé dans sa parole et son corps s’émancipe de ce qu’il a à dire. La mise en scène de la pensée et la maîtrise de la gestuelle ne se rejoignent pas.

« L’obsession… Le travail, c’est l’obsession pleinement assumée et inlassablement exercée… L’obsession assumée et exercée, c’est-à-dire le travail, c’est ce qui différencie les grands des autres, là où s’arrêtent les petits et commencent les grands. Le reste est une question de temps. Comme j’ai suffisamment perdu de temps comme ça, je m’y mets de ce pas, je commence à travailler. Sur quoi ? C’est une bonne question, pas aussi importante qu’elle en a l’air… »

Ce jeu sur un burlesque ralenti, décalé, déplacé est constant chez lui. Il n’est pas nouveau, bien sûr, mais les cinéastes des années 90 ont cherché à le ralentir encore, le rendant plus maniéré, plus touchant aussi. Les deux films dirigés par Tsaï Ming-Liang sont émouvants à cet égard, car Jean-Pierre Léaud y apparaît comme l’impossible conciliation de deux images qui, comme dans Et là-bas quelle heure est-il ?, dressent un arc d’affliction et de deuil. La première image correspond à la scène du rotor des 400 coups, aperçue à la télévision, à laquelle s’oppose dans la seconde moitié du film le véritable Jean-Pierre Léaud assis sur un banc du Père-Lachaise. « Appelez-moi Jean-Pierre… », dit-il à la Taïwanaise égarée. L’un n’est pas plus réel que l’autre. Entre ces deux images, les personnages n’auront eu de cesse de remonter les horloges, de s’enfuir, de s’enliser dans des rituels personnels pour conjurer l’insupportable disparition du Père. L’arc rapproche deux images : celle d’un tournoiement infini contre celle d’un figement dans le présent, d’un ralentissement séduisant et hypnotique des gestes. Le corps de Léaud est un point d’aimantation temporaire. Il est à la fois le centre et son effacement, une amitié et un désespoir. Les chorégraphies de Visage ont d’ailleurs pour seul sujet le déplacement impérieux de Léaud. Il erre au milieu de glaces de telle sorte qu’il est difficile de comprendre quand il est dans le champ et quand il en est sorti. Ce n’est pas seulement sa spectralité que Tsaï recherche, c’est surtout ce paradoxe qui le pousse à habiter seul l’espace et à se décentrer perpétuellement, à quitter son orbite.

Léaud est celui qui a traversé la modernité et que la modernité a traversé également.

Dans Visage, Léaud joue un emploi qui lui est souvent associé dans cette partie de sa vie : celui d’un cinéaste. C’est une façon de montrer son autorité historique : il est celui qui cherche et se place toujours du côté de l’art et de la beauté. Il est celui qui a traversé la modernité et que la modernité a traversé également. A chaque fois, dans Visage, mais aussi dans ces deux films jumeaux que sont Le Pornographe de Bertrand Bonello et Irma Vep d’Olivier Assayas, il invente chez des cinéastes plus jeunes que lui un corps royal mais marginal.

Le corps de Léaud est le même dans ces deux films : le ventre alourdi, mais la démarche encore féline, tout en glissements et en modifications brusques de trajectoires ; le cheveu plus long, un peu sale, faussement négligé ; le regard faussement assoupi, capable de devenir immédiatement intensément scrutateur. Chez Bonello, le personnage du pornographe est absolument admiré, comme un croyant quêtant dans la nuit la lumière de la beauté : c’est un personnage déchu, un Rimbaud qui aurait duré. Le cinéaste cultive chez Léaud une forme de pureté, de croyance inaltérable qui transcende les passages du temps. Il le filme constamment en train de penser, assis ou pendant qu’il marche. Les paroles sont parfois énigmatiques, souvent proférées d’une voix très basse, pour créer la confidence, la nudité. La pornographie est aussi une métaphore pour parler d’un art déconsidéré qu’on ne peut défendre qu’en donnant de sa chair, et Léaud est précisément le passeur entre la trivialité et l’absolu. Cela tient à une singularité exceptionnelle de son jeu : moins son intensité que la capacité à faire corps totalement avec le personnage au moment où il parle. Léaud ne commente jamais ce qu’il dit et ses gestes imprévisibles sont une façon d’assouplir le texte comme de le rendre plus violent. Il repousse le moment où le spectateur pourrait comprendre à quoi il est en train de penser. Plus le ton est désaffecté, plus il recherche le point tragique d’un personnage, une déchirure que ses gestes voudront encore davantage dénuder. Le film d’Assayas va vers le même but que celui de Bonello, mais avec plus de légèreté, et parfois de dérision. Dans les deux cas, quelque chose se retourne contre lui : dans Le Pornographe, la quête de beauté, la recherche d’un absolu jusque dans les gestes les plus triviaux écrase chaque plan et oblige chaque détail à devenir la révélation mystique d’une sublimation. Cela permet à Léaud de donner de la gravité à chacun de ses silences, mais l’ensemble du film lui donne une position de martyr là où son jeu cherche l’échappée, la déchirure, une spiritualité enfouie, mais pas la sanctification. Dans Irma Vep, il ne joue que son éviction, sa marginalité, son écart.

