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Paterson, de Jim Jarmusch (2017) – 118′
Le titre du dernier Jim Jarmusch est lourd de connotations qu’on aurait tort de se retenir d’analyser : c’est un film sur l’écriture, l’ambivalence et la force évocatoire des mots, que l’on voit parfois s’inscrire à même l’écran. Se nomme donc « père-fils » l’œuvre consacrée à Paterson et Laura, jeune couple sans enfants ni parents, mais où la jeune femme rêve de jumeaux et s’exclame, voyant que son bouledogue anglais adoré squatte la chaise de son petit-ami : « Who’s sitting on daddy’s chair ? »
Partant de là, pas besoin de chercher très loin ce que fait Marvin, le chien, dans Paterson, en contre-champ dans toutes les scènes de conversation conjugale : l’enfant. Avec ce que cela implique de bêtises (il déchire le carnet à poèmes de son « daddy ») et d’incongruités (« il faut le mettre au garage », conclut aussitôt Laura). Incongruités tenant à son statut d’enfant à la fois adopté (voire acheté très cher, comme cela est suggéré) et non-humain.
Marvin, le pseudo-fils, est joué par une chienne, Nellie. Le fait que le film s’appelle Paterson et non Paterdaughter explique peut-être le changement de sexe de Nellie ; d’autant qu’il importe dans le scénario que l’animal, adoré par Laura, se pose en rival (fatalement masculin) de Paterson – il aboie systématiquement lorsqu’il le voit embrasser Laura, par exemple, comme pour les interrompre. Dès la première scène du chien, le malaise avec Paterson est palpable : on a l’impression que ces deux-là ne s’adressent pas la parole non parce qu’ils ne sont pas de la même espèce, mais parce qu’ils se font la gueule.
Révisant rapidement l’actualité cannoise de Paterson, on découvre alors in extremis, le temps des bandes-annonces, que Nellie a reçu la « Palme Dog », récompensant la meilleure prestation canine de la compétition cannoise (récompense spéciste s’il en est, excluant de fait toutes les prestations d’autres espèces – mentionnons cela dit la « Palme Cat », remise par le site Accréds). On apprend également que Nellie est morte peu après le tournage, pour découvrir, à la fin du générique, que le film lui est dédié, ce qui est excessivement touchant et tend à ajouter à Paterson, adressé à quelqu’un qui ne peut pas le comprendre, la touche de poésie maudite qui lui manquait.
Bref, les bandes-annonces sont passées, le générique d’ouverture se déroule, première incongruité : Nellie en est absente – seul le noms des humains défilent, Adam Driver, Golshifteh Farahani, jusqu’aux plus obscurs individus qu’on ne verra pas plus de deux scènes en tout et dont on n’avait de toute façon jamais entendu parler. Mais Nellie est ignorée. Preuve que cela n’a rien à voir avec son espèce, au générique de fin son nom apparaît à la troisième ligne, juste après Adam Driver et Golshifteh Farahani. Qu’est-ce qui fait que le nom de Nellie ne pouvait apparaître au début, mais seulement à la fin ?
Il n’est pas impossible que Paterson soit l’histoire d’une réconciliation entre le père Paterson et le fils adoptif qu’est Marvin, le chien.
Hypothèse : il n’est pas impossible que le film soit l’histoire d’une réconciliation entre le père Paterson et le fils adoptif Marvin ; qu’il s’agisse de l’histoire d’un abcès gonflant et se perçant. Marvin n’apparaît en effet que dans deux types de scènes, qui ne respirent pas la joie de vivre : à la maison, il occupe un fauteuil qu’il s’empresse de rejoindre sitôt son maître revenu du travail, comme s’il tenait à défendre son territoire, ou peut-être à assurer le show quand il sait qu’on va le regarder. Car c’est un chien facilement oublié, et ce, pas seulement au générique.
Chaque soir, Paterson, chauffeur de bus, est censé sortir Marvin. L’énergie du bouledogue est telle qu’après avoir passé sa journée à conduire, c’est Paterson qui se retrouve conduit, par Marvin qui lui impose ses directions. Cela pourrait être amusant, mais plusieurs répliques du film tendent à connoter la présence d’une laisse de façon négative : le rappeur de la laverie fait remarquer à Marvin qu’il traîne un boulet, Paterson s’oppose au fait d’avoir un portable, parce que « ce serait comme une laisse », le patron de la compagnie de bus explique qu’il traîne lui aussi son fardeau (un chat diabétique, une fille violoniste)… Comme tout le monde, Marvin porte sa croix. Chaque soir, il se fait attacher, seul, à l’extérieur du bar où Paterson entre boire sa pinte. Et chaque soir, la journée coupe avant qu’on ne l’ait vu se faire détacher.
Marvin finit ainsi ses journées laissé à l’extérieur du bar, comme il restait à l’extérieur du générique d’ouverture et semble exclu du champ des conversations conjugales – exclu jusqu’aux photos sur la table de chevet, où il apparaît seul dans un petit cadre à part. En réduisant en charpie les vers du poète, il ne fait que lui rappeler son existence, signifiant par là que le poète, pas plus que l’homme, ne saurait rester seul au monde.
« Would you rather be a fish ? », récite finalement Paterson, révélant soudain ses fantasmes d’existence non-humaine. Le vers est tiré d’un poème intitulé « la ligne ». Poisson ou humain, la ligne comme la laisse nous relient aux autres autant qu’elles nous pèsent ou nous tuent ; pourtant – telle est la leçon de Nellie, paix à son âme – c’est une ligne dont on ne peut pas se passer.