Mineur et majeur
– par Raphaël NieuwjaerCe dont mon cœur a besoin (Chantal Richard, 2016).
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Un vendredi par mois, sur les écrans du Café des Images ou du cinéma Lux, vous pouvez découvrir un documentaire produit grâce au soutien de la région Basse-Normandie. Chacune de ces projections est suivie d’une rencontre. Ce vendredi 2 décembre, à 20h30, le Café a le plaisir d’accueillir la cinéaste Chantal Richard pour son nouveau film, Ce dont mon cœur a besoin.
Il pourrait y avoir deux films dans Ce dont mon cœur a besoin. L’un, majeur, raconterait une histoire par trop connue, celle d’une jeunesse africaine en quête d’Europe ou d’Amérique, désertant un continent qui ne semble plus rien lui promettre. L’autre, mineur, saisirait quelques-unes des mille manières par lesquelles, tiraillées entre l’attente et le désir, des vies s’inventent malgré tout là, à Agnam Liboudé, ce petit village du Sénégal que Chantal Richard avait déjà filmé il y a dix ans pour un long-métrage de fiction, Lili et le baobab.
Loin de s’opposer, cependant, le majeur et le mineur s’enlacent plus souvent qu’à leur tour. C’est qu’entre les deux, un instrument s’est glissé, une fenêtre s’est ouverte. Le téléphone portable est devenu sur le continent un objet plus qu’ordinaire – 97 % des habitants en possèderont un dès 2017 -, tandis que la connexion à Internet se développe également à grande vitesse. Aussi Ibrahima, Djiby et Abou passent-ils leur temps à pianoter des SMS, faire des selfies ou scruter des profils Facebook.
Rien là que de très banal, sans doute. Il ne faudrait pourtant pas le regretter, ou pas directement – ce serait considérer en effet que l’Afrique est condamnée à incarner une forme d’altérité spécifique dont le trait le plus saillant aura toujours été, pour les Européens, une supposée arriération technologique. De cette réalité, il n’y a au fond qu’un constat à tirer : nos représentations changent moins rapidement que le monde. Reste à considérer les usages – ce à quoi la cinéaste se montre particulièrement attentive.
Internet vient à la fois court-circuiter les modes de la sociabilité villageoise et projeter au loin les espoirs et les frustrations.
Internet vient à la fois court-circuiter les modes de la sociabilité villageoise et projeter au loin les espoirs et les frustrations. Aux filles que l’on ne croise que lors des mariages se substituent une foule toute prête à répondre positivement à une demande d’amitié. Des conversations alors s’engagent, où se mêlent badinages en espagnol et élans poétiques. Rimbaud, Verlaine ou Baudelaire se trouvent ainsi convoqués, tandis que des inconnus deviennent familiers. Chantal Richard filme avec beaucoup d’affection ces effluves d’imaginaire dans lesquels baignent les adolescents, toujours attentive qu’elle est à saisir la vibration d’un poème ou d’une parole.
Mais la communication instantanée peut aussi se révéler un trompe-l’œil. En abolissant les distances, elle semble symboliquement effacer le voyage et ses périls. En ce sens, Ce dont mon cœur a besoin peut être envisagé comme le contre-champ des nombreux films qui, depuis l’Europe, s’attachent à montrer comment les migrants butent contre des frontières toujours plus mortifères – pensons par exemple à Fuocoammare, de Gianfranco Rosi, ou à La Mécanique des flux, de Nathalie Loubeyre. Les garçons considèrent encore leur rêve avec candeur, loin de s’imaginer ce qui pourrait leur en coûter – il faut ainsi les voir s’adresser à une mystérieuse canadienne à la photo de profil bien trop avenante pour être honnête.
Si Internet et le portable peuvent accroître le sentiment de n’avoir aucun avenir à l’endroit de sa naissance, ce sont aussi des instruments qui, de fait, créent des occasions de partages concrets. Le désir d’une autre vie se formule encore en commun. C’est cependant d’autres instants, proprement mineurs et comme fleuris le long du chemin, qui retiennent le plus. Notamment cette danse, improvisée sous la pluie par un jeune garçon. Ou encore cette visite chez le tailleur, qui a garni une chemise KFC de fanfreluches colorées. Ainsi va la vie – portée par quelque grand dessein, elle n’est pourtant jamais qu’un élan et un bricolage.