Le Pornographe (Bertrand Bonello, 2001).

Le Pornographe (Bertrand Bonello, 2001).

Aussi, dans cette décennie, son plus beau film d’acteur est peut-être Pour rire ! de Lucas Belvaux. Il y développe cette qualité que Kaurismaki dévoile joliment par cette formule : « Il faudrait cinq John Wayne et trois Robert Ryan pour faire un Jean-Pierre ». Là où Bonello et Assayas voient la beauté foudroyée de la modernité, Belvaux, comme Kaurismaki, regarde un maître de la concentration et du travail, une densité qui n’existe que dans le cinéma américain classique, celle de Montgomery Clift ou de Robert Mitchum. Pour rire !, derrière les oripeaux d’un théâtre de l’adultère, donne la possibilité de montrer l’acteur au travail, de mettre au centre du plan la méthode de Léaud. Les plans nous le dévoilant pendant une séance d’arts martiaux sont essentiels : il s’agit ici de la concentration avant la prise de rôle, d’une énergie intérieure qu’il ressaisit, resserrant son corps, le comprimant, avant de montrer à la caméra comment le libérer, dans une très grande intelligence de l’instant.

Un plan avec ce Léaud vieilli a souvent trois moments : celui de l’hyperintériorisation lorsque le regard assombri se fixe sur le partenaire, celui du glissement où il joue avec la caméra et la prend à contre-pied en devenant finalement son propre cinéaste et celui de la modulation par la voix, le sourcil ou la main droite où il s’agit de capturer le regard du spectateur et de devenir maître du jeu. Tous les accès burlesques de Pour rire ! sont aussi des dévoilements, des moments de destruction et de déstabilisation. Il n’est pas étonnant que chez Assayas et Bonello, les cinéastes qu’il joue ne puissent pas finir leur film, puisque Léaud finalement défait la séquence quand il joue. Il la déplace, la désarçonne et elle se conclut sur le vide. Cela convient très bien à Assayas car cela lui permet d’opposer l’Histoire du cinéma que monumentalise Léaud à l’imperfection précieuse du présent, à son urgence ; Bonello transforme cette suspension en geste sacré ; Belvaux choisit de la conserver alors que le récit ne le permet pas forcément. Léaud joue le mari trompé et le meilleur ami de l’amant et à chaque fois, son jeu lui donne l’air de se démultiplier tellement il paraît oublier la scène et chercher l’émotion sans se soucier du double jeu. Léaud s’ouvre alors à la rage, qui devient tout autant un absolu de la fidélité comme un geste suprême de mise en scène.

La Mort de Louis XIV ressemble à un bréviaire composé de tout ce que ne fait jamais Léaud.

3. Autour de la décomposition du corps du Roi, Serra recompose et transforme le jeu de Léaud. La notion même de jeu n’est sans doute plus exactement probante. Il alterne des plans où Léaud paraît écrasé, combattu, démis par les artifices (maquillages, accessoires, costumes) avec des gestes extrêmement précis, comme miniaturisés. Il ne s’agit pas de détruire l’acteur, mais d’abord de le contraindre, de casser tous les espaces qu’il arrivait à s’offrir en l’obligeant à se trouver dans des attitudes exactement opposées à celles qu’il a l’habitude de prendre. La Mort de Louis XIV ressemble alors à un bréviaire composé de tout ce que ne fait jamais Léaud. Ce n’est pas seulement un moyen pour surprendre et se réinventer, c’est aussi une recherche d’épuisement, de lutte, de dénuement. Davantage qu’une agonie naturaliste, Serra orchestre le combat étrange entre un corps et un dispositif dont la beauté artistique est tout autant le moteur que l’alibi. Le personnage de Fagon est essentiel : son but n’est pas de soigner le Roi, ni même de le maintenir en vie, mais de maintenir indéfini le surgissement de la mort. Tout le film déroule une chorégraphie presque immobile dont le centre est un instant qui sera insituable. La mort n’est plus un franchissement, mais une lente traversée statique. Le jeu de l’acteur, ainsi que son indécision entre l’artifice et le dévoilement, entre la volonté libre et l’incarcération, recomposent la mort qui surgit dans le plan à travers un rite qui soumet l’acteur. Le plus simple est de comprendre ce que Serra combat dans le jeu de Léaud pour contempler ce qu’il arrive à produire.

De la verticalité à l’horizontalité. Le jeu de Léaud a besoin d’un mouvement irrépressible. Serra convertit ses déambulations, ses épuisements effrénés de l’espace par des micro-surgissements d’un geste, d’un mouvement de la main ou du sourcil. L’horizontalité est souvent chez Léaud le signe du tombeau (comme le dernier plan du Pornographe, où il est allongé ; comme les plans d’Irma Vep, lorsqu’il est enfoncé dans les canapés). Ici, la réclusion est une façon de convertir le tic en inventivité. La force de Serra est de ne pas chercher à masquer l’état actuel de Léaud, mais d’en organiser le mouvement inverse. De même que nous voyons le vieillard percer sous une défroque de roi, nous voyons également la royauté d’un jeu que les tremblements du visage ne compromettent pas. Car, ce qui résiste, c’est le regard de Léaud, parfois transformé en un dessin de pli, comme s’il avait perdu ses yeux, parfois tenace et effrayant, les yeux retrouvés, plus scrutateurs qu’ils n’ont jamais été. La main a souvent servi de balancier, de diapason. Maintenant, ce sont la poitrine, et les yeux. L’horizontal devient un espace étrange, presque fantastique, où les parties du corps se mettent à vivre séparément d’une vie propre, sans qu’ils paraissent appartenir au même organisme. C’est le comble du jeu si délié de Léaud.

