Présentation

Affublé d’une tenue sadomasochiste, Antoine réalise la casse d’une bijouterie avec l’aide d’Yvonne qui lui révèle sa véritable identité. À partir du canevas narratif d’une scène de braquage, la séquence opère un détournement des conventions du genre au sein d’une mise en scène jouant sur des effets de distanciation réflexive.

Pistes d’analyse

– le registre loufoque : motifs grotesques
– le registre dramatique : la révélation d’Yvonne
– les effets de distanciation




Un braquage loufoque

La séquence met en place un détournement loufoque des motifs de la scène de braquage : des cambrioleurs masqués investissent brutalement une bijouterie sous la surveillance des caméras pour s’emparer des bijoux avant l’arrivée imminente de la police. La scène multiplie en effet les motifs grotesques l’inscrivant dans une logique de comédie :
– Le masque des cambrioleurs est remplacé par une tenue sadomasochiste qui suscite l’étonnement des clients comme des surveillants de la banque,
– La déformation de la voix donne lieu à des malentendus comiques avec les clients, qui pensent être confrontés à une attaque de Daech.
– le rythme entraînant de la chanson Surfing Bird des Cramps en son off contribue au dynamisme clipesque du cambriolage entre destruction des vitrines et course drolatique des policiers entravés par les barrières de sécurité.
– L’utilisation insolite d’un godemichet géant pour détruire la vitrine et assommer le surveillant constitue une allusion bouffonne au cambriolage raté du film Orange Mécanique.
Visages étonnés, répliques à contretemps et rythme échevelé inscrivent ainsi la première partie de la séquence dans un registre de comédie décalée, contredisant l’efficacité professionnelle qui caractérise la scène de braquage dans sa forme classique.

Ressource : séquence du cambriolage dans Orange Mécanique (Kubrick, 1972)




Une révélation dramatique

La seconde partie de la séquence s’inscrit dans une logique dramatique par la révélation de l’identité d’Yvonne construite en trois temps : la confrontation avec Antoine, l’aveu d’Yvonne puis les adieux entre les deux personnages. Le dialogue est scandé par une succession de champs-contrechamps dont les variations de cadre accompagnent l’évolution de la scène :
– Le moment de la confrontation privilégie les champs contrechamps frontaux en plans rapprochés, construisant deux espaces opposés. La faible profondeur de champ isole les personnages et crée un effet de flou sur l’arme brandie par Yvonne, dont la menace est déréalisée au profit de la charge affective portée par sa parole.
– Le moment de l’aveu, ponctué par l’ouverture du masque et le retour de la voix normale d’Yvonne, inscrit les deux personnages en amorce des images en soutien au dialogue. Les cadrages alternent plans rapprochés et gros plans, épousant ainsi les variations de tonalité d’un échange qui entremêle les émotions contradictoires des personnages, jusqu’au climax du dévoilement du visage d’Yvonne en regard-caméra. Ces plans plus serrés dynamisent la position du spectateur, au plus proche de l’action et des visages dont les émotions émergent derrière les masques.
– Le moment des adieux est filmé en deux temps : un plan moyen sur le miroir de la bijouterie surcadre chacun des personnages face à la porte vitrée pour souligner leur séparation imminente, puis leur dernier échange est filmé en gros plans soulignant l’épaisseur affective, entre tendresse et désir, construite par les deux personnages au cours du récit.




Jeux de distanciation : la mise en scène du spectateur

La séquence est ponctuée par les réactions de trois agents de sécurité, à la fois médusés et fascinés par ce braquage insolite qui s’affiche sur leur écran de vidéosurveillance. Leurs interventions constituent un contrepoint ludique à l’action, mise à distance comme un spectacle. Le dispositif les définit comme des doubles des spectateurs du film, dont les gros plans manifestent les réactions variées : de l’étonnement incrédule (une » performance » commandée par la mairie de gauche), à l’intense implication émotionnelle (les larmes d’un surveillant). De manière ironique, le gag des crackers oppose deux attitudes spectatorielles : celle du consommateur hédoniste et celle du spectateur fasciné qui s’alarme de l’entorse aux codes cinématographiques (« Mais, ils s’embrassent pas ?! »). La fin de la séquence suggère la fusion entre les surveillants et le spectateur du film, interpellés conjointement par le regard caméra d’Yvonne s’affichant sur l’écran de monitoring à l’issue d’un raccord dans l’axe, dans un vertigineux effet d’entremêlement du vrai et du faux. Cette dimension métafictionnelle, insérant au sein du film une réflexion sur la réception du spectateur, s’inscrit dans une une esthétique revendiquant conjointement l’émotion et l’artifice : « C’était faux, mais c’était bon ! ».