De la parole introspective au gargouillement. Nous n’entendons pas toujours ce qu’il dit. Le vieillissement n’apparaît pas comme une contrainte, mais au contrainte comme une clarification du jeu de Léaud et de son rapport au langage. Il se raccroche au ton impérieux du commandement. Sa qualité est plutôt de faire durer intensément les silences, sans que l’on sache s’il pense, si le roi est mort, s’il y a encore quelque chose à dire ou à désirer. Lorsque la phrase surgit, le ton n’a plus rien de psychologique ou d’explicatif. La parole est déclamée comme si elle seule le rattachait à la vie. A ce moment, il ne joue pas le roi ou l’autorité, ni même la fin ou la mort. Il n’essaie même pas de crier. Le verbe concentre une rage contenue qui rassemble toute l’énergie du corps et du mouvement.

Du regard vif au regard long. La distribution des temps de parole se fait par le sourcil. Léaud a toujours aimé faire comme s’il était le cinéaste, s’arrogeant la véritable organisation du rythme, un peu comme un pianiste dirigeant depuis le piano. Ici, c’est plus compliqué car chaque mouvement doit chercher à devenir un événement figuratif : Serra est le premier cinéaste depuis les années 90 à penser le rapport entre Léaud et les composantes du cadre, à ne pas du tout se laisse emporter par lui. Chaque tressaillement agit comme une émeute de détails au sein d’une surface picturale vouée à l’immobilité et à la fixité. La mise en place des lumières est ainsi importante car elle met en relief le gonflement de la lèvre supérieure ou le soufflement des joues. Lorsque le roi vit, c’est le sourcil droit qui fait office de main droite et qui règle la prise de parole des partenaires. Le cœur du film, sa scène la plus importante, est certainement le regard-caméra qui saisit le spectateur au plus vif : Léaud ne parle plus, les mâchoires sont absolument serrées, et les yeux s’ouvrent, s’agrandissent comme dans un regard d‘épouvante. Serra cherche à ce qu’on métaphorise ce regard. Le roi n’a personne à regarder, mais il ne regarde pas le spectateur. Il semble regarder par-delà. C’est peut-être, paradoxalement, ce plan qui signe la mort du roi. Les plans d’après montrent des personnages qui essaient d’interpréter des signes biologiques, mais Serra fait de ce regard-caméra un instrument d’excavation, où le corps pétrifié et blanchi de l‘acteur sert de récipient d’où fuit un regard traversé par le temps et les morts. Il défie tout testament. Aucun legs. C’est peut-être même la raison d’être du film : offrir à un acteur la possibilité ou le rêve de regarder ses morts et de les rejoindre en se séparant du seul regard qui lui restait.

De la disparition à l’enracinement. Le corps de Léaud est très souple, c’est un corps de danseur, mais qui a besoin d’un centre de gravité, d’un élément sur quoi s’appuyer, d’un objet pour l’équilibrer. La force de sa prestation n’est pas de ne rien faire, bien au contraire, il paraît sans cesse actif mais entièrement mou, élastique, dissous. Les jambes ressemblent à des prothèses, les yeux à des billes, chaque partie du corps est éloignée de l’autre. Léaud arrive à ne rien retenir. Le dérèglement ne provient pas de ses gestes mais des infimes décalages de son corps d’un plan à l’autre. Chaque mouvement précipite la mort du roi. Cela est dû aussi à la façon dont le lit est employé : les couvertures détachent le corps, et ne l’unifient jamais.

– Du biologique à l’artifice. Un objet extraordinaire illumine pourtant tous les plans et influe sur le jeu de Léaud : il s’agit de cette perruque gigantesque qui modifie la taille de son corps, déplace son centre de gravité et embellit son visage d’un poudroiement de lumière, d’une arborescence végétale qui glorifie le visage royal. Elle s’organise parfaitement avec les autres textures du film : le doré, le velours, les durcissements des peaux. Elle tranche avec le geste de la momification comme avec celui de la muséification. Alors que le vieillissement extrême se montre par les rides, le creusement du visage, ici le visage tendu, plâtré, verticalisé, devient presque végétal, comme la racine d’un arbre dont la perruque serait l’excroissance admirable. Elle l’enveloppe, l’agrandit, l’anoblit et le fait basculer d’un mythe à un autre. Ce n’est plus celui de l’invention de la jeunesse ; c’est celui d’un mourir qui ne s’achève pas.

Remerciements à Maud Wyler.

La mort de Louis XIV.

La mort de Louis XIV.